Société

Haut-Karabakh : des enfants pour la patrie

Ce petit pays du Caucase mise sur les familles nombreuses pour regonfler sa population.

Quatre, cinq, huit, et même dix enfants. Québec, 1930 ? Non, Haut-Karabakh, 2014 ! Ce petit pays du Caucase mise sur les familles nombreuses pour regonfler sa population décimée par la guerre.

Ce matin, c’est le branle-bas chez les Balayan. Plus encore qu’à l’accoutumée. Pour les plus jeunes, c’est la rentrée scolaire. Diana, 34 ans, s’est levée plus tôt pour faire manger ses huit enfants. À quelques minutes du départ, elle achève de repriser la robe de Louisa, quatre ans. Pendant ce temps, ses fils Haïk et Monte, tout habillés de neuf, s’amusent avec le dernier-né, Ararat, un an, assis sur ses collants trop longs au milieu du salon.

Diana Balayan vit à Chouchi, une petite ville nichée dans les hauteurs du Haut-Karabakh. D’ici, les montagnes semblent s’étirer à l’infini, profondes, verdoyantes, voilées par le brouillard caressant du matin. Ce minipays au nom bizarroïde occupe, dans la région du Caucase du Sud, une superficie à peine plus grande que celle des Cantons-de-l’Est.

Diana Balayan, huit enfants,  est enseignante au primaire. Dans ce pays caucasien de  11 000 km2, les enfants vont  à l’école malgré le peu de perspectives d’avenir.

Diana Balayan, huit enfants, est enseignante au primaire. Dans ce pays caucasien de 11 000 km2, les enfants vont à l’école malgré le peu de perspectives d’avenir.

Il y a 20 ans, au moment où se disloquait l’Empire soviétique, une grande guerre opposait sa population arménienne, qui revendiquait l’indépendance, à l’Azerbaïdjan, qui refusait de la lui accorder. Les Arméniens ont fini par chasser les habitants azéris et un cessez-le-feu a été signé en 1994. Mais le Haut-Karabakh n’est toujours pas un pays, et la région pourrait s’enflammer de nouveau. Des troupes militaires sont postées de chaque côté des frontières, les échanges de tirs sont récurrents et on dénombre des morts de part et d’autre chaque année. La préoccupation de l’État aujourd’hui est de remplir ce territoire trop grand pour ses 145 000 habitants et ainsi imposer son existence de facto.

Pour y arriver, le gouvernement a instauré, au début des années 2000, une politique nataliste, une « revanche des berceaux », un peu comme celle qu’a connue le Québec au 19e siècle (et bien après), avec ses familles de plus de 10 enfants. (Entre 1851 et 1901, la population québécoise avait presque doublé, passant de 890 261 à 1 648 898.) Différence notable cependant : le Haut-Karabakh paie les familles qui s’agrandissent. Et leur offre même une maison à la naissance du sixième enfant (voir encadré) !

Ça fonctionne ? « Nous avons obtenu des résultats, mais il est encore trop tôt pour se prononcer sur les effets de cette politique », tempère le ministre des Affaires sociales, Samvel Avanesyan. Au 1er juillet 2013, une douzaine d’années après la création du programme, le Haut-Karabakh comptait 879 familles de quatre enfants et 421 familles de cinq enfants et plus. Soit une maigre partie de la population.

À Chouchi, en plus de Diana, il y a Alla avec ses neuf fils et sa petite dernière, Angelina ; Silva, qui élève seule ses sept enfants ; Elvina, enceinte de son cinquième à 27 ans. « Pour la plupart d’entre elles, c’est un choix renforcé par le programme de l’État, soutient Marine Gasparian, gynécologue à l’hôpital de la ville. D’un point de vue politique, c’est une bonne chose, mais ici, c’est compliqué pour une famille d’élever un tel nombre d’enfants. »

En dépit des mesures incitatives, rares sont les familles de plus de quatre enfants. Arm Grigorian,  elle, en a six.

