Reportages

Corée du Nord : plus de 20 000 réfugiées

Fuir le « royaume ermite » pour le meilleur et pour le pire.

La Corée du Nord est la dictature la plus fermée au monde. Et les femmes, paraît-il, y sont traitées comme du bétail. Au péril de leur vie, plus de 20 000 d’entre elles ont réussi à fuir. Notre journaliste en a rencontré trois. 

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Photo : Reuters/Jason Lee

 

L’une porte une veste jaune moutarde aux épaulettes surdimensionnées à la mode des années 1990. Une autre,  une généreuse frange lissée vers l’arrière, comme on en voyait dans les magazines au tournant de l’autre siècle. La troisième, avec son timide sourire, laisse entrevoir des dents mal alignées et jaunies. À Séoul, où règne le culte de l’apparence et de la nouveauté, ces Nord-Coréennes semblent sorties d’un autre monde. C’est exactement le cas.

Pas de route, pas de vol, pas de courrier, pas de ligne téléphonique, rien ne passe la mal nommée zone démilitarisée (ou DMZ, pour demilitarized zone). Large de quatre kilomètres, truffée de mines et épiée en permanence par des soldats armés jusqu’aux dents, cette bande de forêt vierge tranche en deux la péninsule coréenne depuis la fin de la guerre en 1953.

D’un côté, le miracle capitaliste, la technologie triomphante, la liberté individuelle – la Corée du Sud. De l’autre, la dictature implacable, l’économie moribonde, la crainte de ne pas manger au prochain repas – la Corée du Nord. « Après le petit-déjeuner, on s’inquiétait pour le dîner. Et après le dîner, pour le souper », raconte Chung-cha (nom fictif). J’ai passé deux heures avec trois femmes dont je ne connais pas les noms. Si les autorités nord-coréennes venaient à découvrir leurs propos critiques dans ces pages, m’ont-elles dit, les familles qu’elles ont laissées là-bas, « de l’autre côté », pourraient subir des représailles.

Il y avait aussi les mille et un diktats. Interdits, les jeans et les manches courtes. Obligatoires, les lectures publiques célébrant le régime, martelant la propagande, déifiant le leader suprême, Kim Jong-un. « On ne pouvait que l’applaudir, le glorifier », se rappelle Eun-hee (nom fictif), 45 ans, plus volubile que ses cadettes, qui ont 38 et 42 ans. « C’est tout ce qu’on nous permettait. »

Entre ces deux univers, la frontière la plus étanche du monde. Pourtant, quelque 25 000 Nord-Coréens sont parvenus à fuir et à se réfugier au sud. Ou plutôt devrait-on dire des Nord-Coréennes, puisque plus de 80 % sont des femmes. Au péril de leur vie, elles ont contourné la DMZ et suivi un long chemin qui les a menées en Chine et aussi loin qu’au Cambodge, au Vietnam ou en Mongolie, avant d’atteindre enfin la Corée du Sud, leur terre d’asile, des mois ou des années plus tard. À condition de ne pas s’être fait prendre…

« Les Nord-Coréens traitent les femmes comme des animaux , résume Hong Seung-woo. Voilà pourquoi ce sont surtout elles qui fuient le régime de Kim Jong-un. » Ce Sud-Coréen, lui-même marié à une Nord-Coréenne, a fondé une agence matrimoniale qui cherche à unir la destinée de Sud-Coréens célibataires à celle de réfugiées venues du nord. Mais pas question, ajoute-t-il, de présenter ses compatriotes féminines à des Nord-Coréens. « Ils sont trop conservateurs. Ils pensent qu’ils sont supérieurs aux femmes. Évidemment, ça ne marche pas ici. »

C’est lui qui a rendu cette rencontre possible. Mes trois interlocutrices travaillent à l’agence Nam Nam Buk Nyo, que Hong Seung-woo a créée en 2006 et qui tire son nom d’un proverbe coréen selon lequel les belles femmes sont du nord alors que les hommes fringants sont du sud… C’est d’ailleurs là qu’elles ont toutes trois trouvé l’amour.

