Culture

Dominique Fils-Aimé, une chanteuse hors norme

Une musique qui se fiche des tendances radio. Des textes qui résonnent en faveur de la tolérance et de l’ouverture. Des spectacles où la consigne est de ne pas applaudir avant la toute fin. La chanteuse Dominique Fils-Aimé, révélée par l’émission La voix, n’en fait qu’à sa tête. Et c’est tant mieux !

Dominique Fils-Aimé

Photo : Andréanne Gauthier

Une ombre lumineuse pénètre dans le café sombre et désert. Dominique Fils-Aimé a beau être entièrement vêtue de noir, du masque jusqu’aux bottes militaires, rien n’y fait : elle irradie.

Le crâne rasé, qu’elle a arboré pendant des années, a fait place à de longues tresses nouées sur la nuque. Non seulement l’autrice-compositrice-interprète est d’une beauté naturelle, mais il émane d’elle une réelle bonté – de la bienveillance, même.

Alors que dehors des flocons timides tombent sur le Vieux-Montréal, ses doigts cerclés d’or attrapent un latté. Son troisième de la journée. « Dans mon cas, c’est plus du lait au café ! » précise-t-elle dans un éclat de rire.

Artiste autodidacte, chanteuse respectée en pleine ascension, femme engagée : c’est avec toutes ces facettes de Dominique Fils-Aimé que j’ai rendez-vous sous les imposantes arches de l’ancienne banque qui abrite aujourd’hui le chic café Crew – où seuls les espaces de travail offerts en location sont accessibles aux clients en ces temps de pandémie.

Dans la pièce aux cloisons cuivrées où nous nous installons pour discuter, l’artiste peut enfin dévoiler son sourire chaleureux en retirant son couvre-visage. Et parler sans filtre. De son prochain album – qui clôt une ambitieuse trilogie sur l’histoire des Noirs –, du racisme et… du controversé artiste Marilyn Manson*.

Le public québécois a fait connaissance avec Dominique Fils-Aimé en 2015. Elle était concurrente à l’émission La voix (TVA).

Le chanteur Pierre Lapointe, qui l’avait accueillie dans son équipe, se souvient avoir été instantanément séduit lors de son audition à l’aveugle. « Elle incarnait tout ce qu’une voix classique devait incarner. En même temps, elle était totalement unique. C’est très, très rare d’avoir à la fois cette qualité vocale et une personnalité aussi forte. Et on a beau essayer de ne pas juger par le physique, quand je l’ai aperçue, sa grande beauté m’a frappé en pleine gueule. »

Elle qui n’avait aucune formation musicale s’est frayé un chemin jusqu’à la demi-finale du concours télévisé, où elle s’est inclinée devant un certain Matt Holubowski.

De cette expérience, l’artiste dit avoir acquis la discipline nécessaire pour faire de la musique un métier. « Ce n’était pas une compétition, pour moi, mais une école », lâche-t-elle.

En 2018, elle met la leçon à profit et enregistre Nameless. À mille lieues d’un produit formaté sans personnalité, ce premier album au blues dépouillé, en partie a capella, lui vaut des critiques élogieuses. L’artiste annonce qu’elle est là pour rester.

Nameless sera l’amorce d’une œuvre qui se déploiera sur trois albums. Le fil conducteur : le combat des Afro-Américains vers l’égalité.

Dominique Fils-Aimé

Photo : Andréanne Gauthier

Chants noirs, chants d’espoir

Pour la fille d’immigrants haïtiens, cette traversée musicale historique revêt un caractère aussi douloureux qu’essentiel. « Il y a 100 ans, je n’aurais pas pu être sur une scène pour chanter ces chansons, pas pu voter, pas pu vivre ma vie comme je la vis aujourd’hui », souligne-t-elle. Amoureuse de peinture, elle a conçu chacun des volets de sa trilogie autour d’une couleur et d’un style propres à l’époque évoquée. Ainsi, Nameless est bleu comme la tristesse des chants d’esclaves.

Au contraire, le jazzy Stay Tuned! est rouge de passion et de révolte. Sorti en 2019, l’album lui a valu de nombreux prix et reconnaissances – Félix, Juno, Révélation Radio-Canada – et elle a été finaliste au prestigieux Polaris, qui célèbre le meilleur de la musique canadienne.

