Chroniqueuse du mois

Évelyne de la Chenelière : L’ailleurs, ici

L’écrivaine et comédienne Evelyne de la Chenelière propose une réflexion sur l’état du monde que la pandémie laisse dans son sillage, tout en se demandant ce qu’en aurait pensé le regretté homme de théâtre Robert Gravel. Hommage.

Quand on m’a invitée à écrire un texte dans le cadre de la chronique Espace libre, des images se sont mises à fuser en grand nombre, mélange de souvenirs et de fantasmes que génèrent en moi ces mots : espace et libre.

Espace Libre est aussi le nom d’un théâtre situé dans le quartier Centre-Sud de Montréal, où œuvre, entre autres, le Nouveau Théâtre expérimental, dont l’un des fondateurs est Robert Gravel.

J’ai souvent pensé à ce créateur, en temps de pandémie. J’aurais aimé que son regard se pose sur notre vertige, sur notre impuissance, sur le sentiment de désœuvrement et d’angoisse qui semblait se répandre et s’installer jusqu’à nous définir.

Robert Gravel savait voir l’invisible et donner forme à nos peurs les plus viscérales, grâce à cet équilibre qu’il maintenait tendu entre son refus et son amour du monde tel qu’il est; entre sa volonté de traduire ce monde, et celle de s’en abstraire.

Il savait que, pour bien voir, il faut cultiver la distance autant que l’attachement.

Printemps 2020. Nous avons tous été les témoins horrifiés et honteux de ce qui a éclaté en même temps que la pandémie : nos aînés placés, enfermés dans un vide sans nom, livrés au rien, s’étiolent, étouffent, désespèrent et meurent seuls. Impossible de ne pas me rappeler cette pièce de Robert Gravel, Il n’y a plus rien, qui dresse le portrait sans complaisance du sort réservé aux vieilles personnes de notre société, mettant en scène la détresse, la désolation, le désert affectif et l’ultime brutalité que sont les CHSLD, tant pour les résidants que pour les soignants… Cette pièce a été écrite en 1992.

Été 2020. Privilégiée, j’associe l’été au départ, au dépaysement, au voyage. Mais, cette fois, je passerai toute la belle saison à Montréal, « chez nous », et cette perspective m’accable. Je pense à Robert Gravel, à ses qualités d’observateur, et à son cahier personnel de dessins que j’ai eu la chance de feuilleter. Sur la couverture, on pouvait lire La vie sur le terrain. Et en tournant les pages, on découvrait des croquis d’oiseaux, d’insectes et de plantes qu’il avait minutieusement tracés.

Il avait le projet de répertorier tout ce qui était vivant sur son terrain, à Saint-Gabriel-de-Brandon, dans Lanaudière. Il disait que ce morceau de terre était un tel champ d’exploration qu’il n’aurait jamais fini d’en faire le tour. Il ne ressentait donc pas le désir de partir « à l’étranger ». Le voyage, pour lui, se faisait tous les jours, car l’étrangeté était partout où il posait le regard. Son œil était attentif et engagé, et c’est la vie dans toutes ses manifestations, dans ses grands éclats comme dans ses spasmes les plus ténus, qui le passionnait. Pour lui, la gorge d’un merle valait les pleurs d’un homme, qui valaient l’érosion des pierres. Je décide alors que, pour moi aussi, le voyage ne sera pas une destination, mais un mode d’être qui aiguise les sens, une révolution perceptive qui transforme le terrain familier en contrée inconnue.

Mai 2021. Au moment d’écrire ces lignes, j’entrevois le jour où nous pourrons être à la fois nombreux et rassemblés. Je rêve de ce jour où l’affection et l’amour pourront prendre corps sans réserve et sans crainte, ce jour où quelque chose d’insaisissable reprendra vie, une sorte d’intimité collective, et je pense encore à Robert Gravel, à son amour du nombre, du groupe, de la gang, qui signifie à la fois le bris d’une trop lourde solitude, et la puissance de nos rêves en partage.

Evelyne de la Chenelière publie cet automne le recueil À cause du soleil – le traitement de la nuit, deux pièces (Les Herbes rouges). Elle montera aussi sur les planches du théâtre de Quat’sous en septembre pour une lecture publique d’Océans, écrit par James Hyndman, puis sur celles du théâtre Paris-Villette, à Paris, en novembre, pour jouer Pacific Palisades, de Guillaume Corbeil.


Couverture numéro Septembre-octobreCet article est paru dans notre numéro de septembre/octobre.
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