Culture

Margaret Atwood: lucide, inquiète, mais remplie d’espoir

Près de 35 ans après avoir publié La servante écarlate, le roman qui l’a rendue célèbre, l’écrivaine canadienne replonge dans l’univers dystopique qu’elle a créé. Châtelaine s’est entretenu avec elle au moment de la sortie des Testaments. On a jasé féminisme, avenir et, bien sûr, littérature.

Photo: Getty Images/Hulton Archive

Dire que le nouveau roman de Margaret Atwood, Les testaments, était attendu relève de l’euphémisme. Lors de son lancement, 400 privilégiés s’étaient massés dans la plus grande librairie d’Europe, à Londres, pour voir la star et mettre la main sur les premiers exemplaires. Le lendemain, un entretien de deux heures avec l’écrivaine canadienne était diffusé en direct dans plus de 1 000 salles de cinéma sur la planète, dont une centaine au Canada seulement. Et comme il fallait s’y attendre, cette suite de La servante écarlate s’est envolée à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires dans les jours qui ont suivi sa parution. Pour couronner le tout, l’écrivaine a remporté à la mi-octobre le prestigieux prix Booker, ex æquo avec la Britannique Bernardine Evaristo.

Dans Les testaments, Margaret Atwood a choisi de ne pas poursuivre le récit de Defred, personnage principal de La servante écarlate. Elle se projette plutôt 15 ans plus tard et présente la chute du régime dictatorial de Gilead, qui réduit les femmes fertiles à l’esclavage sexuel reproductif. On suit trois narratrices, dont Tante Lydia, instructrice zélée et cruelle qui dirigeait le centre où étaient « éduquées » les servantes. Cette fois, elle est l’artisane de la fin de l’État théocratique qu’elle a participé à construire.

Dans Les testaments, vous dépeignez Tante Lydia comme une héroïne, justifiant même sa cruauté par les choix difficiles qu’elle a eu à faire au début de Gilead. Pourquoi avoir voulu nous faire aimer ce personnage jusqu’à maintenant détesté?

Dans les régimes totalitaires comme Gilead, on agit soit par véritable dévotion au parti, soit par opportunisme, soit par peur. L’opportunisme et la peur vont fréquemment main dans la main. C’est ce qui s’est passé pour Tante Lydia. On a souvent vu ce type de comportement au cours de l’histoire de l’humanité. Il suffit de lire les biographies d’artistes ayant vécu sous le régime de Staline pour constater que ces gens étaient perpétuellement terrifiés.

Nous ne pouvons pas nous empêcher de juger les autres selon notre propre cadre de référence, mais cela ne nous donne pas toujours un portrait exact d’eux ni des motivations derrière leurs actions. Nous devrions plutôt tenter de comprendre pourquoi ils ont agi ainsi et quelles conséquences leurs choix ont pu avoir sur eux.

Vous vous êtes inspirée de faits historiques et de l’actualité pour écrire La servante écarlate. Est-ce encore ainsi dans Les testaments?

Oui, je me suis beaucoup inspirée des dictatures et des théocraties d’hier et d’aujourd’hui. Rien n’est inventé. D’ailleurs, quand on les observe, on constate que l’histoire semble être en voie de se répéter, ce qui n’a rien de bien rassurant!

L’histoire n’est pas une ligne droite, elle ne va jamais dans une seule direction. Nous pouvons obtenir des réformes importantes pour les droits des femmes, puis voir le gouvernement suivant les réduire en poussière et nous faire revenir en arrière. Et cela peut se produire très rapidement. C’est ce qui arrive aux États-Unis, dans certains États, où les droits reproductifs l’accès à l’avortement, notamment] des femmes sont attaqués de façon spectaculaire.

Quand vous écriviez La servante -écarlate, en 1984, pensiez-vous voir un jour un tel recul des droits des femmes?

