Le rendez-vous avait été pris pour un pique-nique au parc Baldwin, dans son quartier du Plateau-Mont-Royal. Elle est arrivée, œil pétillant et voix mélodieuse. J’avais prévu causer de son imposant registre, à la télé comme au cinéma... C’est sa passion pour le jeu qui a pris toute la place.
Lorsqu’on interviewe Fanny Mallette, mieux vaut ne pas s’attarder sur sa vie privée, ses goûts ou ses boutiques préférées. « C’est de mon métier que j’aime parler, affirme-t-elle. Quand j’entends le mot “Action !”, toute mon essence s’exprime et c’est là que j’existe, peu importe ce qui se passe dans ma vie. » Le ton était donné.
La comédienne a la trempe d’une star et l’humilité des grands. Bourreau de travail, elle décortique chacun de ses personnages scène par scène, s’inspirant du cinéma, du théâtre, de la danse, de la photo ou de la peinture. « Dans ma tête, j’ai plein de tiroirs dans lesquels j’enregistre les prestations qui me plaisent. Quand je peine à trouver l’émotion juste, je pige dedans pour construire mon jeu. »
Dans le milieu, on dit qu’elle possède une concentration à toute épreuve. Peu importe si ses compagnons font les bouffons ou si le temps s’étire entre les prises. Discrète, réservée. Ça, c’est la Fanny qu’on connaît. On sait moins qu’elle peut aussi se montrer tout le contraire. « Je pense qu’elle est timide quand ça lui convient, plaisante le peintre et écrivain Marc Séguin, avec qui elle a travaillé. En fait, c’est un pur-sang qui a son caractère. C’est pour ça qu’elle est capable de livrer autant. » Et elle est dotée d’un humour insoupçonné.
C’est vrai que j’ai ri au cours de nos deux heures d’entretien, alors qu’une anecdote n’attendait pas l’autre. Comme cette soirée où elle est arrivée aux Jutra vêtue d’une robe de princesse (celle de son mariage !), pieds nus dans ses grosses bottes en plein mois de février. « Il y avait eu une tempête et j’ai dû enjamber d’énormes bancs de neige avec ma crinoline pour me rendre au taxi. » Et cette autre fois où, en audition pour En terrains connus, elle feignait de conduire en discutant avec Francis La Haye, tout en berçant de son pied gauche son bébé endormi dans son petit siège. « Je me suis alors dit : “Je suis une superwoman !” »
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Chouchou des réalisateurs
Superwoman ou pas, Fanny Mallette est une actrice recherchée. C’est que la dame joue juste, tout le temps. « Elle ne sera jamais au chômage, assure Sylvain Archambault, qui l’a dirigée dans Mensonges. C’est une des meilleures actrices au monde ! Si elle évoluait à Los Angeles ou à Paris, elle serait au haut de l’affiche. Tous les réalisateurs rêvent de travailler avec elle – ça se parle dans le milieu. Les gens la voient à la télé, au cinéma, elle est de plus en plus populaire. » D’ailleurs, cet automne, on peut la voir dans Feux, à ICI Radio-Canada, où elle s’impose.
On la compare à Geneviève Bujold, sa mère sur le plateau de Chorus : mêmes traits mutins, même nez un brin retroussé, même aura de mystère. « Fanny a une splendeur atypique, un visage captivant et quelque chose d’énigmatique », observe le réalisateur Stéphane Lafleur, qui aime lui tailler des rôles sur mesure (Continental, un film sans fusil, En terrains connus, Tu dors Nicole).
