Culture

Elisapie, une artiste pour la paix

Elle se dit très francophone et très anglophone, très autochtone et très blanche. Elle se décrit comme une humaniste, surtout pas comme une activiste, encore moins comme une porte-parole. Et elle a tous les talents… même celui de guide quand vient le temps de visiter une exposition.

Elisapie

Photo : Andréanne Gauthier

Unnusakkut… unnusakkut… Dans un coin du Musée McCord, à Montréal, je répète ce mot d’inuktitut pendant que j’attends l’Inuk la plus connue du Québec. Il signifie « bon après-midi ». Évidemment, quand je le lui bredouille, Elisapie ne saisit pas d’emblée mon charabia, mais m’accorde un A pour la marque d’attention, qu’elle souligne avec un franc « Nakurmiik ! » (merci).

« Quelle bonne idée de faire l’interview ici. Je voulais absolument voir cette exposition », dit Elisapie à propos de Voix autochtones d’aujourd’hui – Savoir, trauma, résilience. Elle est contente de faire d’une pierre deux coups. Sinon, où aurait-elle trouvé le temps d’aller au musée, avec ses trois enfants, ses projets musicaux, ses incursions au cinéma et la multitude de conférences qu’elle donne un peu partout dans le pays…

Car il y a plusieurs Elisapie. L’autrice-compositrice-interprète, d’abord, qui planche depuis l’an dernier sur un nouvel album. « Je suis en train de le finir. Il devrait sortir à la fin de l’année. » Lancé en 2018, son précédent opus, The Ballad of the Runaway Girl, a recueilli des critiques élogieuses et lui a ouvert les portes de la France. Le quotidien français Le Monde a même dépêché un journaliste jusqu’à sa terre natale, le Nunavik.

Il y a aussi l’idéatrice, la directrice artistique et la productrice, qui bosse depuis des mois sur la deuxième édition du Grand Solstice, un spectacle télévisuel d’envergure célébrant la Journée nationale des peuples autochtones, le 21 juin. « Il sera présenté à Radio-Canada en prime time », précise-t-elle fièrement.

Sans oublier l’actrice, qui fera bientôt ses débuts au cinéma. Dans un premier rôle, à part ça ! Elle incarne une chercheuse en science cognitive dans V F C, un film d’horreur qui doit prendre l’affiche cet automne. « J’avais déjà eu d’autres offres pour jouer, mais je n’étais pas prête. J’ai trouvé le tournage très exigeant. » Néanmoins, elle y a pris goût, et sera de la distribution de Motel Paradis, une série policière mettant en vedette Gildor Roy (Club illico).

Elisapie

Photo : Andréanne Gauthier

L’histoire au travers des œuvres, des objets

Elisapie est aussi documentariste et réalisatrice. L’un de ses films, Hudson Babies, devrait bientôt se concrétiser. « Il porte sur les enfants nés, comme moi, d’une relation entre un employé de la Compagnie de la Baie d’Hudson et une femme autochtone. J’ai connu mon père, un Blanc, chance que plusieurs autres n’ont pas eue. George Pinkston aimait vraiment Eva, ma mère, mais pour plusieurs raisons, ils ne pouvaient pas vivre ensemble. Il est retourné chez lui, à Terre-Neuve, où je suis allée souvent. » C’est de son père qu’elle a hérité ses taches de rousseur et sa taille. « Je suis grande pour une Inuk. Et mon petit côté étrange, ça vient aussi de lui… »

Elisapie a également dans ses cartons une collaboration avec le peintre et auteur Marc Séguin et l’Office national du film (ONF). « Il s’agit d’un conte d’animation, dit-elle, sans trop s’avancer. Ça commence à bouger, mais l’animation prend une éternité. »

Ouf ! Pas étonnant qu’elle soit arrivée au rendez-vous quasi au pas de course !

Dans une grande salle, le Musée a réuni, outre des témoignages sur vidéo, une centaine d’objets, souvent anciens, provenant de l’une ou l’autre des 11 nations autochtones du Québec, dont le mois de juin célèbre l’histoire au pays.

Et Elisapie semble les connaître tous. L’interviewée devient guide.

