Photo: Ezra Bailey/Getty images
L’enfance et l’adolescence de Rose-Aimée Automne T. Morin ont été marquées par le long combat contre le cancer de son père. Et par son décès, qui pesait encore lourd dans la vie de sa fille lorsque celle-ci a atteint l’âge adulte. « Je traînais des cicatrices. Des belles… et des moins belles », dit la chroniqueuse et animatrice. Puis, un jour, elle a eu un flash : pourquoi ne pas aller à la rencontre d’autres personnes ayant eu à composer, elles aussi, avec le deuil à un jeune âge ? La jeune femme pourrait alors discuter avec elles de l’impact que cette émotion avait eu sur le développement de leur identité et apprendre d’elles la façon de composer avec ce traumatisme.
Cette démarche, née d’une soudaine inspiration, l’a transformée au-delà de ses attentes. « Mes “mentors en deuil” m’ont aidée à réaliser que je pouvais m’approprier cette expérience et en faire une force », se souvient-elle. Entre autres effets positifs, elle a désormais confiance en sa propre résilience lorsqu’elle fait face à l’adversité. Le titre de l’essai qui a résulté de ces rencontres, Ton absence m’appartient (publié en 2019 chez Stanké), évoque ce constat.
Mais qu’est-ce que l’inspiration, au juste ? Il faut la voir comme « une soudaine prise de conscience, suivie d’une idée qui permet de la mettre en œuvre », explique le chercheur en psychologie Jonathan Schooler, qui étudie la créativité à l’Université de Californie à Santa Barbara. On la reconnaît à la puissance de la sensation qu’elle provoque – que les spécialistes ont baptisée « moment aha ! » – et à l’élan qui l’accompagne, c’est-à-dire le désir d’agir pour la faire exister. Une idée forte, donc, qui reste en tête et donne envie de la concrétiser.
Surtout associée aux artistes dans l’imaginaire collectif, l’inspiration peut en fait aider tout le monde. On lui doit certes les chefs-d’œuvre de Mozart, mais aussi des inventions et des projets de toutes sortes, et même des changements de carrière. Voici comment des créatrices arrivent à susciter cet élan, et ce que des chercheurs proposent pour vous aider à la trouver dans votre vie.
Chacune d’entre nous a intérêt à créer les conditions favorables pour que les « moments aha ! » surviennent le plus souvent possible, affirme la psychothérapeute et spécialiste de l’art-thérapie Maria Riccardi, qui travaille, notamment, avec des personnes vivant de grandes transitions. « Chez
certaines personnes, l’inspiration donne un sens plus profond ou plus authentique à la quête de soi.
Pour laisser venir l’inspiration, il faut prendre exemple sur les meilleurs. Certaines personnes semblent en effet avoir l’inspiration particulièrement facile, qu’il s’agisse d’inventeurs en herbe ou de créateurs en série, ou encore de gens qui posent un regard inusité sur la vie.
Ces hypercréatifs partagent certains traits de personnalité, selon les experts interviewés. Leur plus grande qualité est la curiosité, une sorte d’ouverture d’esprit face à tout ce qui est nouveau, a observé Jonathan Schooler, qui dirige un laboratoire de recherche où des chercheurs étudient le processus créatif.
De manière générale, les études montrent que les personnes les plus créatives tolèrent l’ambiguïté mieux que la moyenne des gens, affirme Dany Baillargeon, professeur au Département de communication de la Faculté des lettres et sciences humaines de l’Université de Sherbrooke. Il décortique dans ses recherches les mécanismes de la création, dont ceux qui sont propres à l’inspiration. « Ces personnes sont aussi plus ouvertes que les autres à de nouvelles expériences, ce qui leur donne plus de cordes à leur arc quand vient le temps de créer. »
Les champions de l’inspiration ont aussi une plus grande capacité que les autres à remarquer des détails ou à faire des liens entre des idées ou des événements, ajoute Jonathan Schooler.
La bonne nouvelle, selon Jonathan Schooler, c’est qu’il est possible de cultiver au quotidien les
qualités propres aux gens très créatifs. Parmi les conditions gagnantes qui aident à attirer la muse plus souvent : ne pas attendre passivement que celle-ci se présente.
