Société

Avortement : un pas en avant, deux pas en arrière ?

Cette bataille ne finira-t-elle donc jamais ? Tandis que certains pays décriminalisent l’avortement, d’autres font tout pour en compliquer l’accès ou carrément l’interdire. Et les reculs, en ce moment, sont aussi, sinon plus nombreux que les avancées.

QUÉBEC
Une société distincte

Les Québécoises mieux traitées

Le Québec compte environ 50 cliniques d’avortement, soit plus du tiers des cliniques du pays. Pour y obtenir une interruption volontaire de grossesse (IVG), les femmes ont le choix : hôpitaux, CLSC, centres de santé des femmes et cliniques privées. L’intervention est gratuite : on sort sa carte d’assurance maladie plutôt que sa carte de crédit.

jeunes femmes

Photo : iStock.com

14 ans

C’est l’âge, au Québec, où il est possible pour une adolescente d’obtenir un avortement sans l’accord de ses parents.

Dr Henry Morgentaler

Photo : Canadian Press/Pierre Obendrauf

20 000

C’est le nombre approximatif d’avortements pratiqués chaque année au Québec. Les femmes y ont eu recours en masse après sa décriminalisation, en 1988 – soit 20 ans après l’ouverture de la première clinique d’avortement du pays, celle du Dr Henry Morgentaler, à Montréal. Ce nombre a atteint un sommet au début des années 2000, et décline depuis. Il s’en fait aujourd’hui 25 % de moins qu’il y a 20 ans. La raison ? Il y a moins de grossesses non désirées.

Et les avortements tardifs ?

Avant la pandémie de COVID-19, les Québécoises qui devaient avorter au-delà de 23 semaines de grossesse – souvent pour des raisons médicales – étaient envoyées dans des cliniques aux États-Unis, mieux équipées pour ces interventions délicates. La Régie de l’assurance maladie du Québec couvrait les frais. Mais la fermeture des frontières a changé la donne : ces IVG sont maintenant faites au Québec.

CANADA
Des inégalités d’est en ouest

Accès inégal

Dans l’Ouest canadien, il est beaucoup plus facile de trouver un puits de pétrole qu’une clinique d’avortement. L’Alberta n’en compte que trois, pour une population de 4,5 millions de personnes. L’Ontario et la Colombie-Britannique offrent plus de services, avec une trentaine et une vingtaine de cliniques respectivement. Chacun des territoires (Yukon, Territoires du Nord-Ouest, Nunavut) n’en a qu’une seule.

Le trou noir des Maritimes

Au Nouveau-Brunswick, seuls trois hôpitaux – à Bathurst et à Moncton – sont autorisés à offrir des services d’avortement. La province refuse de financer l’unique clinique privée en activité sur son territoire, établie à Fredericton. Cette dernière facture de 700 à 850 $ pour une IVG. Près de 9 Néo-Brunswickoises sur 10 n’ont pas de services adéquats et abordables dans leur localité, estime l’Association canadienne des libertés civiles. Ce n’est guère mieux à l’Île-du-Prince-Édouard. On y pratique les IVG dans un seul hôpital, et ce, depuis à peine cinq ans. « Le Canada a décriminalisé l’avortement en 1988, mais il n’a pas adopté de loi qui obligerait les provinces à en garantir l’accès. Comme les services de santé sont une compétence provinciale, chacune décide des services qu’elle offre », souligne Isabelle Duplessis, professeure à la Faculté de droit de l’Université de Montréal.

Une pilule à la rescousse

La pilule abortive devient accessible au Québec en janvier 2018. Enfin! Dans le reste du pays, les femmes ont pu y avoir recours un an plus tôt. En Europe, cette méthode utilisée depuis les années 1990 représente de 60 à 90 % des avortements. Elle consiste en une association de médicaments, le mifépristone et le misoprostol, administrés en deux temps, jusqu’à la 9e semaine de grossesse. Le premier comprimé est pris à la clinique, et le second, à la maison de 24 à 48 heures plus tard. En 2020, à peine 12 % des Québécoises qui se sont fait avorter ont choisi cette option. Ce n’est pas la ruée, surtout si on se compare avec la Colombie-Britannique, où la proportion atteint déjà 40 %. Comment expliquer cet écart ? « Dans toutes les provinces canadiennes, les infirmières praticiennes spécialisées ont vite été autorisées à la prescrire sans supervision d’un médecin », avance Édith Guilbert, professeure à la Faculté de médecine de l’Université Laval. Le Québec vient de leur emboîter le pas.

Sources : Fédération du Québec pour le planning des naissances, Abortion Rights Coalition of Canada, Éducaloi, Association canadienne des libertés civiles, Régie de l’assurance-maladie du Québec, Université Laval, Le Devoir, La Presse, Radio-Canada, Acadie Nouvelle.