« Ça, dit-elle en désignant un traîneau à chiens miniature, ça vient des Inuit. Tu vois comment c’est différent du toboggan des Naskapis ? Et cette ceinture faite de coquilles ou de perles, c’est un wampum huron-wendat… »

Une aiguille à tatouage du 17siècle pique ma curiosité. « Chez nous, m’explique-t-elle, le tatouage est une vieille tradition que les missionnaires ont supprimée dès leur arrivée. Les femmes se faisaient tatouer sur le ventre jusqu’aux cuisses pour que le bébé, lorsqu’il sort de sa maman, voie de belles choses. J’aimerais avoir ce genre de tatouage, mais c’est un peu tard. »

La voilà qui montre d’un doigt triomphal un modeste bout de bois rectangulaire percé de deux fentes très minces. « Des lunettes de soleil, inventées par les Inuits comme plein de choses extraordinaires… »

Son bonheur de découvrir l’exposition est beau à voir, son savoir, remarquable, et sa manière de le distiller, fascinante. Elisapie a un don de conteuse, qu’elle a d’ailleurs mis à profit dans Wapke («demain» en langue atikamekw), un recueil de nouvelles autochtones publié en 2021 chez Stanké, rassemblant divers auteurs sous la supervision de l’écrivain et journaliste innu Michel Jean.

« À ma retraite, je vais écrire pour les jeunes de chez nous, leur dire à quel point m’évader par l’imagination m’a aidée. Ensuite, ajoute-t-elle d’une voix forte qui résonne dans le calme muséal, ce sera un livre sur l’émancipation sexuelle des femmes autochtones. Avant l’arrivée des Blancs, on était des êtres libres. Il faut se réapproprier ce qu’on nous a enlevé. Parce qu’on est devenus très pudiques. Mes premières menstruations ont provoqué toute une surprise. Ma mère ne m’y avait pas préparée. »

Avec sa fille de 15 ans, elle ne lésine pas sur les informations. « Je lui dis : ton vagin, c’est un pouvoir, un endroit qui peut guérir, qui te donne du plaisir et en plus tu fais un enfant, it’s crazy. Elle me répond : mamaaaaan ! » Elisapie éclate de rire.

En fait, elle a le rire facile. Selon la rumeur, elle serait une fille de party, ce qu’elle confirme. D’ailleurs, là réside l’un des préjugés les plus tenaces au sujet des Autochtones, croit-elle.

« Les gens nous voient comme des victimes. Pourtant, nous aussi, on aime avoir du plaisir. On rit beaucoup et souvent, entre nous, de nos aventures dans l’environnement des Blancs. L’humour est un antidote à la souffrance. »

Elisapie

Photo : Andréanne Gauthier

Si loin, si proche

En déambulant dans le musée, nous passons devant une photo d’archives en noir et blanc. Des enfants autochtones prennent la pose devant un pensionnat. Visages graves, sourires rares. Le mot trauma qui figure dans le titre de l’exposition prend soudain tout son sens. « Je ne veux pas voir ça, je ne veux pas voir ça… » répète Elisapie.

Dans le récent documentaire Elisapie – Faire face à la musique (présenté en septembre 2021 sur ICI ARTV), qu’elle a scénarisé et produit, elle donne la parole à son ami, l’auteur-compositeur-interprète innu Florent Vollant. Il y raconte qu’il a été arraché à sa famille à l’âge de cinq ans.

« Comme il l’explique lui-même, Florent était bon à l’école, c’est ce qui l’a sauvé. J’ai des oncles qui sont allés dans ces établissements. Des histoires d’horreur, j’en ai entendu. Chez nous, les jeunes partaient pour les pensionnats au Manitoba vers l’âge de 12 ans seulement. Les plus jeunes ont été un peu épargnés, on était tellement loin…» dit-elle, en jetant un regard furtif sur la photo des enfants.

