Société

Manger pour tisser des liens

Se mettre à table, ce n’est pas que se nourrir. C’est découvrir la culture et l’expérience de ceux qui ont cuisiné, partager avec ceux qui s’assoient avec nous. Autour d’une table, on n’est jamais seul.


 


La générosité prime en cuisine. Julia Clow, bénévole au resto Robin des Bois, le sait trop bien.

Tous sont réunis autour d’une dinde dorée ou d’un couscous parfumé. Les verres tintent, les conversations s’animent, les rires fusent. « Manger, ce n’est pas juste se remplir l’estomac, dit Jean-Pierre Lemasson, sociologue de l’alimentation. C’est aussi un geste de sociabilité. »

Partager un repas permet de resserrer les liens existants et d’en tisser de nouveaux, affirment les sociologues. On se nourrit non seulement d’aliments, mais aussi d’échanges. « Malgré un rythme de vie trépidant, 80 % des familles soupent ensemble cinq soirs par semaine », poursuit Jean-Pierre Lemasson.

Manger avec d’autres est une habitude qui remonte aux origines de l’homme. Les chasseurs se réunissaient pour tuer une bête. Les femmes se rassemblaient pour transformer le gibier en repas. Puis, tout le clan profitait de ce moment sacré, car on ne savait jamais quand on réussirait à capturer une autre proie.

Dans les moments rituels, comme à Noël, on mange ensemble, mais on cuisine aussi ensemble. « On sort alors de l’économie marchande pour aller dans une dimension où l’on ne compte ni les efforts ni les sous, ajoute le sociologue. Ce qui importe, ce sont les liens affectifs. »

Mais les temps changent. Dans les grandes villes, un tiers des ménages sont maintenant constitués de personnes seules. C’est ce qui explique peut-être l’apparition de nouvelles façons de « manger ensemble ». Les cuisines collectives, par exemple, ont vu leur nombre tripler au Québec : en 1995, on en comptait 500 ; aujourd’hui, on en dénombre 1 400. Leur popularité n’est pas seulement due aux facteurs économiques, la solitude y contribue aussi.


 


Un simple repas?? Non, un moment d’échange et de pur enchantement.

La notion de don, autour d’un repas, est également en train de changer. Au SAME Café – un acronyme pour So All May Eat –, à Denver, aux États-Unis, vous payez selon vos moyens. Si vous n’avez pas un sou, vous donnez un coup de main à la cuisine. À Montréal, le resto Robin des Bois propose un autre type de philanthropie : les profits sont entièrement versés à des organismes de bienfaisance. Le restaurant O.Noir, pour sa part, propose une autre forme de partage : manger dans l’obscurité pour se mettre, le temps d’un repas, dans la peau d’un aveugle.

Parce qu’on est de plus en plus nombreux à vivre seuls, se sustenter avec des inconnus gagne en popularité. « La fréquentation des restaurants est en hausse, note Jean-Pierre Lemasson. Même à l’heure du petit-déjeuner, moment de la journée où la plupart ont la gueule enfarinée! » Les festivals culinaires se multiplient, de même que les festins impromptus comme les fameux Dîners en blanc. (Les gens apportent leurs paniers, leurs chaises et leurs tables et investissent un lieu public, tenu secret jusqu’à la dernière minute. À Montréal, en août dernier, 2 200 personnes ont participé à ce deuxième pique-nique inusité.)

Les choix alimentaires servent même de prétexte pour rencontrer l’âme sœur. À New York et à Tokyo, Just Salad propose, entre deux feuilles de laitue, une histoire d’amour. C’est ainsi qu’est né saladmatch.com. Vous choisissez vos légumes préférés et on vous jumelle avec un célibataire qui partage vos goûts!

Mais pourquoi sommes-nous si empressés à manger avec d’autres? Parce que c’est bon pour la santé, selon les spécialistes.« Contrairement à ce qu’on pourrait croire, nous ne consommons pas plus de nourriture lorsque nous savourons nos plats avec d’autres personnes, explique Jean-Pierre Lemasson. À cause de la conversation – et aussi pour ne pas parler la bouche pleine –, nous mangeons plus lentement, ce qui donne le temps aux signaux de satiété de se manifester. »

Dans la revue Psychologies, le psychiatre de renommée internationale David Servan-Schreiber va encore plus loin. Selon le chercheur, les études démontrent qu’on absorbe moins de calories lorsqu’on mange en bonne compagnie plutôt que seul. Comme si la présence d’autres convives avait un effet rassasiant.


 


Anthony, Kaoru Meg et Jean apprivoisent les rudiments de la cuisine et de la nutrition avec Geneviève Venne de l’Atelier cinq épices.

L’abc de la cuisine

Ils sont si petits que leur nez arrive tout juste au niveau de la table. La classe de maternelle de l’école La Mennais, à Montréal, est bien agitée ce matin. Pierre, leur enseignant, a beau répéter de ne toucher à rien, les menottes ne peuvent s’empêcher de tâter la farine, les flocons d’avoine, les œufs… Il s’agit d’une journée très spéciale : aujourd’hui, on fait des muffins aux framboises. 