ÉTATS-UNIS
Des droits en péril

Cour suprême des États-unis

La Cour suprême des États-Unis, à Washington. Photo : iStock.com

Les États-Unis à un tournant

Les Américaines peuvent, en principe, se faire avorter peu importe où elles vivent au pays. Ce droit est reconnu par la plus haute cour des États-Unis depuis 1973 et tous les États doivent le respecter. Voilà pour la théorie. Dans les faits, il ne cesse d’être attaqué par les gouvernements les plus conservateurs. Le Mississippi a adopté en 2018 une loi interdisant d’interrompre une grossesse dès sa 15e semaine, alors que la jurisprudence garantit ce droit jusqu’à ce que le fœtus soit viable, soit, en général, autour de la 24e semaine de gestation. Les cliniques d’avortement et le lobby pro-choix l’ont bien sûr contestée devant les tribunaux. Mais l’État s’entête. L’affaire est maintenant devant la Cour suprême, beaucoup plus à droite et anti-avortement depuis la nomination de juges par l’ex-président Donald Trump. Si la Cour suprême donne raison au Mississippi, le jugement fera jurisprudence et d’autres États voudront encadrer l’avortement à leur guise. « Cela redeviendrait un de leurs champs de compétence. Chacun pourrait donc décider s’il est légal ou pas sur son territoire », explique Andréanne Bissonnette, chercheuse à l’Observatoire sur les États-Unis de la Chaire Raoul-Dandurand de l’UQAM.

24

C’est le nombre d’États, parmi les 50 que comptent les ÉtatsUnis, où l’IVG pourrait redevenir illégale. L’Arkansas, le Missouri, le Texas et de nombreux autres ont déjà voté des lois en ce sens. Ils n’attendent que le feu vert de la plus haute cour du pays pour les appliquer. Dans ces 24 États, l’accès à l’avortement est déjà entravé de mille façons. On impose par exemple aux femmes qui veulent y avoir recours un délai de réflexion avant l’intervention ou des examens médicaux préalables – elles y subissent souvent de la pression pour poursuivre la grossesse. De plus, les ados n’y ont pas du tout accès à moins que leurs parents ne l’autorisent.

10 000 $

Voilà la récompense promise à tout citoyen américain qui gagne une poursuite civile contre une femme qui se fait avorter au Texas. Depuis septembre 2021, les IVG y sont interdites dès que le cœur du fœtus bat, soit à la 6e semaine de gestation. L’État n’applique donc pas lui-même sa loi : il délègue cette responsabilité à ses citoyens. « Tout le monde risque de se retrouver en cour : le médecin, la personne qui reconduit une jeune femme à une clinique, etc. On est dans un climat de terreur et de délation », dénonce Isabelle Duplessis, professeure à l’Université de Montréal et spécialiste du droit international.

Manifestation droit avortement

Depuis cinq ans, la Women’s March se déroule chaque année à travers les États-Unis. Ici, en octobre dernier, à Washington, les femmes ont manifesté en faveur du droit à l’avortement. Photo : Getty Images

36 millions

Nombre d’Américaines qui pourraient perdre le droit à l’avortement, selon les estimations de Planned Parenthood, organisation qui fournit des services de régulation des naissances partout aux États-Unis. C’est près de la moitié des femmes en âge de procréer du pays !

Sources : Center for Reproductive Rights, Planned Parenthood, New York Times, Observatoire sur les États-Unis de la Chaire Raoul-Dandurand.

MONDE
La route est longue

Du retard à rattraper

En Afrique, en Asie et au Moyen-Orient, l’accès à l’IVG stagne ou recule. Et c’est en partie la faute du lobby des ultraconservateurs américains, très bien organisé. « Depuis le début des années 2000, il se livre à un travail souterrain pour saper les avancées obtenues par les Nations Unies et les différents organismes de droits des femmes », affirme Isabelle Duplessis, de la Faculté de droit de l’Université de Montréal. Très fortunées, les organisations chrétiennes envoient notamment des représentants dans des pays du Sud et dans des conférences internationales pour faire passer leur message. « En Afrique, c’est une réelle catastrophe. Les organisations non gouvernementales présentes sur le terrain, dont les américaines, peinent à offrir des services de santé sexuelle », dit Isabelle Duplessis. Cette situation découle des décisions prises par l’ex-président Trump. En effet, dès son entrée en fonction en janvier 2017, il a signé un décret interdisant toute aide financière aux organisations qui pratiquent des avortements ou qui en font la promotion à l’étranger – y compris celles qui ne font que distribuer des informations sur ce droit! Même si le président Joe Biden a renversé cette décision à son accession au pouvoir, les groupes de planification familiale dans les pays en développement souffrent encore du manque de financement des dernières années.

2 sur 5

C’est la proportion de femmes en âge de procréer qui vivent dans des pays où l’avortement est interdit ou limité – leur santé doit être en péril pour qu’un médecin accepte d’y procéder. Et encore.