« Mon mari prend bien soin de moi, ici », lance la plus jeune, qui vendait du riz au marché public d’une petite ville de campagne. « Là-bas, les droits des femmes ne sont à peu près pas respectés. Les hommes ne font rien dans la maison. Ce sont les femmes qui font tout. »

Alignées de l’autre côté de la table, elles attendent docilement, sans impatience mais sans enthousiasme, les questions du journaliste indiscret venu fouiller dans leurs souvenirs parfois pénibles.

L’idée de partir pour la Corée du Sud leur a longtemps été étrangère, racontent-elles. Elles avaient appris à détester leur voisin, ce régime qu’on leur présentait comme mécréant, pantin des États-Unis et corrompu jusqu’à la moelle par l’argent.

Pour Eun-hee, qui ne s’est décidée à prendre la fuite qu’en 2009, tout a basculé au cours d’un voyage officiel en Chine où elle accompagnait son mari, qui, étant dans l’armée, appartenait à une classe privilégiée du régime. Elle a fait la rencontre d’un Sud-Coréen dans un restaurant. « Il était gentil. Ça m’a surprise », se rappelle-t-elle. Cet homme lui a parlé longuement et en détail de la vie en Corée du Sud, lui peignant un portrait complètement différent de celui qu’on lui avait toujours présenté. « J’ai réalisé que la Corée du Sud n’était pas aussi terrible qu’on le disait chez nous et que je voulais ma liberté. »

Au cours d’un voyage suivant, toujours en Chine, elle a quitté son hôtel en pleine nuit, laissant derrière elle son mari. Un passeur l’a conduite sur un chemin qui allait la faire transiter par le Vietnam et le Cambodge avant de la mener, sept mois plus tard, à sa terre d’accueil.

Pour ses deux compatriotes, le parcours fut plus périlleux encore. Parties de l’intérieur du « royaume ermite », comme on l’appelait au 17e siècle, elles ont dû déjouer les autorités nord-coréennes, qui ratissent le pays et surveillent sa longue frontière avec la Chine. Tout en sachant que beaucoup se font prendre et écopent ensuite d’un aller simple pour les camps de travail.

« C’est ma fille qui m’a donné le courage de partir, dit l’une d’elles. Je voulais lui procurer une bonne éducation et je savais que je n’y serais pas arrivée en restant. » Elle parle en connaissance de cause : dans le nord de son ancienne Corée, elle travaillait dans l’administration d’une école.

Jamais elles ne prononcent le nom des trois Kim qui ont régné sur la Corée du Nord : Kim Il-sung, Kim Jong-il et, depuis 2012, Kim Jong-un. Toujours « le régime », comme si la critique, posture entièrement nouvelle pour elles, leur restait en partie interdite. Comme si la crainte de ce système ultra- centré sur la personnalité du « leader suprême » refoulait encore leurs paroles.

Aujourd’hui mariées, avec un emploi au cœur de la vibrante mégapole sud-coréenne, à une cinquantaine de kilomètres à peine de leur mère patrie, elles ne vivent pourtant pas un conte de fées.

Car les Sud-Coréens n’accueillent pas nécessairement à bras ouverts ceux et celles qui viennent refaire leur vie chez eux.

« On nous pose beaucoup de questions et on nous fait beaucoup de commentaires négatifs, confie Eun-hee. Comme la Corée du Nord est fermée aux autres cultures, les gens présument toujours qu’on ne connaît pas grand-chose. Un Sud-Coréen m’a dit avec mépris l’autre jour que je ne savais sûrement pas ce que c’est du café… »

Au début de l’entretien, j’avais remarqué le son guttural, rugueux de son accent. Pour elle, c’est la pire chose. Dès qu’elle ouvre la bouche, elle trahit ses origines. Et, pensent bien des Sud-Coréens, son manque de raffinement. « La langue contient la culture », conclut-elle, un brin fataliste, avant de retourner, avec ses deux collègues, à son poste de travail afin d’aider ses camarades réfugiées à trouver l’âme sœur sur cette terre d’asile un peu raboteuse.

Notre journaliste a pu réaliser son reportage en Corée du Sud grâce à une bourse de la Fondation Asie-Pacifique du Canada. Les  propos tenus dans cet article n’engagent que l’auteur et aucunement la Fondation.

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