Le public l’admire, lui aussi. « Depuis la série O’, on m’appelle Deborah ! lance l’actrice. Et Mensonges, c’est quelque chose, surtout en région. Les gens viennent vers moi : “On veut juste te dire qu’on te trouve bonne !” Ça me gêne un peu de recevoir des compliments, mais j’arrive à vaincre ma timidité quand on m’aborde franchement. »
Quant aux critiques, impossible d’en trouver de vilaines à son égard. À part peut-être une, il y a longtemps, au sujet d’un petit rôle au théâtre. « Je l’avais lue par hasard en ouvrant le journal dans un café. Misère ! Étrangement, ça ne m’a pas ébranlée pantoute ! Quand on est sûre de son parcours, rien ne nous en fait dévier. »
Bénéficierait-elle d’une conjoncture favorable ? La principale intéressée se garde bien de l’affirmer. « Non ! Il n’y a rien d’acquis, jamais, jamais. Même quand on gagne un prix, ça ne change rien, à part le bonheur de le recevoir et la fierté de ses parents. L’année d’après, les gens ne se souviennent pas des gagnants. Combien de grands oscarisés ont manqué de boulot ? »
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Sa place dans l’Univers
Ça ne risque pas de lui arriver. Depuis sa sortie de l’École nationale de théâtre, en 1998, elle est passée des planches – où elle ne monte plus pour cause de conciliation famille-travail – au cinéma d’auteur et aux séries grand public. Ce métier, elle l’a choisi (ou est-ce lui qui l’a choisie ?) quelque part à l’adolescence, en voyant le grand Albert Millaire réciter des monologues célèbres devant les élèves de son école secondaire. « C’est là que j’ai compris ce qu’était le jeu d’acteur – pas de décor, pas d’éclairage, quelques éléments de costume, c’est tout. J’ai tripé ! » Elle a alors 14 ans et s’entraîne très fort au judo. Son père, journaliste, l’imagine aux Olympiques. « Je n’avais pas assez de talent, mais lui ne s’en apercevait pas ! s’amuse-t-elle à dire aujourd’hui. Quand je suis revenue du Championnat canadien avec ma médaille d’or, j’ai décrété : “Pour mes 15 ans, fini les compétitions. Je veux suivre des cours de théâtre.” » Dès la première leçon, elle lit des textes, fait un peu de diction et ça y est. « J’avais trouvé ma place dans l’Univers... »
Après deux ans de cours et plusieurs camps de théâtre, elle s’inscrit en art dramatique au cégep de Saint-Laurent et effectue ses premiers pas sur la planète télé. Un petit rôle à 17 ans dans la série Scoop, un autre dans Graffiti, puis dans la télésérie Alys Robi. « J’y allais d’instinct », avoue-t-elle. Elle intègre peu après l’École nationale de théâtre.
L’été suivant, elle joue la fermière Babin dans Les grands procès. Son futur mari, le comédien Claude Despins, incarne l’agent Synett. « Contrairement à ce que certains ont pu penser, ce n’est pas là qu’on s’est rencontrés, dit-elle, sourire en coin. On se fréquentait déjà. » Quelque 21 ans et trois enfants plus tard, ils sont toujours ensemble. « Mais ne parle pas trop de mon chum, OK ? »
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Capable de tout
Couronnée aux Gémeaux en 2014 pour son rôle de détective dans la série Mensonges, elle a aussi obtenu des trophées les années précédentes pour Cheech et Grande Ourse II, en plus de multiples nominations au fil de sa carrière. « Les galas, les tapis rouges... je ne suis pas très à l’aise dans ce genre d’événements, confie la jeune femme. C’est flatteur, je suis sincèrement touchée, mais ça reste une source de stress pour moi. » Avec le succès qu’elle obtient, elle n’aura pas le choix de s’y faire. « Fanny n’a qu’à penser pour réussir à faire passer l’émotion, tant son visage est expressif et son jeu subtil, dit Sylvain Archambault. Elle est capable de tout jouer, de tout faire, vraiment. » Même arracher des aveux à de grands criminels dans Mensonges, du haut de ses 5 pieds 5. « Ç’a été tout un travail de composition, rigole-t-elle. Je n’ai ni la stature ni la voix d’un Michel Dumont. Je me disais : “Qu’est-ce qu’il lui a pris, à Sylvain, de me choisir ?” »
Devenu cinéaste, Marc Séguin avait lui aussi l’actrice dans sa mire depuis un moment. Dès leur rencontre, en mai 2013, il a su qu’il voulait lui offrir le rôle principal dans son premier film, Stealing Alice (en salle dès novembre), inspiré de son roman Nord Alice, qu’il écrivait en parallèle. L’automne suivant, il l’a contactée pour savoir si elle acceptait de participer à son projet. « Pour moi c’était clair : si elle n’embarquait pas, il n’y avait pas de film », raconte-t-il. Heureusement, elle a dit oui. Elle y incarne une voleuse d’œuvres d’art qui voyage entre le Grand Nord, Montréal, l’Île-aux-Oies, New York et Venise. Toute une aventure ! Elle a traversé le Québec en hélico, se retrouvant seule au sommet d’une montagne, debout face au vent. Ou au beau milieu d’un lac gelé à éviscérer un wapiti... « Fanny va toujours à la limite de ce qu’elle peut donner, s’émerveille-t-il. Elle est disciplinée, rigoureuse, généreuse. Elle possède un niveau de sensibilité et d’intelligence émotionnelle rare qui lui permet de se mettre au service de l’œuvre en faisant abstraction de son ego et du monde autour. »
Malgré ces concerts d’éloges, Fanny Mallette nourrit des ambitions autres que celle d’être une superactrice au service d’une œuvre, d’un réalisateur ou d’un personnage. Elle se voit vieillir à l’écran. « Le problème, ce n’est pas tant l’image que cela nous renvoie que les rôles qu’on nous offre quand on avance en âge. Pour l’instant ça va, mais dans 10 ans on verra. Heureusement, d’autres choses m’animent. » Comme passer de l’autre côté de la caméra. Sur le plateau de Stealing Alice, elle a demandé à la blague au réalisateur de lui écrire une nouvelle. Deux semaines plus tard, c’était fait. « C’est exactement ce que je voulais : une histoire entre deux femmes, dont l’une est âgée », affirme-t-elle avec enthousiasme. Elle l’a scénarisée dans l’urgence, sans attendre de financement. En a confectionné les décors et assuré la direction artistique. « C’était l’fun en tabarnouche ! Tout le monde a travaillé bénévolement, des techniciens jusqu’aux actrices. » Marc Séguin, qui en a visionné un petit extrait, est emballé. « Je savais qu’elle allait faire de ma nouvelle quelque chose de beau et d’humain, dit-il. C’est remarquable, tout en sobriété et en densité. En fait, Fanny est une femme dense. » Que le dico définit ainsi : qui s’exprime sans détour et va à l’essentiel. C’est bien cette fille-là que j’avais devant moi.