La prison plutôt que des soins

Pas moins de 26 pays interdisent totalement l’avortement, même si la grossesse met la vie de la femme en danger. C’est le cas de l’Égypte, de l’Irak et des Philippines. Des femmes qui se présentent à l’hôpital pour une fausse couche sont soupçonnées d’avoir eu recours à un avortement maison et se retrouvent parfois derrière les barreaux. Au Salvador, 140 femmes ont été incarcérées depuis 1998 pour des peines allant jusqu’à 35 ans, selon le Center for Reproductive Rights, organisation américaine qui défend les droits des femmes sur les cinq continents.

Militantes pro-choix

Des militantes pro-choix manifestent devant le parlement argentin, en décembre 2020. Les députés étudient alors un projet de loi légalisant l’avortement. Cette loi sera finalement adoptée. Photo : Getty Images

Des victoires en Amérique latine

Se faire avorter n’est plus un crime dans les États de Coahuila et de Sinaloa, dans le nord du Mexique. Et ce, grâce à deux jugements de la Cour suprême, rendus à deux jours d’intervalle en septembre 2021. Une victoire pour toutes les Mexicaines. Car elles pourront s’en servir, même si elles vivent dans l’un des 26 États sur 32 où l’IVG est encore illégale (sauf si la vie de la mère est menacée). Un jugement unanime de la Cour suprême – comme dans ce cas – apporte toujours des changements juridiques importants. « Le jugement a alors une portée nationale. Les autres États sont donc invités à le respecter », dit Andréanne Bissonnette, de la chaire Raoul-Dandurand. L’Argentine n’a pas seulement décriminalisé l’avortement, elle l’a légalisé. Après des débats houleux, ses élus ont voté, en décembre 2020, une loi en ce sens. Elle est ainsi devenue l’une des rares nations d’Amérique latine à permettre un libre accès à l’IVG, avec Cuba, l’Uruguay, le Guyana et la Guyane française. Partout ailleurs sur ce continent, l’IVG demeure encadrée de façon stricte – la vie ou la santé de la mère doivent être en danger. Quand ce n’est pas carrément interdit, comme au Nicaragua ou au Salvador, où une femme qui se fait avorter risque une longue peine d’emprisonnement. Les Colombiennes, les Brésiliennes et les autres se débrouillent donc avec les moyens du bord. « Le misoprostol, l’un des deux composants de la pilule abortive, est en vente libre dans plusieurs pays d’Amérique latine. Pris seul, il a un taux d’efficacité d’environ 85 % », précise Andréanne Bissonnette.

Une défaite amère en Pologne

Les Polonaises ne l’ont jamais eu facile en matière d’IVG. Et depuis janvier 2021, c’est encore plus compliqué. Dans ce pays où l’Église catholique pèse lourd, les avortements sont maintenant illégaux, à deux exceptions près : une grossesse qui met la vie de la mère en danger ou qui résulte d’un viol. « Et on sait à quel point il est difficile de prouver une agression sexuelle… » commente Isabelle Duplessis. Même une malformation grave du fœtus ne constitue plus une raison valable, alors que c’était le cas auparavant. Et les médecins qui pratiqueraient un avortement pour cette raison risquent désormais trois ans de prison. Ils préfèrent s’abstenir, même si la vie de la mère est en jeu. Seules solutions qui s’offrent aux femmes : se rendre à l’étranger pour obtenir une IVG ou commander la pilule abortive par la poste. Un réseau d’entraide, fondé par des militantes pro-choix polonaises, les aide financièrement dans leurs démarches.

Statue de la justice. Photo : Getty Images

Les Irlandaises soulagées

Plus besoin d’aller se faire avorter ailleurs, pour les Irlandaises. Leur pays a légalisé l’interruption de grossesse… en 2019. Les femmes peuvent l’obtenir jusqu’à 12 semaines de gestation. Auparavant, celles qui devaient subir une IVG se rendaient en Angleterre. Elles ne risquaient toutefois pas d’accusations à leur retour – les professionnels de la santé les invitaient même à se rendre dans le pays voisin. Autour de 6600 IVG sont maintenant réalisées en Irlande chaque année.

55 000

C’est le nombre d’avortements clandestins pratiqués chaque jour dans le monde. Soit 20 millions par année ! Ils sont réalisés à l’aide de décoctions de plantes, d’instruments maison ou de médicaments achetés en pharmacie ou sur le marché noir. Cela conduit le quart des femmes qui y ont recours à l’hôpital. Au moins une soixantaine en meurent toutes les 24 heures, peut-être beaucoup plus.

Un réel besoin

À l’échelle internationale, on compte de 36 à 44 IVG pratiquées par tranche de 1000 femmes âgées de 15 à 49 ans, selon une étude publiée en 2021 par le centre de recherche new-yorkais Guttmacher Institute.

Sources : Guttmacher Institute, Center for Reproductive Rights, IPAS, Organisation mondiale de la santé, The Lancet, New York Times, The Irish Times, Le Devoir.

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