« Les amis, on peut commencer! » lance Geneviève Venne, la nutritionniste qui anime l’atelier. Chacun leur tour, les jeunes cuistots mesurent, versent, mélangent. « Ne brassez pas trop, sinon les muffins seront durs! »

Au bout de la table, trois compères – hauts comme trois pommes – chuchotent d’un air complice sans écouter ce qui se dit. Mais lorsque le bol à mélanger arrive devant eux, ils sont ravis de mettre la main à la pâte. Angel, cinq ans, à peine plus grand que le récipient, brasse les ingrédients avec un air d’intense satisfaction. Qui a dit que les petits gars ne s’intéressaient pas à la cuisine?

Geneviève Venne fait partie de l’équipe des Ateliers cinq épices, un organisme sans but lucratif, qui vient rencontrer les élèves montréalais pour leur transmettre le plaisir de cuisiner et de bien manger. Cette année, en plus des muffins, ils vont préparer des rouleaux printaniers, une fondue au fromage, une salade… « On est bombardés d’émissions culinaires, mais, en réalité, on fait de moins en moins à manger, explique-t-elle. On consomme de plus en plus de mets préparés et il y a des enfants qui ne savent même pas à quoi ressemblent certains fruits et légumes à l’état naturel. »

Pendant que les muffins cuisent, Geneviève Venne en profite pour parler aux enfants des petits fruits. On déguste une fraise, une framboise, une cerise. Lorsque les muffins sont prêts, c’est la ruée. Ils fondent dans la bouche, c’est délicieux…


 


L’âme de ce resto pas ordinaire, Judy Servay (au centre), entourée de son équipe de bénévoles et d’employés.

Donner au suivant

La crise de la quarantaine a durement secoué Judy Servay. « Je me demandais ce que j’allais faire de ma vie », raconte-t-elle. Elle décide de vendre sa maison de production de films et de partir pour l’Afrique. Là-bas, elle découvre le dénuement, mais aussi l’importance des liens, de la communauté. « C’est très différent d’ici, où l’on vit beaucoup de solitude. Alors je me suis dit : pourquoi ne pas aménager un lieu où les gens pourraient s’entraider? »

C’est comme ça qu’est né, en juillet 2006, le restaurant Robin des Bois. Sa mission : offrir une cuisine gastronomique et verser tous ses profits à six organismes qui viennent en aide aux personnes en difficulté, dont Le Chaînon, Jeunesse au soleil et le Refuge des jeunes. Quatre ans après son ouverture, le restaurant a triplé sa superficie ; il compte maintenant 120 places. « La qualité des ingrédients et des plats est importante, dit Judy Servay. Le service est parfois inégal – les aléas du bénévolat –, mais la cuisine, jamais! » On y sert autant que possible des produits locaux et bios.

Le restaurant compte quelques employés – dont le chef – et plusieurs bénévoles. Les gens qui veulent offrir leur temps s’inscrivent sur Internet. On peut être assigné au service aux tables ou à la cuisine. Parfois, on doit récurer des casseroles. « Des personnes de tous les milieux viennent donner un coup de main, ajoute Judy. Des retraités qui veulent rencontrer des gens, des junkies en processus de réhabilitation, des jeunes de milieu aisé qui veulent se rendre utiles. Certains viennent une fois par semaine, d’autres, une fois par an. »

Robin des Bois ne fait pas que redistribuer ses profits ; ceux qui donnent de leur temps ne repartent pas le cœur vide. « Certains de nos bénévoles se sont sortis de leur dépression en venant travailler ici, conclut Judy. Donner rend heureux. »


 


Habillée tout de noir, la gang d’O.Noir – mais tout même haute en couleur. Daumec Amédée, Griselda Tharrats, Ian Martinez et Guillaume Thibault.

Le bonheur tout en noir

Au restaurant O.Noir, on perd la vue le temps d’un repas. À l’entrée, on choisit ses mets et ses vins dans une demi-pénombre. Puis, notre serveur attitré nous est présenté : il se nomme Amédée et porte des lunettes noires. Sans lui, nous sommes perdus.

Derrière les lourdes tentures qui dissimulent la porte de la salle à manger, c’est la noirceur totale. Pour éviter de trébucher, nous devons marcher à la queue leu leu, la main gauche posée sur l’épaule de la personne qui nous précède. Certains clients paniquent-ils parfois? « Souvent, répond Amédée. Mais nous sommes là pour les rassurer. »

Nous arrivons cahin-caha à destination : nous voilà installés sur nos chaises, les mains sur nos ustensiles. « Votre verre d’eau est ici, votre verre de vin est là. Ne le renversez pas! »

On nous sert l’entrée. Champignon au parmesan. Je trouve l’assiette, mais pas le champignon. Essayer de planter une fourchette dans cette masse spongieuse va sûrement m’occuper une partie de la soirée. Je commence à regretter d’avoir choisi du poulet comme plat principal. En face de moi, mon chum mange ses gnocchis avec les doigts. Est-ce que c’est bon? Je ne sais pas. On dirait que, sans mes yeux, je ne goûte pas grand-chose.