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On découvre Fanny Mallette dans Feux, présenté le lundi, 21h à ICI Radio-Canada, ainsi que dans la série Mensonges (saison 3), le jeudi, 21 h à TVA.
(2000, Radio-Canada)
« Je jouais Sarah, une squeegee héroïnomane. Certaines scènes étaient tournées dans des squats, avec des jeunes de la rue engagés pour faire de la figuration. Je jasais avec eux. Ils me racontaient leur vie. Mais dès que la caméra se mettait en marche, je changeais mon timbre de voix et ma gestuelle. Je me sentais traître, comme la petite fille à papa qui venait jouer les droguées. Je leur ai dit à quel point j’étais désolée, mais pour eux, il n’y avait pas de problème. Ils m’ont offert une grande leçon d’humanité. »
(2011, TVA)
« L’histoire gravite autour de Daphnée Roussel, une fille qui a perdu la mémoire en tombant d’un toit. Elle pose plein de questions à ses proches pour comprendre ce qui s’est passé, mais tout ce qu’elle apprend d’eux la laisse de glace – pour elle, ce sont des inconnus. Je ne devais laisser transparaître aucune émotion. Pas évident pour moi, qui suis habituellement un livre ouvert ! Le réalisateur Patrice Sauvé a réussi à m’amener dans des zones insoupçonnées. »
(2013, 2015, 2016, TVA)
« Julie Beauchemin a été mon premier grand rôle dans une télésérie. Un personnage fabuleux ! Pour interpréter cette enquêteuse, j’ai dû faire un travail de composition qui a repoussé mes limites. Je devais trouver le bon ton, la voix, les gestes. La méthode de tournage de Sylvain Archambault a aussi été un apprentissage. J’ai appris à me ressaisir entre les repositionnements de caméra. Habituellement, une scène se tourne de A à Z. Là, on ne faisait jamais la scène au complet. Par exemple, je me lève, “re-po !”, j’attends que la caméra se replace. “Action !”, je continue et je sors du cadre, “re-po !” Ça m’a appris à contenir l’émotion, à graduer mes montées et à me tracer une direction. »
(2015, un film de François Delisle)
« Je devais retenir mes pleurs et mes cris, même si le sujet – la disparition d’un enfant – appelait à de grands épanchements. Dans une scène, Irène (mon personnage) et Christophe, séparés depuis 10 ans, vont identifier le corps de leur fils à la morgue. Elle pleure en silence dans l’auto. Puis, ils se retrouvent tous les deux au café. On a dû refaire la scène 18 fois, Sébastien Ricard et moi, pour trouver le ton juste ! Geneviève Bujold incarnait ma mère. On s’est reconnues l’une dans l’autre, par notre façon de travailler. Très enrichissant. »
(2016, Radio-Canada)
« Je joue Mylène, une fille joyeuse qui n’a pas de secret. Professeure de littérature au cégep, elle veut écrire un roman. Au début, son rôle est assez effacé. Elle est très amoureuse de Marc. Ils ont un bébé, tout va bien. Mais le jour où il retrouve son ancienne gardienne, tout déraille. C’est un tournage qui a été épuisant. Même les scènes les plus simples – un repas en famille, par exemple – comprenaient des couches de sous-texte. C’est ça qu’on jouait, plus que les mots : le malaise, le secret, le mensonge, le passé qui refait surface. Mais ç’a été un charme de travailler avec le réalisateur Claude Desrosiers. Après une scène où je pleurais, je me suis tournée vers lui : “Quand donc vas-tu m’écrire une sitcom ?” [rires] »
(2016, un film de Marc Séguin)
« Alice, mi-Inuite, mi-Québécoise, cherche à venger sa mère qui a été déportée. Ce rôle est très différent de tout ce que j’ai fait jusqu’à présent. J’ai l’habitude de jouer des femmes aux prises avec de grandes émotions, alors qu’Alice est consumée par un feu intérieur et habitée d’une grande violence. Elle aime et déteste intensément. Et dit des mots que je n’avais jamais prononcés. Ça venait des tripes ! »
Nous remercions la Fonderie Darling de nous avoir accueillis lors de la séance photo.
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