En dépit des mesures incitatives, rares sont les familles de plus de quatre enfants. Arm Grigorian, elle, en a six.

Arm Grigorian, elle, n’avait rien planifié. « Quand je me suis mariée, je ne pensais pas avoir autant d’enfants [elle en a six]. Mais, de toute façon, parlons franchement, quelle carrière peut-on espérer poursuivre ici ? » Autrefois étudiante en journalisme et littérature russe, Arm a vite abandonné ses illusions. Depuis l’entrée de son petit dernier à la maternelle, l’an passé, cette femme joyeuse et volubile sert les clients dans une épicerie. Nurik, son mari, officier militaire, s’échine 15 jours par mois sur le front. À eux deux, ils gagnent 200 000 drams par mois, auxquels s’ajoutent les 54 000 drams d’allocations familiales. Pour un grand total de 670 $. « Ces allocations, c’est rien ! s’emporte-t-elle. Qu’est-ce que tu veux faire avec ça ? »

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Alors Arm s’investit dans la cause. Elle préside une association de familles nombreuses qui exerce des pressions pour la mise en place de mesures comme le soutien scolaire ou le microcrédit (prêt d’une faible somme à des gens que refuseraient les banques) pour les grosses familles. Rares sont les revendications qui ont porté fruit…

« Même si nous avons des difficultés, il faut encourager les familles nombreuses, croit Nurik. C’est important d’aimer sa nation et de tout faire pour elle. »

Diana Balayan se réjouit de participer à l’effort national – elle présente même ses fils comme de « futurs soldats » –, mais elle insiste : « J’ai toujours voulu une grande famille. Chez moi, nous étions quatre enfants. Il y avait beaucoup d’amour et d’harmonie. J’ai voulu créer la même chose pour retrouver cette ambiance. »

Elvina Sarkisyan, 27 ans, a un mari malade, quatre enfants et un autre en route

Elvina Sarkisyan, 27 ans, a un mari malade, quatre enfants et un autre en route

Ce n’est quand même pas la vie rêvée. L’État leur a bien offert une maison il y a quatre ans mais elle ne compte que trois chambres à coucher, ce qui oblige tout le monde à se tasser un peu beaucoup. Et pour la toilette, ça se passe dans le jardin. « Nous avons entrepris des travaux pour faire une vraie salle de bains, dit Diana. Je n’ai pas assez de force pour laver les enfants dans la baignoire dehors. Mais emprunter à la banque, c’est très difficile. »

Les deux salaires du couple (Diana enseigne au primaire et Sergueï, son mari, travaille à la prison de Chouchi) et les allocations familiales ne suffisent pas. Alors pour mettre du beurre dans les épinards, Sergueï répare des téléphones portables et fait le taxi pendant ses heures de repos.

Cristine avec 8 de ses 10 enfants. Une maison offerte par l’État, mais trop peu d’aide pour vivre décemment.

Cristine avec 8 de ses 10 enfants. Une maison offerte par l’État, mais trop peu d’aide pour vivre décemment.

Dans cet État pauvre et fragile, l’urgence économique supplante donc parfois le patriotisme sincère. « Il y a quelques années, les allocations familiales étaient notre seule source de revenus, raconte Cristine, 34 ans, résidante d’un village à la frontière arménienne. Alors mon mari m’encourageait à avoir de nouveaux enfants pour toucher les prestations ». Aujourd’hui, cette jeune femme chétive aux jambes enflées en élève 10, seule. Désormais divorcée, elle travaille jour et nuit pour faire vivre sa famille, faute de pension alimentaire.

« Tout ce que nos enfants ont reçu en abondance, conclut avec émotion Arm Grigorian, c’est de l’amour. » Pas sûr que cela suffise à convaincre les générations futures de reproduire le modèle de leurs parents, et de faire de leur État un exemple de développement.

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