J’ai proposé à Châtelaine de faire une série sur le féminisme et l’intimité juste avant la vague de mobilisation contre les violences sexuelles des dernières semaines. Je crois que beaucoup d’enjeux en lien avec l’égalité entre les hommes et les femmes s’enracinent et se vivent d’abord dans la sphère intime. Pourtant, on en parle bien peu, sinon sous l’angle de la psychologie ou de la «croissance personnelle». Comme si l’on s’entêtait à croire que tout ce qui se passe dans notre vie personnelle nous appartient pleinement, et qu’il suffit toujours d’un changement d’attitude ou de perspective pour atténuer ce qui rend le quotidien ardu, lourd à porter.
Vous allez me dire que je suis ringarde, qu’on croirait ces affirmations toutes droit sorties des années 1970! Or, justement: nous sommes en 2016 et il me semble qu’elles sont toujours d’actualité. Les récentes discussions sur le tabou persistant entourant la violence sexuelle nous l’ont bien montré. Il existe en nous toutes une vulnérabilité et des blessures qui nous contraignent, nous insécurisent, et que nous devons néanmoins porter seules, comme si personne n’y pouvait rien. Pourtant, la société peut sûrement faire quelque chose pour éliminer une part de ces douleurs, de ces freins, qui empêchent bien des femmes d’avancer.
J’ai envie de réfléchir à la part de social dans nos nœuds intimes, et à la manière dont on peut tous contribuer à les dénouer. Car comme l’écrivait l’estimée Françoise Collin : «L’oppression des femmes a ceci de particulier qu’elle atteint chaque femme de façon singulière, jusque dans son intimité, mais c’est à travers chaque femme, par chaque femme, comptable devant elle seule, qu’elle doit être collectivement combattue.»
À LIRE: L’ambition pour quoi faire ?
Le doute
J’ai longuement douté de ma capacité à aborder ces questions de façon intelligente, et réécrit ce billet plusieurs fois. Ah! ce satané doute! Celui qui alimente l’autocensure, l’autolimitation. Celui qui nous souffle à l’oreille qu’il est plus sûr, plus convenable, de sous-estimer nos compétences plutôt que l’inverse. N’est-ce pas aussi ce doute qui conditionne la capacité d’abnégation des femmes, en nous poussant à remettre sans cesse en question la validité de nos sentiments et de nos insatisfactions?
C’est un véritable pervers, ce doute, car il opère même sans l’intervention directe de quiconque. Pourtant, bien que les femmes l’aient intégré, il ne s’agit pas de génération spontanée. Son origine est sociale. Ne naît-il pas – en partie – du fait que les prétentions, les paroles, les gestes et l’audace des femmes sont sanctionnés de façon excessivement dure?
Prenez une Safia Nolin, puisque son cas nous préoccupe ces jours-ci. Il n’y a pas meilleur exemple du prix exorbitant que paient les femmes qui osent déroger aux conventions et parler en majuscules. Jamais on n’aurait «puni» aussi sévèrement un homme pour avoir fait preuve de la même irrévérence, de la même authenticité radicale.
Or, toutes les femmes remarquent la violence des réactions suscitées par celles qui foncent, qui cassent le moule et qui agissent comme bon leur semble. Vouloir éviter pareil traitement est bien suffisant pour s’imposer des limites et questionner cent fois ses motifs avant d’agir. Mais même si le doute s’ancre et opère dans l’intimité des femmes, ce n’est pas parce qu’elles sont «faites comme ça». C’est parce qu’on les fait comme ça. Il ne suffit donc pas que chacune se dise prête à faire fi de l’hésitation et de la crainte. Il faut aussi créer le climat social favorable à accueillir l’audace des femmes.
Si le doute peut se comprendre et se vivre de façon différente à travers l’œil de chacune, il faut, pour le surmonter, porter au grand jour ses racines. Nous en sommes tous et toutes responsables, dans les réactions que nous avons à l’égard des femmes lorsqu’elles parlent, agissent et avancent.
Il faut arrêter de déclarer les femmes «illégitimes» dès que leurs actions ou leurs paroles nous déplaisent. La violence, le mépris et l’humiliation sont les matériaux à partir desquels on cultive l’autolimitation des femmes. Il est temps d’en finir avec cette barrière: elle n’est plus de notre temps.
À LIRE: Pourquoi cette hésitation à élire une présidente ?