Véritable athlète de l’inspiration, la prolifique autrice Marie-Andrée Labbé doit livrer 150 pages de textes par semaine pour que l’équipe de la série télé STAT puisse tourner. Pour arriver à produire un tel volume, elle a dû apprendre à se connaître. Les parfums éveillent en elle différents états; c’est pourquoi elle en garde une cinquantaine de flacons à portée de la main lorsqu’elle écrit. La musique de Céline Dion lui est aussi fort utile.
Rose-Aimée Automne T. Morin, qui jongle avec ses chroniques dans La Presse+, une émission
hebdomadaire sur ICI Première et le développement de concepts télévisuels pour la boîte de production KOTV, a compris tôt dans sa carrière que, l’inspiration étant sa ressource première, elle devait apprendre à la maximiser. « J’ai frôlé l’épuisement mental, se souvient la touche-à-tout, mais avec les années, j’ai trouvé plein d’outils qui me permettent d’avoir toujours autant d’idées tout en en faisant quelque chose de nourrissant, plus qu’un poids. »
La créatrice consacre des plages horaires, bloquées dans son agenda, à nourrir sa créativité. Elle peut y développer une de ses dizaines d’idées déjà notées, mais si rien ne suscite une véritable inspiration, elle sort marcher et observe les menus détails du quotidien. Dans les lieux publics, elle écoute les
conversations. « Je veux savoir ce qui préoccupe les gens, à quoi ils rêvent. Je suis convaincue que tout le monde a de quoi nous inspirer, même simplement
un sourire. »
Elle lit de tout – essais, poésie, fiction – pour développer sa vision personnelle. « Je m’expose aussi volontairement à des choses qui ne m’intéressent pas de prime abord, ce qui me permet d’explorer mes angles morts, de trouver une nouvelle manière, à moi, de réfléchir à des enjeux. »
Une telle discipline ne tue-t-elle pas l’inspiration ? Au contraire, affirme Jonathan Schooler, citant l’inventeur Thomas Edison : « Le génie, c’est 1 % d’inspiration et 99 % d’effort ». Pour saisir l’inspiration, il faut être disponible quand elle passe !
Dany Baillargeon abonde dans le même sens : il faut aller à la rencontre de l’inspiration. « C’est comme un diapason, qui doit entrer en contact avec quelque chose pour résonner. » Ainsi, il vaut mieux établir un contexte régulier, destiné à la création, qu’attendre d’être en vacances pour s’y mettre. Quelques minutes par jour peuvent suffire.
Apprivoiser l’inspiration ne doit toutefois pas devenir une corvée, puisque ce serait contre-productif. « On a tellement de responsabilités et d’impératifs en tant qu’adulte. La créativité, c’est le petit terrain de jeu qu’il nous reste ! » plaide Rose-Aimée Automne T. Morin, qui s’amuse encore, comme le font souvent les enfants, à s’imaginer des scénarios.
Quand l’inspiration se fait désirer, l’auteure Dominique Fortier se donne des mandats d’écriture : décrire une scène, un paysage, « comme le pianiste fait ses gammes pour délier ses doigts ». Dany Baillargeon, chercheur mais aussi musicien, partage sa vie avec une artiste visuelle. Les conjoints s’amusent à piger chaque jour, dans un pot, un petit papier sur lequel figure une consigne qui stimule leur créativité, puis à tenter de s’y conformer.
Les voies de l’inspiration étant propres à chacun, rien ne sert de chercher à développer un intérêt « parce qu’il le faut », insiste Dany Baillargeon. Il importe plutôt de se reconnecter avec soi, pour reconnaître les choses qui nous font vibrer, puis de leur faire plus de place. « Les gens sont plus créatifs après avoir apprécié des œuvres artistiques qui sont en phase avec leur personnalité », explique la postdoctorante Madeleine Gross, qui a cosigné avec Jonathan Schooler une recherche à ce sujet, publiée en 2022 dans le Creativity Research Journal.
