Elle est arrivée avec une demi-heure de retard, exaspérée par les rues enneigées (« Le trafic était infernal ! »), furibonde de n’avoir pu m’avertir (« On ne m’avait pas donné votre numéro de téléphone ! »). Bref, « à boutte » et, cerise sur le sundae, enrhumée. « Vous l’écrirez, que je suis hystérique ! » Mais non, Marie-Nicole, ce n’est pas mon genre…
Nous nous trouvions dans une salle de répétition aux murs couverts de miroirs dissimulés derrière des rideaux noirs, enfouie sous la Place des Arts. Un endroit génial en cas d’attaque nucléaire, mais plutôt froid pour briser la glace. Qui s’annonçait coriace. À preuve, ce début de conversation :
« Sur le disque hommage aux chansons d’Yvon Deschamps, vous interprétez Les fesses (« Y en a des grosses, y en a des plates / y en a des fermes, y en a des slaques… »). Difficile d’imaginer la Callas chantant cela…
– Je ne suis pas Maria Callas.
– C’est quand même étonnant de voir une chanteuse d’opéra passer de La -traviata aux Fesses…
– Je ne chante pas La traviata, ce n’est pas dans mon répertoire. »
Dieu merci, la température du studio n’est pas restée longtemps au point de congélation, car, à un certain moment, Marie-Nicole Lemieux a ri. Un rire chaud, physique, sensuel, un rire qui prend son temps, le contraire d’une risette vite faite. Quelque chose d’organique, de distinctif.
« Je fais beaucoup de radio. Les gens m’entendent rire et me reconnaissent quand je m’esclaffe dans un magasin. »
La raison de ce rire providentiel ? Le moment où elle a raconté la genèse de sa participation à l’album Deschampsons, sur lequel un florilège d’interprètes reprend des succès du célèbre humoriste. Elle est la seule chanteuse d’opéra parmi les Diane Dufresne, Isabelle Boulay, Michel Rivard, Vincent Vallières et consorts.
« C’est l’idée du réalisateur Marc Pérusse – le frère de François. Pour lui, c’était évident dès le début : Les fesses égale Marie-Nicole Lemieux. Je pense aussi qu’il l’a dit à la première réunion de production, et monsieur Deschamps, qui y assistait et qui est d’habitude très réservé, a répondu que c’était une méchante bonne idée ! Pourquoi moi ? À cause, j’imagine, de la construction de cet air, qui a un côté très opérette, très Offenbach [le compositeur français Jacques Offenbach, pas la gang de Gerry Boulet]. »
Il y avait un chœur dans la version originale, et dans la nouvelle mouture aussi. Mais, cette fois, il est formé d’André Sauvé, Pierre Verville et François Pérusse.
« Je l’ai baptisé mon chœur de fesses. » [Rire]
De Dolbeau à la Scala
Marie-Nicole a été sollicitée pour le -projet Deschampsons l’été dernier. Elle se trouvait alors très loin des Fesses d’Yvon, soit au fameux festival lyrique à Salzbourg, ville autrichienne qui a vu naître Mozart, qu’elle a longtemps trouvé « plate et ennuyant ». Par contre, dites « Wagner », et voyez ses yeux s’agrandir, ses joues rosir :
« Avec lui, ç’a été tout de suite un coup de cœur. Pour moi, c’est l’acte sexuel mis en musique, je le sens dans mon corps. » Elle aura (presque) le même émoi quand elle évoquera Mario Pelchat, son idole de jeunesse « au Lac ». « Je craque quand j’entends L’otage, ma chanson préférée. » [Elle chante : « Je suis l’otage de l’amour, ne me délivre pas… »]
En Europe, la carrière de Marie-Nicole est au zénith, son agenda noirci jusqu’en 2018. Partout où elle passe, les bravos retentissent, les louanges pleuvent. « Elle est l’une des meilleures contraltos du monde », a affirmé le directeur de distribution de la Scala de Milan à La Presse, en janvier 2013. Quelques mois plus tôt, le critique du Telegraph, de Londres, écrivait que « notre » Marie-Nicole avait ni plus ni moins sauvé le Falstaff présenté au Covent Garden, la salle d’opéra la plus réputée de la galaxie :
« La somptueuse contralto a offert la seule véritable performance… »
Dans l’univers de la pop, une telle réussite internationale aurait des retombées sonnantes et trébuchantes.
« Je ne voyagerais pas seule. Je traîne mes valises dans les aéroports. Je paie mes billets d’avion pour aller chanter et, souvent, personne ne m’attend à l’arrivée. Le glamour n’est que sur scène, avec les grosses robes. Tout ce décorum fait peur et les gens pensent que nous ne sommes pas accessibles… »
Pourtant, l’accessibilité est, avec le rire, l’une de ses marques de commerce. Elle est l’anti-Castafiore par excellence, se traite de « niaiseuse » puis lâche un juron que le public de la Scala ne comprendrait pas. Marie-Nicole est une ambassadrice-née pour décoincer un genre musical trop souvent vu comme élitiste.
« On dit que les divas sont maniaques au sujet de leur voix. Et vous ? Les courants d’air ? Pour une femme enrhumée, je vous trouve pas mal décolletée…
– Je peux l’être encore plus [elle baisse son gilet pour exposer davantage de poitrine]. Je suis rock’n’roll si je me compare à d’autres, qui se promènent avec du désinfectant ou un masque dans l’avion. Mais j’étais plus freak avant d’être mère [il y a sept ans, d’une fille]. Un enfant attrape tous les microbes qui passent et nous les transmet. »
De son enfance à elle, Marie-Nicole Lemieux ne conserve pas que de bons souvenirs, même si, quand elle retourne dans son coin de pays, les après-midi passés à ramasser des bleuets comme jadis lui font un bien fou. La gamine qui a repris Tout le monde veut aller au ciel de Petula Clark à son premier concours, au Festival western de Dolbeau (qu’elle n’a pas gagné), n’est jamais très loin.
« L’adolescence ? [pause] Sur papier, tout allait bien, mais j’ai souffert de solitude. Beaucoup.
– L’art vous a-t-il sauvée ?
– Non, le sport, même si la musique était toujours là et qu’elle me faisait rêver. Au secondaire, j’ai été gardienne de but de l’équipe de handball. Je suis ronde, mais très sportive. Je faisais de l’athlétisme l’été, le lancer du poids, j’ai gagné trois médailles provinciales. J’étais forte. Je cassais toujours les gars au poignet, je leur faisais peur. Pourtant, je voulais être aimée, avoir un chum. J’étais plutôt la meilleure amie, la grosse. »
Le temps alloué étant terminé, la cantatrice a tiré sa révérence en chantant un air de Samson et Dalila, qu’elle s’en allait répéter dans une autre salle pour l’Opéra de Montréal : « Je viens célébrer la victoire de celui qui règne en mon cœur… »
Et elle m’a laissé enchanté.