Amédée est toujours là, à portée de voix. Dans la vraie vie, il distingue vaguement le contour des objets. « Nous connaissons la salle à manger par cœur, me dit-il. Mais, pour y arriver, nous avons dû répéter pendant un mois. » Les propriétaires, Alejandro Martinez et Mohammed Alameddine, ont été inspirés par un restaurant du même type en Suisse. L’idée, évidemment, c’est de sensibiliser les voyants à la condition des aveugles. « C’est une chance pour moi d’être embauché ici, dit Amédée. Quand on est non-voyant, ce n’est pas facile de trouver un emploi. » À noter qu’O.Noir remet 5 % de ses profits à des organismes qui aident les non-voyants.


 


Des citoyens de tout âge qui fraternisent autour de la préparation de repas. Voilà ce qu’est la Bouffe du Carrefour.

Des amis plein la cuisine

Mercredi matin, 9 h. Branle-bas de combat et bruits de casseroles au local de la Bouffe du Carrefour, à Saint-Hubert. Une dizaine de personnes – dont trois hommes – s’affairent dans la cuisine : on épluche, on coupe et on fait sauter des légumes. Les quantités sont énormes et les marmites, gigantesques. Au menu : potage de légumes-racines, bœuf aux légumes, muffins aux courgettes. Et ça sent drôlement bon.

Une cuisine collective, c’est un petit groupe de personnes qui se réunissent pour faire leurs emplettes et cuisiner. Chacun repart avec des plats préparés en commun. On compte 1 400 cuisines collectives au Québec, réparties dans les 17 régions.

À la Bouffe du Carrefour, on accueille beaucoup de femmes chefs de famille monoparentale, de personnes âgées ou handicapées qui n’arrivent pas à boucler leur budget. « Cuisiner à plusieurs est beaucoup plus économique, parce qu’on peut acheter en plus grande quantité », explique la coordonnatrice, Chantal Lambert. Manger seul à la maison coûte de 5 $ à 7 $. À la Bouffe du Carrefour, les portions reviennent à 1 $ chacune.

Les membres du groupe se rencontrent une première fois pour planifier les menus et une deuxième pour cuisiner. Ils consultent les circulaires ensemble et apprennent à distinguer les vrais rabais des faux. « Pour qu’il s’agisse d’une véritable aubaine, ajoute Chantal Lambert, la viande doit coûter moins de 5,50 $ le kilo. Le kilo, et non la livre! Les épiceries jouent souvent sur la confusion. »

Les gens y viennent aussi pour une autre raison : fuir la solitude. Hélène, préposée aux bénéficiaires dans la cinquantaine, s’est séparée de son conjoint. « Je n’arrivais pas à joindre les deux bouts, raconte-t-elle. J’étais déprimée. Venir ici m’a fait du bien. » Et elle apprend à préparer autre chose que du pâté chinois! Chocolat aux bleuets, gelée, potage Crécy…


 


© Mathieu Daoust
Que sont les plaisirs de la table?? Le partage avant tout, selon Michèle Dionne et Denis Cusson de L’Échouerie, à l’île Verte.

Se délecter à l’île Verte

Au beau milieu du Saint-Laurent, en face de l’embouchure du Saguenay, se trouve l’île Verte, une petite bande de terre aux paysages sublimes. Michèle Dionne, qui compte parmi les 27 résidants de l’île, habite une maison bleue donnant sur la mer. Au rez-de-chaussée, elle a aménagé L’Échouerie, un restaurant qui sort de l’ordinaire.

Première surprise : au moment de la réservation, notre hôtesse s’informe de ce que nous voulons manger. Oui, vous avez bien lu. Elle cuisine ce que ses clients lui demandent. Le resto ne compte que 12 places et on la voit s’affairer aux fourneaux. Michèle Dionne ressemble à son île, forte, généreuse et un peu sauvage. Denis, son conjoint, un grand six pieds pince-sans-rire, s’occupe des hors-d’œuvre. Il porte toujours un chapeau, qui change au gré des services : chapeau melon, chapeau de paille, chapeau de sorcier…

C’est là que j’ai dégusté la meilleure chaudrée de fruits de mer de ma vie. Le repas était couronné d’une salade du jardin et d’un dessert aux framboises de l’île. Les produits régionaux et locaux sont à l’honneur. « Le poisson vient du coin. Les petits fruits, je les cueille moi-même. »

Comme bien des natifs de l’endroit, Michèle Dionne a dû s’expatrier pendant des années pour gagner sa vie. Elle a longtemps travaillé au Centre de santé des femmes de Québec. À 50 ans, elle est revenue dans son île. « Mon resto comporte une mission sociale, dit-elle. Prendre le temps de bien manger en bonne compagnie, c’est prendre le temps de rester humain! En plus, c’est bon pour la santé. »

À la fin de la soirée, les 12 convives jasaient d’une table à l’autre. En recevant l’addition, nous avons tous ajusté nos lunettes. Quoi, un repas gastronomique à cinq services pour 25 $? « Je veux que ma table soit accessible aux gens qui n’ont pas beaucoup de sous, conclut Michèle Dionne. Alors je ne compte pas mon temps. »

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