Photo: Unsplash/Michael Descharles
Notre ami C. vit dans une petite maison avec bécosses et douches extérieures qu’il a bâtie à trois kilomètres de la route 132 et à un jet de pierre de la mer. L’hiver, le chemin de terre qui relie son terrain dans le bois à la route n’est pas dégagé, C. rentre chez lui en raquettes ou en motoneige avec ses courses sur le dos.
Avant la crise sanitaire, il avait l’habitude d’aller au moins une fois par semaine à la bibliothèque du village, c’est un bon lecteur. La bibliothèque est le pivot de notre village de Gaspésie, où il n’y a ni bar ni café. C’est là qu’on s’échange les bonnes adresses, le nom et le numéro de téléphone d’un électricien à la retraite qui fait encore des petits travaux, les têtes d’ail à planter et les graines pour le jardin, les fils pour bloquer un tricot, les invitations à souper, les derniers potins de l’usine.
La semaine dernière, mon amoureux a proposé à C., qui était en train de relire Les raisins de la colère de Steinbeck, d’aller lui porter des livres dans le bois. Il a choisi des romans québécois, français et en traduction, parce que c’est meilleur pour la santé de varier les nourritures littéraires. On a ramassé nos raquettes au cas où, deux bouteilles d’eau et une tablette de chocolat pour nous redonner des forces à mi-parcours, puis on a avalé les six kilomètres aller-retour en bottes d’hiver : la neige qui s’est accumulée sur le chemin depuis novembre a enfin commencé à fondre. L’hiver dure six mois, en Gaspésie.
On a gardé nos distances, chez C. On a même refusé le thé et le plat de raisins qu’il nous a offerts, mais on a vu la mer. Mon téléphone a vibré. Mon père vit seul dans un deux-pièces du Plateau-Mont-Royal avec toilettes communes à l’étage, on se parle chaque jour depuis un mois. Il avait laissé un message dans ma boîte vocale pour me dire qu’il allait bien. À 900 km de Montréal, ma ville natale, j’ai posé une main sur la rambarde habilement gossée par C. et j’ai fixé la ligne où le ciel rejoint la mer, l’horizon.
La Gaspésie est une région fermée. Des policiers aux checkpoints contrôlent les passages jusqu’à nouvel ordre. Je n’aurais jamais pensé écrire un jour, dans un texte personnel rédigé au je, une phrase qui devrait plutôt, dans mon univers, appartenir à la fiction. Mais la pandémie a dessiné une frontière dure temporaire entre certaines régions éloignées et les grandes villes du Québec.
Il existe pourtant une frontière molle durable entre les mondes urbain et rural d’ici. Confinée depuis peu, mais isolée depuis un bail, la Gaspésie est privée d’un transport collectif moderne et abordable qui abolirait certaines distances. On nous promet le retour du train dans la péninsule en 2025, mais les tronçons de chemin de fer précaires ou carrément pourris, et les visions d’avenir qui mettent un temps fou à se matérialiser maintiennent cette frontière molle en place.
Pour la suite du Québec, quand on aura levé les barrages routiers, on pourrait se donner les moyens d’occuper le territoire comme il faut, là où c’est possible.
Perrine Leblanc est l’auteure de L’homme blanc (Le Quartanier ; Boréal compact) et de Malabourg (Gallimard). Elle a reçu le Grand prix du livre de Montréal en 2010 et le prix littéraire du Gouverneur général du Canada en 2011, et elle a été finaliste du prix Françoise-Sagan en 2014. Elle vient de terminer l’écriture de Gens du Nord, qui met notamment en scène les Troubles en Irlande du Nord, et prépare avec Geneviève Godbout un roman illustré intitulé La reine Maeve.
Inscrivez-vous aux infolettres de Châtelaine