Honnêtement, non, mais ce n’est pas la première fois que je me trompe. Dans les années 1980, nous avons connu un retour du balancier en réponse au féminisme de la décennie précédente. C’est ce qui m’a poussée à écrire La servante écarlate. Puis, il y a eu les années 1990, avec la fin de la guerre froide et la chute du Rideau de fer. À ce moment, c’est comme si tout le monde s’était dit: « Fin de l’histoire! Allons magasiner!» Et c’est ce qu’ils ont fait, avec insouciance. Du moins, jusqu’au 11 septembre 2001 et à la crise économique de 2008. Quand surviennent de tels effondrements, on observe presque toujours une montée de la droite politique. C’est ce qui s’est produit, exactement comme le krach boursier de 1929 a entraîné l’essor du fascisme et du nazisme dans les années 1930. Aujourd’hui, nous sommes devant l’éventualité d’une nouvelle débâcle financière causée par la crise climatique. C’est une perspective très inquiétante, pour la démocratie comme pour les droits des femmes.

Cela vous inquiète personnellement?

Je m’en fais surtout pour les plus jeunes, pas tellement pour moi-même. Je suis un peu trop près de la tombe [NDLR: elle a 80 ans] pour me sentir directement concernée… Mais eux devraient certainement être préoccupés.

Même dans vos œuvres les plus pessimistes, il subsiste toujours une lueur d’espoir. Celle-ci brille résolument dans Les testaments. Seriez-vous une optimiste?

Pas vraiment. Je dirais plutôt que je suis réaliste. Après tout, les régimes extrémistes ne durent pas toujours. Dans ce livre, j’ai voulu comprendre ce qui les mène à leur fin. La chute peut venir de l’intérieur, à cause des luttes de pouvoir et des purges constantes, comme cela a été le cas lors de la Révolution française – les guillotineurs ont fini par se retrouver eux-mêmes sur l’échafaud. Elle peut aussi résulter de l’incapacité du régime de concrétiser ses promesses ou encore de la montée d’une nouvelle génération. Je suis donc pleine d’espoir, surtout lors-que je vois ce qui se passe à Hong Kong en ce moment. Ces manifestants nous prouvent qu’il est beaucoup plus difficile de priver quelqu’un de la démocratie quand il a grandi au sein de celle-ci.

Vous êtes souvent étiquetée comme une écrivaine féministe. Est-ce que cela vous dérange?

Je suis heureuse de me considérer comme une féministe, mais tout dépend à quel type de féminisme on m’associe. Il en existe une grande variété. Celui auquel je m’identifie le plus est porté par des organismes comme Equality Now, avec qui j’ai collaboré pour le lancement des Testaments. Ces gens se battent notamment pour changer les lois de différents pays afin que les femmes y jouissent des mêmes droits que les hommes.

Avec leurs nombreuses failles, vos personnages féminins ne sont jamais tout à fait des héroïnes. Pourquoi?

Si nous souhaitons être considérées comme des êtres humains aux droits égaux, il faut reconnaître que nous ne sommes pas parfaites. C’est pour cette raison que mes personnages ne sont pas des anges. Égales ne veut pas dire meilleures, ni pires.

Dans la série télévisée inspirée de La servante écarlate, l’histoire de Defred se poursuit bien au-delà de ce que vous aviez vous-même écrit. Son avenir correspond-il à ce que vous auriez imaginé pour elle?

Je n’aurais pas pu la voir de cette façon en 1985, car plusieurs événements ne s’étaient pas encore produits. Dans la série, les créateurs ont su mettre à jour l’histoire de Defred en y ajoutant de nombreuses références contemporaines. C’est l’avantage de la télévision de pouvoir se coller ainsi à l’actualité.

La série vous plaît-elle?

Le résultat est excellent et je suis heureuse d’avoir pu leur fournir beaucoup plus de matériel avec lequel travailler grâce aux Testaments. Ils ont maintenant en main plusieurs histoires originales qu’ils n’auront pas à inventer et ce sera très intéressant d’examiner ce qu’ils en feront.

Les testaments, Margaret Atwood, Éditions Robert Laffont, 34,95 $

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