Romancière accomplie, la Nigériane Chimamanda Ngozi Adichie a connu un succès retentissant après avoir prononcé une conférence TED à Londres en 2012. Dans son discours plein d’esprit, intitulé We Should All Be Feminists, elle défend et désamorce la notion de féminisme en relatant une série d’anecdotes éloquentes. La vidéo cumule plus de quatre millions de vues sur YouTube; ses propos ont été repris dans un vidéoclip de Beyoncé et, en 2014, ils ont été publiés sous forme d’essai (Nous sommes tous des féministes, Gallimard) – une lecture maintenant obligatoire pour tous les élèves de 16 ans en Suède.
Récemment, elle publiait un deuxième essai sur le sujet, Chère Ijeawele, ou un manifeste pour une éducation féministe, une lettre ouverte à une amie qui lui avait demandé comment élever une fille forte. Chimamanda Ngozi Adichie est récipiendaire de la bourse des génies MacArthur et lauréate du Prix du National Book Critics Circle pour son roman Americanah paru en 2013. Elle partage son temps entre le Nigeria et les États-Unis. La rédactrice en chef du Chatelaine anglais, Lianne George, s’est entretenue avec elle à Toronto.
Puisque votre dernier livre traite de l’importance des mots, ma première question porte sur le titre que vous avez choisi. Vous le présentez comme un manifeste, en précisant toutefois qu’il s’agit de «suggestions». J’utilise le terme «manifeste» sans prétention. A priori, le mot peut faire peur, et le mot «féministe» aussi, alors ça fait doublement peur. J’ai voulu alléger le tout en le présentant sous forme de lettre et de suggestions, parce que, bien entendu, je ne crois pas qu’on puisse dicter à quelqu’un ce qu’il doit faire.
Dans votre livre, vous dites que le terme féminisme a encore une connotation négative, et qu’il se bute à des idéologies patriarcales et misogynes bien ancrées. Le terme féministe est très chargé. Beaucoup de femmes ne se disent pas partisanes du mouvement. Pourquoi considérez-vous important de préserver ce mot? Parce qu’on a besoin d’un mot. On doit se le réapproprier et en faire un mot qui ne soit pas associé aux concepts négatifs et extrémistes du mouvement. Il y a encore beaucoup d’endroits dans le monde où l’on trouve que l’inégalité des sexes n’est pas un vrai problème, que tout va bien en ce moment, et que s’afficher comme féministe, c’est être extrémiste.
Je respecte les Afro-Américaines qui disent ne pas s’identifier à ce mot, parce que, pendant longtemps, le féminisme a été l’apanage des Blanches de la classe moyenne – j’en suis consciente, mais on a tout de même besoin d’un mot. Et quand on regarde la définition dans le dictionnaire, ça dit exactement ce que je pense: c’est la croyance en l’égalité des hommes et des femmes. Mon but n’est pas seulement de parler d’égalité des sexes, mais aussi de déstigmatiser ce mot, de lui faire perdre sa connotation négative.
Bien des femmes qui adhèrent pourtant aux idées féministes préfèrent se considérer comme égalitaristes ou humanistes. Le terme féministe porte-t-il à confusion? Eh bien, voici pourquoi je n’aime pas qu’on emploie le mot humaniste. La cause que je défends, soit l’égalité des sexes, ne relève pas de l’humanisme. Des femmes ont été exclues parce qu’elles étaient des femmes, et on doit nommer cette injustice. Quant au terme égalitariste… je crois qu’on l’utilise quand on ne veut pas se mouiller. Pour faire avancer les choses, il faut s’affirmer et être prête à accepter que ça dérange.
Dans votre livre, vous donnez une définition très simple du féminisme: «Ça veut dire que les femmes et les hommes sont égaux, point.» Êtes-vous d’avis que les nombreux ouvrages et textes théoriques sur la question ont complexifié le féminisme outre mesure? Fondamentalement, ma vision du féminisme, ce qui me tient à cœur – vous aurez deviné que je suis passionnée par ce sujet; autrement, je serais chez moi en train d’écrire mon roman –, c’est qu’un jour le féminisme soit rendu redondant. Je rêve d’un monde où nous n’aurions plus à nous proclamer féministes. Pour moi, le féminisme n’est pas un cercle fermé auquel seuls ceux qui ont lu les ouvrages obligatoires peuvent adhérer, ce n’est pas ça du tout!