La nature occupe une place centrale dans la vie de la romancière primée Dominique Fortier, qui a notamment signé Les villes de papier et La part de l’océan (Alto, 2018 et 2024). Elle sort marcher aussi souvent que possible et passe ses étés au bord de la mer. « La forêt, l’océan, ce sont des endroits où tout ce qu’on tait, parce qu’il y a tellement d’interférence d’habitude,
remonte à la surface. »
Jonathan Schooler a consacré plusieurs projets de recherche à évaluer les bienfaits de la rêverie (mind-wandering, dans le langage du chercheur), qui serait l’état d’esprit le plus à même de faire germer des idées particulièrement inspirées. « Il faut éteindre les médias sociaux, sortir de la maison. Il y a cette tentation, de nos jours, de toujours faire quelque chose, ce qui interfère avec la possibilité de simplement rêvasser. » Les activités qui occupent le corps tout en laissant l’esprit flotter, comme la promenade ou simplement prendre une douche, ont un puissant effet sur la créativité, explique le chercheur.
Comme la vie va vite, le temps nous manque parfois pour développer une idée qui nous allume. Maria Riccardi propose de laisser traîner des petits carnets dans la maison, pour noter nos idées et pouvoir y revenir plus tard. Elle suggère aussi de s’aménager un petit coin, dans une pièce, et d’y réunir des choses qui nous émeuvent, qui mettent en marche notre créativité.
Dominique Fortier est fortement inspirée par les auteurs qui la touchent, dont certains qu’elle relit régulièrement. Madeleine Gross n’en est pas surprise. C’est que l’inspiration serait contagieuse : l’exposition à des œuvres saluées par la critique stimule la créativité, à en croire les résultats de travaux que la chercheuse mène en collaboration avec Jonathan Schooler, et dont les premiers résultats devraient être publiés en 2025. Des centaines de personnes se sont prêtées au jeu d’écrire de courts textes après avoir été exposées à des œuvres audiovisuelles choisies par les chercheurs. Les notes attribuées à leurs textes par des évaluateurs indépendants ont montré que les films plus créatifs artistiquement inspiraient aux auteurs des textes plus originaux.
Quand l’inspiration commence à se débloquer et que les idées fusent, comment distinguer des autres les authentiques bonnes idées, celles qui valent la peine d’être mises à exécution ? Pour Dominique Fortier, c’est la persistance qui leur permet de passer le test. « Il m’arrive souvent de trouver une idée super intéressante, puis de l’oublier rapidement. Quand une idée finit par m’habiter, je sens le besoin d’en faire quelque chose. »
Marie-Andrée Labbé se base, quant à elle, sur l’effet que lui fait l’idée. « Si elle te gêne, te fait sentir un peu bizarre, c’est que tu as touché à quelque chose de vulnérable, à ta vérité. Vas-y, creuse là ! » suggère la scénariste.
« Donne-toi du temps pour explorer cette idée, recommande Rose-Aimée Automne T. Morin. Va marcher sur l’heure du lunch en y pensant. Essaie d’en faire quelque chose de concret. Si tu réalises que tu es obsédée par les affiches de chats perdus, va faire du bénévolat dans un refuge. Ce sera peut-être passager, mais tu n’auras pas perdu ton temps. »
Pour exprimer une vision originale, il n’est pas toujours facile de faire fi de cette petite voix intérieure qui nous autocensure. « La peur de l’échec, du jugement, sont des inhibiteurs qui peuvent torpiller n’importe quel processus créatif », explique Dany Baillargeon. Rose-Aimée Automne T. Morin exhorte à s’en détacher : « Même si ton idée est mauvaise, peu importe : toi, tu l’aimes ! »
L’essentiel, résume Marie-Andrée Labbé, est de toujours chercher à se rapprocher de sa propre vérité : « L’inspiration, c’est accepter de se laisser porter par ce qui nous attire, pour avoir une vie qui nous ressemble plus, pour développer notre monde intérieur. Ça fait de la place pour être soi. »
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Catherine Pelchat est journaliste indépendante. Elle est passionnée par les enjeux de société, et tout particulièrement par ceux qui touchent les femmes. Son travail de journaliste est nourri par une multitude d’expériences: diplômée d’histoire américaine, elle a aussi été, dans une vie parallèle, recherchiste pour des documentaires et des émissions de télévision. Elle aurait besoin d’au moins trois vies pour faire le tour de tout ce qu’elle veut apprendre.