Loin, en effet. Salluit, où Elisapie a grandi, est situé à plus de 1800 km au nord de Montréal, soit aussi loin de la métropole que se trouve Orlando, en Floride. « Oui, c’est loin, mais on fait partie du Québec. On vote, on paie des taxes. Les gens l’oublient. »

Même si Elisapie a passé la moitié de ses 45 années de vie « dans le Sud » – comme les Inuit appellent le Québec hors Nunavik –, ce « on » qu’elle emploie évoque son peuple, bien sûr. Mais c’est un « on » qui, par extension, englobe tous les autres peuples autochtones unis, comme elle dit, par leur rapport au territoire.

Son amoureux, français d’origine et programmateur au Festival de jazz de Montréal, témoigne de l’attachement d’Elisapie à cet espace, à ces valeurs. « Quand elle voit passer les oies dans le ciel qui s’en vont vers le nord, elle grogne », a-t-il écrit sur Facebook. Sa blonde grogne-t-elle de dépit parce qu’elle ne peut se joindre au groupe ? « Oh, non ! Ces oies, elle a envie de les manger. C’est son instinct de chasseuse ! » répond Maurin Auxéméry en s’esclaffant au téléphone.

Elisapie

Photo : Andréanne Gauthier

Cri du cœur

Plus loin dans le musée, un magnifique porte-bébé kanien’kehá:ka (mohawk), vieux d’un siècle, doté d’un matelas rembourré de plumes de canard et d’outarde, attire son attention. Elle lit la description : « Si on le fait avec des plumes de huard, l’enfant ne dort pas bien parce que le huard crie tout le temps, et ses plumes sont très bruyantes. » Un texte signé Roger Echaquan. « Je l’ai rencontré, une super personne. C’est l’oncle de Joyce », précise-t-elle.

La fin tragique de Joyce Echaquan à l’hôpital de Joliette, à l’automne 2020, a causé un électrochoc parmi les communautés autochtones et toute la société québécoise. « Pour Elisapie, c’était comme perdre un membre de sa famille, c’est venu la chercher au plus profond de son être. Pleurs, rage, énervement », se souvient Maurin.

Dans sa chambre, de façon spontanée, sans retenir ses larmes ni sa colère, la femme de sa vie et mère de ses deux fils a enregistré un cri du cœur adressé au premier ministre, intitulé Cher premier ministre. Elle lui posait entre autres cette question : T’es né où, François ? « Oui, j’ai osé le tutoyer. Après, j’ai su que ça ne se fait pas. François Legault est sûrement une bonne personne, un bon papa, mais en tant qu’homme de pouvoir, en refusant d’admettre que le racisme systémique existe, il manque une occasion incroyable de faire avancer le Québec. Justin Trudeau, tu l’aimes ou pas, mais au moins il a ouvert la plaie, reconnu qu’on est malades et qu’on a besoin de guérir. »

Du coup, celle qui se définit comme humaniste et non pas activiste ou porte-parole s’est aperçue que sa parole portait : tous les médias ont fait écho à sa sortie sur Instagram. Elle a même été invitée à Tout le monde en parle.

Il s’agissait là de son deuxième geste politique dans la même année. Six mois auparavant, alors que des Autochtones bloquaient des voies ferrées et paralysaient le pays, Elisapie avait organisé dans l’urgence un spectacle-bénéfice et avait fait appel à Natasha Kanapé Fontaine afin de l’aider. « C’était pour faire comprendre les motifs derrière cette crise, relate la poète innue. Je connaissais Elisapie depuis quelques années, et cet événement de solidarité incroyable a soudé notre amitié. »

Militante de longue date et « artiviste », comme elle le dit elle-même, Natasha Kanapé Fontaine a été agréablement surprise d’accueillir Elisapie dans ses rangs. « En tant qu’artiste, elle a une très grande tribune pancanadienne. Ce qu’elle a fait, à la suite du décès de Joyce, notamment, a beaucoup contribué à notre cause », fait valoir l’écrivaine et actrice.