Une universitaire m’a dit un jour: «Alors, maintenant tout le monde peut être féministe?» J’ai répondu: «Oui!» Elle avait l’air de penser que ce n’était pas une bonne chose, alors j’ai ajouté : «Absolument!» À quoi bon compliquer les choses? C’est simple au fond.
Votre première suggestion concernant l’éducation des filles est de leur enseigner à se considérer comme des personnes pleines et entières. À leur montrer que vie professionnelle et maternité peuvent aller de pair. Que voulez-vous dire? La façon dont nous socialisons les filles est particulière, et je crois que c’est ainsi dans presque toutes les cultures. Nous leur inculquons que, parce que nous sommes une fille ou une femme, c’est à nous de nous sacrifier, de faire des compromis. J’ai vu tellement de femmes se priver de faire des choses ou laisser les autres les en empêcher parce que cette idée d’abnégation était ancrée en elles. On apprend aux femmes qu’aimer, c’est se donner. On n’apprend pas ça aux hommes.
Je trouve que la maternité vient compliquer les choses, car elle fait naître un sentiment de culpabilité. J’ai l’impression que les femmes se disent: «Je ne devrais pas penser à moi en premier, ou avoir envie de m’accomplir autrement que dans mon rôle de mère.» Je constate souvent ce genre de tristesse, en particulier chez les femmes plus âgées – et ça me fait de la peine, car je pense à tout ce qu’elles auraient pu faire, à ce qu’elles auraient pu devenir. Tout ça en étant quand même de merveilleuses mamans.
Les femmes ont longtemps tenu les rênes du foyer. Croyez-vous qu’il y ait, involontairement, une certaine résistance de leur part à les partager, par exemple, en laissant les hommes changer des couches et en acceptant qu’ils peuvent faire les tâches domestiques aussi bien qu’elles? Cette façon de penser ne nous aide pas à avancer, parce que beaucoup de femmes se disent: «Il ne sait pas comment faire; ce ne sera pas bien fait.» Mais laissez-le essayer! Si la vaisselle n’est pas parfaitement rincée, il n’a qu’à la rincer encore. Les hommes aussi ont tendance à dire: «Je ne sais pas trop comment faire.» Il n’y a pas de gène pour la cuisine. On ne naît pas «spécialiste des tâches ménagères», on le devient!
Vous dites que les rôles sociaux liés au sexe n’ont aucun sens, et cette idée semble de plus en plus acceptée de nos jours. Pourtant, aux États-Unis, il y a eu tellement d’antipathie envers Hillary Clinton. Selon vous, à quel point est-ce lié au fait qu’elle est une femme? Énormément. Si Hillary s’était appelée Jonathan Clinton, elle aurait gagné. Il y a trop d’hommes et de femmes qui ne sont pas à l’aise avec l’idée qu’une femme soit au pouvoir. Je trouve aussi qu’elle a été jugée plus durement parce qu’elle est une femme. C’est comme si l’on s’attendait à ce qu’elle soit irréprochable. Il y a un discours très dérangeant – parfois véhiculé dans les cercles féministes – voulant que les femmes aient une conduite morale supérieure aux hommes. Je ne suis pas du tout d’accord avec cette idée. Je trouve cela déshumanisant.
Les femmes sont des êtres humains, il y en a qui sont bienveillantes et gentilles, et d’autres qui ne le sont pas. Comme tous les êtres humains. On entend parfois dire que, si les femmes étaient au pouvoir, il n’y aurait plus de guerre. Je n’y crois pas. Je suis allée dans des pensionnats pour filles. Je sais que ce n’est pas vrai!