La trilogie s’est conclue avec la parution, le 12 février 2021, de l’ensoleillé Three Little Words, porteur d’espoir, et de facture plus soul. « Je voulais de la chaleur, illustre-t-elle. Du jaune, de l’orange.» Après la souffrance et le bouillonnement exprimés dans les deux premiers opus, Three Little Words se veut « un moment pour respirer ensemble, guérir ensemble, danser ensemble ». Quant au titre, il suggère les trois petits mots d’une déclaration d’amour. Mais pas seulement. « C’est “I Love You” avant tout, mais c’est aussi le “I Believe You” des dénonciations [d’inconduites et d’agressions sexuelles]. Il y a beaucoup de formules à trois mots qui permettent d’exprimer de l’amour. »

Comme Black Lives Matter ? « Aussi », acquiesce celle qui a manifesté à la suite de la mort de l’Afro-Américain George Floyd aux mains de policiers blancs au printemps 2020. « Black Lives Matter, c’est une façon de dire qu’on veut que tout le monde se sente aimé, apprécié, respecté, et que la vie de chaque personne compte, que ce soit celle des minorités visibles, des Autochtones ou des personnes souffrant de troubles mentaux ou physiques. » Sans colère dans la voix, avec douceur même, l’artiste confirme l’évidence: oui, bien sûr, elle a fait l’expérience du racisme. Qu’elle soit née à Montréal d’une mère médecin n’y change rien.

« Me faire refuser un appartement par quelqu’un sous prétexte qu’il avait déjà loué à un Noir et que ça s’était mal passé, ou me faire dire: “T’es belle pour une Noire” », énumère-t-elle. Et puis, il y a cette question, qui revient en boucle: « Tu viens d’où ? » posée souvent sans malice, mais usante à la longue. « Ç’a l’air anodin, mais ça fait partie des micro-agressions. C’est comme si je n’étais pas légitime d’être québécoise. C’est où chez nous, d’abord ? Parce qu’Haïti, j’y suis allée deux fois dans ma vie, je n’ai aucune attache là-bas. »

Dominique Fils-Aimé

Photo : Andréanne Gauthier

L’empathie avant tout

Nulle trace de frustration dans les propos de Dominique. C’est que la trentenaire a choisi son camp: celui de l’empathie. « Je crois en nous, affirme-t-elle. Je crois sincèrement que si beaucoup de personnes cultivent la haine, c’est parce que c’est tout ce qu’elles connaissent. Elles vont cracher leur douleur et leur souffrance à la face des autres. Le seul moyen de répondre, pour passer à autre chose, c’est en leur envoyant de l’amour. »

Ce que Dominique Fils-Aimé fait avec sa voix, ses mots, ses airs. « La musique, c’est l’outil de révolution le plus sous-estimé, le plus paisible, non violent qu’on peut trouver. »

Petite, Dominique n’avait pas conscience que la couleur de sa peau pouvait constituer une différence aux yeux des autres. Au Collège Stanislas, établissement privé français d’Outremont, où elle a fait tout son parcours scolaire, « tout le monde avait l’air de venir d’ailleurs, et en même temps d’ici ». Son ami Marc Tristan, qui la connaît depuis la maternelle, décrit une fillette polie, éloquente, qui fredonnait sans arrêt. « Enfants, on pensait aux Backstreet Boys. Et elle nous parlait d’Ella Fitzgerald ! »

Dominique Fils-Aimé assure qu’elle a tout de même succombé aux icônes pop de son époque, Britney Spears, Christina Aguilera et compagnie. Mais ses intérêts musicaux ont toujours été éclectiques. La preuve ? À l’adolescence, elle se délectait d’opéra –sa sœur aînée étudiait le chant lyrique –, tout en vouant une admiration sans bornes à la vedette du métal Marilyn Manson, dont les propos et l’esthétique macabres ont fait scandale dans les années 1990.

« On a suivi ses tournées pendant des années, Marc et moi. Que ce soit à Montréal, à Ottawa ou à Québec, on était là, front row. Je mettais mon rouge à lèvres noir, et on apprenait ses paroles par cœur pour être certain qu’il nous voie chanter. »

Imaginer Dominique en groupie de la provocante rockstar peut sembler incongru. Mais elle enchaîne: « C’est un être extrêmement intelligent. C’est aussi une figure de rébellion; il y a toute une réflexion chez lui, il ne fait pas les choses au hasard. »

