Voyages et escapades

Voyage enivrant

Sur la Route des vins du Québec, on porte un double toast : le premier aux nectars délicieux et le second aux vignerons passionnés qui les mettent au monde.

On a ri d’eux. Ils sont fous, disait-on. Mon pays, c’est l’hiver, chante Vigneault, et ce n’est pas un endroit où planter de la vigne et espérer boire quelque chose de bon. Déjà, au XVIIe siècle, Samuel de Champlain avait tenté l’expérience, et le vignoble avait gelé. Au début des années 1980, une poignée de Québécois et quelques Français tentèrent de nouveau le coup, investissant temps et argent, rêvant du jour où la Belle Province produirait du vin en quantité et, surtout, de qualité.

Un quart de siècle plus tard, ce rêve est devenu réalité. Et on compte désormais tant de vignobles en Estrie qu’un circuit touristique a été inauguré il y a deux ans. La Route des vins, c’est 132 km, 11 villages, 12 vignobles, tous clairement identifiés par de petits panneaux bleus décorés d’une grappe de raisins. La suivre, c’est partir à la découverte de contrées magnifiques, d’un monde de saveurs et de couleurs, surtout l’automne. Un monde peuplé de gens accueillants et passionnés.

Dans une autre vie, Viviane Crevier travaillait en relations publiques à Montréal. Aujourd’hui, elle dirige un superbe vignoble niché dans un coin d’éden. Le chemin Ridge, qui mène à son domaine en briques rouges, est bordé d’arbres majestueux dont les cimes, entremêlées, forment un toit feuillu au-dessus de la chaussée. Yeux lourds, voix grave, ton parfois impérieux, Viviane – mélange de la cinéaste québécoise Micheline Lanctôt et de l’actrice britannique Charlotte Rampling – raconte son histoire pendant qu’elle ouvre une bouteille de Champ de Florence, un excellent rosé qui porte le prénom de l’une de ses deux filles.

« La maison, construite à la fin du xixe siècle, appartient à mon chum. » Son chum, c’est Denis Paradis, député libéral de Brome-Missisquoi, élu pour la première fois en 1995. À cette époque, ce n’était qu’une maison de campagne comme tant d’autres, un havre de paix loin de la clameur urbaine. « Je voyais mes voisines sur leur tracteur, se rappelle Viviane, et elles avaient l’air d’être si bien… »

Suivant le conseil de viticulteurs de la région, le couple Crevier-Paradis plante les 2 500 premières vignes en 1996, sans trop savoir dans quoi il s’embarque. « Au début, tu manges ta chemise. Le rendement est long et ardu. Un vignoble, c’est de l’agriculture. Quand il fait beau, on travaille de l’aurore jusqu’à 10 heures le soir au cas où il pleuvrait le lendemain. »

Et quand les nuits d’automne sont trop fraîches trop tôt, il faut réagir vite pour protéger la récolte, explique Viviane, qui dirige toutes les opérations d’une main qu’on imagine de fer et dont les ongles sont vernis de rouge. « Il faut alors chauffer le vignoble, c’est-à-dire allumer des bûches dans les allées à deux heures du matin comme c’est déjà arrivé, pour faire monter la température ! »

Neuf ans, des centaines de milliers de dollars d’investissement, bien des sueurs froides et 50 000 autres ceps plus tard, le Domaine du Ridge a l’une des plus grosses productions de la région : 20 000 bouteilles de divers crus, dont le Vent d’Ouest, un vin blanc sec et vif aux arômes d’agrumes. Dans son guide 2004, le réputé sommelier François Chartier lui a attribué trois étoiles et demie. « Une référence pour la province », selon lui.

On s’en rend vite compte au fil des étapes : plusieurs vins blancs québécois n’ont plus à rougir devant la concurrence. Vous voulez surprendre vos invités lors d’une prochaine soirée ? Apportez une bouteille de Chardonnay-Seyval Les Pervenches, ouvrez-la, versez le liquide doré et regardez-les s’extasier. Petit problème  : contrairement aux vins du Domaine du Ridge, la production du vignoble Les Pervenches n’est pas offerte à la SAQ. Il faut donc prendre rendez-vous et se rendre sur place. Mais vous ne regretterez pas le déplacement.

Michael Marler sera peut-être alors sur son tracteur. Gueule d’acteur, sourire éclatant, Michael, après une solide poignée de main, vous fera faire le tour du propriétaire. Sa femme, Véronique Hupin, jolie blonde et nouvelle maman au rire de petite fille, se joindra sans doute à la visite.

Après leurs études, lui en agriculture, elle en administration, Michael et Véronique ont parcouru diverses régions du monde où on fabrique du vin, dont le Chili. Puis ils sont revenus au bercail, ont acheté Les Pervenches en l’an 2000 et ont mis en pratique ce qu’ils avaient appris. « Nous avons misé sur la qualité et non sur la quantité », de dire Michael, fier d’être le seul et unique producteur de chardonnay au Québec. Les résultats n’ont pas tardé. Grâce au bouche à oreille, les 10 000 bouteilles du vignoble ont vite trouvé leur place sur la table des meilleurs restaurants de la province, de l’Auberge Hatley, à North Hatley, au fameux Toqué ! de Montréal. En mai dernier, le Chardonnay-Seyval 2003 des Pervenches a reçu la médaille d’or lors du Festival de la gastronomie du Québec, devant les 152 autres boissons alcoolisées fabriquées ici.