Ce n’est pas comme si son adversaire était un candidat ordinaire non plus. C’est tellement triste. Quand je vois [ce qui est arrivé à] Hillary Clinton, ça me touche profondément. Je la regarde et je suis en deuil. Je trouve que les Américains sont perdants. C’est la présidente que les États-Unis n’auront jamais, et le pire, c’est que tout ça semble si injuste. Si elle avait perdu contre un candidat moins controversé, ce serait peut-être plus facile à accepter… Mais que cette femme si brillante n’ait pas été élue m’apparaît comme un gaspillage monumental.
Croyez-vous qu’une femme comme Hillary Clinton fait peur aux gens? Absolument. Les femmes qui ont du pouvoir font peur – autant aux hommes qu’aux femmes – et l’origine de cette peur est la misogynie pure et simple. Je ne peux vous préciser combien de fois je me suis fait dire que je faisais peur, par des femmes et des hommes. Je ne m’excuse pas de prendre ma place, parce que je sais que je mérite cette place, mais ça fait peur aux gens. Hillary Clinton était terrifiante.
Et ce qui est triste dans tout ça – l’une des choses qui me brisent le cœur –, c’est que j’ai l’impression que tout était calculé pour qu’elle ne prenne pas position trop fortement, pour dégager juste ce qu’il fallait d’autorité, afin de ne pas effrayer cet électeur de l’Iowa qui serait si prompt à la traiter de bitch. J’ai l’impression que c’est pour ça qu’elle est pratiquement devenue un robot. J’imagine les briefings avant les débats, les conseils fusant de toutes parts: «Ne faites pas ci, faites cela, surveillez votre apparence…» Les hommes, eux, n’ont pas à se préoccuper de tout ça.
Dans votre livre, vous mettez les lecteurs en garde contre le féminisme light. Cela m’a fait penser à Ivanka Trump, qu’on a surnommée la «chief apologist» (la secouriste officielle) du président. Elle se donne des allures de féministe moderne qui aurait un certain pouvoir. Est-ce un exemple de ce que vous appelez le féminisme light? Oui. En fait, je qualifierais cela de bien d’autres mots moins gentils, mais je ne le ferai pas. D’une certaine façon, je me dis qu’elle agit ainsi parce qu’elle aime son père. Ce qui est troublant, c’est qu’elle tente de faire excuser des choses qui sont à mon avis impardonnables. Je n’arrive pas à croire que les droits liés à la procréation soient encore précaires. Je connais des gens qui disent que l’avortement est immoral, mais je pense qu’on devrait pouvoir juger par soi-même de ce qui est bon pour soi. Ce que je trouve immoral, c’est de se prononcer pour les autres.
Le gouvernement américain a annoncé qu’il cesserait de financer l’organisme de planification des naissances Planned Parenthood. Et pour quelle raison? Parce qu’il «permet aux femmes de se faire avorter». On ne prend pas en considération que cet organisme sauve aussi la vie de nombreuses femmes. Et que, si l’on cesse de financer les programmes de planification des naissances sur le continent africain, bien des femmes qui n’ont pas accès aux soins de santé ne pourront plus obtenir de pilules contraceptives, ou mettre un terme à une grossesse non désirée. Mais Ivanka Trump est toujours là pour défendre son père, en essayant de nous faire croire qu’il se préoccupe des femmes. C’est choquant. Très choquant.
Notre premier ministre, Justin Trudeau, qui s’affiche comme féministe, a fait beaucoup parler récemment pour avoir coanimé avec Ivanka Trump, à New York, un événement pour les femmes de pouvoir. Oh, je crois que ce serait injuste de le critiquer pour avoir participé à un événement avec Ivanka Trump. Nous avons tendance à exiger que nos actes soient parfaitement en accord avec notre idéologie, mais notre monde n’est pas pur idéologiquement. Je m’intéresse beaucoup aux gens qui ne sont pas féministes, parce qu’il y a une partie de moi qui veut les convaincre. J’ai envie de discuter avec eux, d’essayer de les faire pencher de mon côté. Pour y arriver, on doit vouloir s’engager dans des discussions.