Sur scène, l’artiste ne s’inspire guère de son idole de jeunesse. Elle installe plutôt une ambiance proche du recueillement. Les spectateurs sont même priés de ne pas applaudir entre les pièces. Une façon de favoriser une écoute totale… mais aussi, par la bande, de nous faire réfléchir à nos automatismes. « Applaudir est une convention sociale qu’on ne remet jamais en question, fait-elle remarquer. Est-ce qu’on peut réfléchir aux autres choses que l’on fait purement par réflexe ? » Finalement, l’esprit rebelle n’est peut-être pas si loin…

Dominique Fils-Aimé

Photo : Andréanne Gauthier

Trouver sa voie

Jeune adulte, l’étudiante peine à choisir une carrière. Dans son esprit, les arts sont un loisir, pas un travail. Après des cours en mode, en photo et en relations publiques, elle croit avoir trouvé sa vocation dans la relation d’aide. Elle sera psychologue.

Elle est encore à l’université lorsqu’elle est recrutée par une agence offrant du soutien aux employés. Un boulot qui la passionne (« On sous-estime l’importance de la santé mentale », affirme-t-elle), mais qui l’expose à la détresse humaine. Non sans heurt. « Des gens me racontaient leur histoire et je fondais en larmes, se rappelle-t-elle. J’étais incapable de me détacher. » Elle sombre à son tour : épuisement professionnel.

L’arrêt de travail durera un an. Une année au cours de laquelle elle se met à la musique. De façon instinctive, avec un iPhone et un ordinateur. L’effet est thérapeutique. « C’était ma forme de méditation, et ça m’a fait un bien fou. »

Avide de création, elle s’intéresse aux artistes de tout poil qu’elle croise dans le Mile-End, le quartier qu’elle habite à Montréal. De façon toute naturelle, elle leur ouvre la porte de son appartement. De fil en aiguille, le lieu devient une sorte de repaire culturel informel. « Il devait y avoir huit personnes en moyenne qui chantaient, peignaient, écrivaient ou regardaient la télé », se souvient avec amusement son ami Marc Tristan.

« Encourager les gens à créer me nourrissait, explique Dominique. Et eux, ça leur donnait un endroit où socialiser. » C’est au centre de ce joyeux bazar qu’elle se rebâtit. Et qu’elle finit par assumer l’artiste qu’elle est.

Peu après, sans le dire à personne, elle se prêtera aux auditions de La voix, une première fois sans succès, puis une deuxième. Question de se mettre à l’épreuve. La suite est connue : un parcours en crescendo qui attire l’attention un peu partout.

Son agent, Kevin Annocque, ne fait pas de secret sur les ambitions qu’il nourrit pour elle. « Dominique ne se démarquera pas seulement au Québec ou au Canada, dit-il. Elle a une carrière internationale devant elle. »

Portée par le succès de l’album Stay Tuned !, la chanteuse devait d’ailleurs sillonner l’Europe pour y présenter une trentaine de spectacles en 2020. Pandémie oblige, l’Europe attendra. Mais se lamenter sur son sort ? Ça ne semble pas être dans la nature de Dominique Fils-Aimé, qui se désole plutôt pour ses musiciens. « Les spectacles sont leur principale source de revenus, et plusieurs adorent voyager. Je leur répète que ce n’est que partie remise. On traverse un moment difficile, mais ce sera pour vivre une explosion de joie dans peu de temps. Ce seront les années folles, comme après toutes les guerres ! Les gens voudront consommer de l’art plus que jamais. Et on sera là ! »

Les deux heures de notre rendez-vous sont écoulées. Le latté, qu’elle n’a presque pas touché, est froid depuis longtemps. Il ne reste plus qu’à demander à Dominique Fils-Aimé ce qui viendra après Three Little Words, qui boucle sa trilogie. « Cet hiver, je me suis mise à la méditation pour penser à ce qui me ferait du bien et serait utile au monde dans lequel on vit. » Se rapprocher des jeunes l’intéresse vivement, peut-être au moyen d’ateliers d’écriture. « J’ai besoin d’avoir une interaction directe avec cette incroyable nouvelle génération, qui en sait plus que nous. » Et la musique ? « Je ne vais jamais arrêter ! » s’exclame-t-elle. Avant d’ajouter, songeuse : « En fait, je me demande si je ne lancerais pas une autre trilogie… »

Three Little Words est disponible depuis le 12 février 2021; Pour plus de détails, consulter domiofficial.com.

* L’entrevue de Dominique Fils-Aimé a eu lieu avant que le chanteur Marilyn Manson fasse l’objet d’allégations d’agressions sexuelles et de violence conjugale.

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