Chaque vignoble est unique. Mais aucun n’est plus différent des autres que La Bauge. Et c’est quoi, une bauge ? « Gîte fangeux de certains animaux », dit Le Petit Robert, en donnant comme exemple la bauge du sanglier. Et les sangliers, La Bauge en fait l’élevage depuis 1976. Au fil des années, d’autres petites et grosses bêtes exotiques sont venues des quatre coins du monde tenir compagnie au snack préféré d’Obélix : lamas du Pérou, yacks du Tibet, émeus d’Australie, faisans de Chine, sikas du Japon (un cousin du chevreuil, aux bois très élégants), cerfs rouges de France, vaches texanes aux grandes cornes, très rares, dit-on, même au pays de W. Bush… Une escale parfaite sur la Route des vins quand on a des enfants… et même si on n’en a pas. On peut avoir 40 ans et être ému par un émeu…

Bien sûr, après un coucou aux lamas, un saut à la boutique de La Bauge s’impose. On y offre, en plus des vins, des produits du terroir fabriqués sur place ou chez des voisins. Ici, pas de savons au lait de chèvre ni de champignons séchés à vendre, comme dans d’autres vignobles, mais plutôt de la terrine de sanglier, du saucisson fumé de cerf rouge… et du vin de dessert, comme la Sélection Camille : « Le prénom de ma grand-mère », explique le propriétaire des lieux, le très sympathique Simon Naud. Mais la belle photo d’époque qui orne l’étiquette, est-ce bien celle de sa grand-mère, de son arrière-grand-mère ou d’une actrice du cinéma muet ? Voilà ce qui arrive quand on déguste du vin ici et là et qu’on n’a pas à prendre le volant : hips ! on ne sait plus trop où on en est.

C’est fou tout ce qu’on apprend sur le vin en l’espace de quelques arrêts. Les viticulteurs se font un vrai plaisir d’expliquer leur travail, les difficultés qu’ils rencontrent, les solutions qu’ils ont trouvées. Quand ils parlent de Maréchal Foch, ce n’est pas du héros de la Grande Guerre ni de l’avenue parisienne très chic qu’il est question. Il s’agit d’une variété de vigne originaire de la vallée de la Loire, qui mûrit très tôt – détail non négligeable dans un pays qui n’est pas un pays mais l’hiver – et dont les fruits de petite taille, une fois écrasés et enfûtés, libèrent des arômes qui vont du pruneau cuit au champignon en passant par le cèdre.

Jean-Christophe Hirsch est si enivré par son métier qu’il donne presque un cours de vin 101 à chaque visiteur. Son vignoble a pour nom La Mission, mais il pourrait bien aussi s’appeler La Passion. « Regardez comme c’est beau », dit-il en embrassant du regard la vallée qui s’étend devant lui. « On se croirait dans le Beaujolais. » Jean-Christophe sait de quoi il parle ; il a grandi dans cette région de France. « Des gens dans ma famille ont un vignoble, alors je me suis initié très tôt au métier. »

L’an dernier, avec sa femme, une Française tombée amoureuse du Québec pendant ses études, il a réalisé son rêve, impensable en France à moins d’être riche comme Gérard Depardieu : acquérir son propre vignoble. Il veut faire de La Mission l’un des fleurons de la production vinicole québécoise et développer un vin de glace de renommée internationale. « Faut pas être pressé. Dans le domaine des rouges, il y a encore du travail à faire. Les blancs et les rosés sont déjà très bien. » Le vin québécois, ajoute-t-il, c’est un vin jeune pour consommation immédiate. C’est là son créneau. Jean-Christophe souhaite aussi, pour le bien de cette industrie florissante, que la production soit plus encadrée, que l’appellation « produit du terroir » devienne reconnue, officielle.« Pour savoir où on va, dit-il, pour baliser les choses. À l’heure actuelle, chacun fait ce qu’il veut, comme il l’entend. »

Il faut aussi que les gens ne cherchent pas à retrouver le goût des vins français, californiens ou chiliens dans les produits locaux. « Le vin québécois a un goût à lui, qui ne ressemble à aucun autre », explique Viviane Crevier, du Domaine du Ridge. Et certains vins québécois sont uniques, autant par leur goût que par leur procédé de fabrication.

C’est le cas de la Cuvée du Fouloir, produit du Domaine du Ridge. « Les raisins sont écrasés avec les pieds, comme c’était la tradition il y a des siècles, dit Viviane. Je n’aime pas trop en parler, car les gens vont penser que toute notre production est faite ainsi. Ce vin-là est complètement à part et les pieds des femmes – il n’y a que des femmes qui sont admises dans la grande cuve – sont bien sûr stérilisés. » Cette cérémonie à laquelle ne sont invités que des amis proches tourne d’ailleurs au party. « Le raisin écrasé reste longtemps dans la cuve, il macère lentement et son goût est très différent. » Différent, mais comment ? À vous de le découvrir…

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