Vous dites qu’il est important d’être en colère. Dans notre culture, il n’est pas bien vu qu’une femme se fâche. Cela a toujours été perçu comme une attitude non féminine. Comment peut-on manifester sainement sa colère? En s’emportant quand on en sent le besoin, en se défendant, en disant non. Ma mère, Dieu la bénisse, croit que, quand une femme se dispute, elle ne gagnera pas avec des paroles, mais par une sournoise manipulation. Dans bien des cultures, on enseigne aux femmes à canaliser leur colère au lieu de l’exprimer. Je trouve ça tellement malsain.
Davantage de femmes doivent montrer leur colère afin que, collectivement, nous portions moins de jugement envers celles qui le font. Je trouve que les femmes jugent sévèrement celles qui refusent d’être fausses, qui refusent de se mettre en scène, parce qu’on nous a conditionnées à être toujours aimables, mais ça devient épuisant mentalement.
Si bien qu’au Nigeria, parfois je me laisse aller. Par exemple, au restaurant, si un serveur ne fait aucun cas de moi parce que je suis une femme, je vais l’interpeller et lui dire: «Eh! Vous n’êtes pas obligé de m’ignorer. Vous devriez montrer plus de considération envers les femmes.» Je dis ce que j’ai à dire et après, je me sens mieux. Parfois, les gens me regardent bizarrement en se disant: «Oh mon Dieu!» Mais ça ne m’arrête pas. Ma petite victoire, c’est de penser que ce serveur sera peut-être plus attentionné envers sa prochaine cliente.
L’an dernier, on vous a vue dans une campagne publicitaire de la marque de cosmétiques britannique Boots. Par la suite, des journaux ont écrit que vous aviez donné la permission aux femmes intelligentes d’aimer le maquillage et la mode en apparaissant dans ces publicités. Il est étonnant que les femmes sentent encore le besoin qu’on leur donne la permission d’aimer ce genre de choses. Eh oui! C’est triste, mais c’est l’une des raisons qui m’ont poussée à le faire. Je me souviens avoir pensé que j’aimais le maquillage, les talons hauts et les robes. Je connais beaucoup de femmes qui aiment ça, et beaucoup d’autres qui prétendent que non, et qui trouvent des façons de les discréditer ou d’intellectualiser la chose en public. Je n’ai pas peur de le dire: «J’aime les talons hauts. Ça me rend heureuse.» Et honnêtement, je ne les porte pas pour plaire, parce que, de toute façon, les hommes s’en fichent. Quand je mets de belles tenues, mon mari me regarde et éclate de rire. Ça arrive souvent. Il me demande: «Pourquoi tu portes ces chaussures-là? Elles sont confortables?» Je réponds: «Non. Ce n’est pas une question de confort. Ça me rend heureuse.» Cela dit, il est triste de constater que les femmes ressentent encore cette pression.
Il y a de la pression dans les deux sens – la pression d’en mettre plein la vue ou de ne pas trop en mettre, selon le public. Encore une fois, il s’agit de se mettre en scène. Dans ce contexte, que pensez-vous de la mode des selfies? Je ne suis pas une grande fan. Je pense que c’est générationnel. J’ai appris comment prendre des selfies parce que mes nièces de 18 ans me l’ont montré. Elles m’ont aussi dit qu’il faut faire une face de canard [à la Kardashian].
Maintenant, l’une des plus grandes tendances chez les jeunes femmes est de passer la moitié de leur vie à se prendre en photo. Voilà, vous avez mis le doigt sur le problème. Les jeunes filles subissent tellement de pression de nos jours, sans compter qu’elles risquent de se faire traiter de putains. C’est ce qui m’inquiète.
Encore une fois, c’est lié au souci de plaire. Oui.
Vous êtes maman d’une fillette de 18 mois. Comment croyez-vous que vous naviguerez à travers ces courants? Il y a deux idées qui s’opposent. Je voudrais qu’elle soit un être sexué qui peut éprouver du désir et en parler. Mais je ne veux pas qu’elle sente la pression de se conformer à une certaine façon d’être sexy. Je veux qu’elle soit forte. Elle joue déjà au soccer, d’ailleurs. Et je crois que c’est important, parce qu’elle va percevoir son corps comme une machine en action. Pas juste comme une chose qu’on doit pomponner.