Elisapie avait brisé la glace de l’engagement l’année précédente, sur Facebook. Le 21 juin 2019, Journée nationale des peuples autochtones du Canada, soit 48 heures avant de chanter à la Fête nationale des Québécois, elle montait au créneau. Dans Très cher Québec, un brûlot appuyé d’une vidéo, elle se désolait devant le manque de curiosité et d’ouverture des Blancs. « Quand est-ce qu’on va nous célébrer, nous, les peuples autochtones ? me demande-t-elle. Pourtant, on est partout, à Trois-Rivières, en Gaspésie, sur la Côte-Nord. Vous devriez parler entre vous et vous dire : “Aïe, je ne connais rien sur les Autochtones.” Vous devriez avoir ce courage, mais vous n’osez pas. »

Elisapie ne tient pas à enseigner aux Allochtones quoi faire pour que les mots « vérité » et « réconciliation » deviennent plus que de belles intentions. La balle est dans notre camp, selon elle. Visiter cette exposition du Musée McCord est un bon début. Et comme tous les Québécois savent dire bonjour en espagnol, ils pourraient peut-être apprendre à le dire aussi dans l’une des langues autochtones : kwei (employé chez plusieurs Premières Nations) ou encore ai, en inuktitut.

Una

Elisapie n’est pas fâchée, au contraire. La rencontre est si agréable qu’elle se serait sûrement terminée devant une bière si son agenda le lui avait permis. J’aurais pu l’écouter pendant des heures.

Debout devant un parka imperméable en intestin de mammifère marin comme en portaient les Inuit il y a 5000 ans, elle évoque des traditions étonnantes – et peut-être choquantes pour les Blancs –, dont elle est l’héritière, et même le fruit. Ainsi, à sa naissance, sa mère l’a « donnée » à une de ses cousines qui ne pouvait enfanter. Une promesse faite à sa grand-mère maternelle, décédée un an plus tôt. « Donner un premier enfant à ses grands-parents pour qu’ils aient de l’aide dans leur vieillesse est assez banal chez nous. Mais après mon deuxième accouchement, j’ai fait une dépression post-partum qui a vraiment brassé des choses. »

Elle avait des questions, les a posées à sa mère biologique et a filmé le tout. « Sans caméra, je n’aurais peut-être pas eu l’excuse, ou le courage, de le faire. » De ce document ultra personnel, elle a tiré le vidéoclip d’une chanson envoûtante, Una (« je te donne », en inuktitut). Elle-même aurait-elle pu donner un enfant à un membre de sa famille ?

« Probablement. » Cette dépression lui a été bénéfique à divers égards, selon elle. Ce que confirme Marie-Carole Noël, une amie de longue date qu’elle appelle sa « grande sœur­ » et avec qui elle a fondé sa boîte de production, Les Films Sanajik. « Ce n’est plus la même femme, assure Marie-Carole. Comme elle le dit de façon si touchante dans le documentaire qu’on a préparé ensemble, Elisapie – faire face à la musique, elle a fait un peu mourir cette petite fille qui se sentait comme un imposteur, qui ne voyait pas sa valeur. C’est le cas de trop d’enfants autochtones qui n’ont pas reçu d’encouragements de leurs parents, qui sont devenus chefs de famille très jeunes. »

Elisapie en rajoute. « J’ai toujours eu l’impression d’être niaiseuse. Dans le sens où je peux vite tomber dans l’autodérision et dire des choses pas possibles, pas tout haut, mais dans ma tête. J’avais besoin d’entendre “t’es belle, t’es bonne”, parce que je ne croyais pas l’être. »

Qu’on ne s’y méprenne pas : elle apprécie encore d’entendre qu’elle est belle et bonne. Sauf que ce n’est plus un besoin à assouvir par l’approbation des autres. « Je regarde dans le miroir mon corps qui a eu trois enfants, qui a pris du poids, qui a de la cellulite, et je l’aime. C’est fou comment le bien-être intérieur peut changer le regard que tu portes sur toi. Je veux profiter de cette belle quarantaine. Je pense que je me sens plus vivante que jamais. »

Et sans nous en rendre compte, nous voici parvenus à la fin de l’exposition.

« C’est déjà fini ? »

Bien oui, Elisapie. Nakurmiik !

 

Elisapie se joindra à l’orchestre métropolitain le 25 septembre, dans le cadre de la série Carte blanche.

Voix autochtones d’aujourd’hui – Savoir, trauma, résilience est une exposition permanente du musée McCord.

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