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Un 18 mai sur terre

Il devait être environ 23h00, le 18 mai 2009. Je descendais une colline bien pentue et mal éclairée sur le bord du Golden Gate Park, je tape un petit coup sur ma lumière avant qui déconnait, je relève les yeux : je ne vois qu’un trou énorme, fatalement inévitable. C’était mon dernier souvenir.

Comme j’étais partie pour une simple balade à vélo dans le parc avant de croiser une amie, je n’avais aucun papier d’identification sur moi. J’étais une inconnue inconsciente au milieu de la rue. La douleur m’a réveillée pendant que les ambulanciers me soulevaient.

Selon les procédures, mes gentils sauveurs m’ont assigné un nom de patiente par ordre alphabétique : Whiskers, un mot qui désigne les moustaches d’animaux. En arrivant au General Hospital, on a passé la femme chat légèrement égratignée dans le gros tuyau percé aux deux bouts. Dopée à la morphine, je me suis bien divertie au spectacle de la salle de traumato. Le General Hospital est un hôpital public où atterrissent une grande partie des pauvres diables sans assurances. Voilà comment je suis devenue, l’espace d’une nuit, le chat de l’asile entouré d’autres têtes fêlées.

Entre les gémissements et les pas de course pour rattraper les patients qui tentaient de se sauver tous nus,  j’entendais un gaillard noir crier en boucle : «Je n’ai rien fait de mal, laissez-moi partir!»  Sans réponse, il s’est mis à réciter le célèbre discours de Martin Luther King :  I have a Dream pendant une bonne partie de la nuit. Et moi de répondre  : « I have a Dream, that you fall asleep, Brother. »

« Bon allez, soyez gentils!  Dites moi combien j’ai de côtes brisées?
Et où est passé le jeune médecin qui se moquait de mon nom, moustaches de chat? Vous pouvez lui dire que la femme chat retombe toujours sur ces pattes. Je ne sens même plus rien! Ah c’est la morphine? Il y avait bien un beau médecin de mon réveil, non? »

On m’explique que mon foie saigne, mais que ce petit organe essentiel se réparera miraculeusement par lui-même.  Par contre, je devais rester quatre jours sous observation avec des prises de sang à toutes les quatre heures. J’ai eu le temps de repenser ma vie en écoutant de la musique classique en boucle, surtout des chants d’anges.

En sortant de l’hôpital, je me suis sentie comme le personnage de Pascale Bussières dans un Un 32 août sur terre . Sensation d’être étrangère à ma vie, remises en question à chaque pas, avance, recule, stop, ferme les yeux, respire. Je fais quoi là? Je fais tourner des ballons sur mon nez dans un cirque aux États-Unis?

Débarquée en Californie en 2008,  je venais de survivre à trois vagues de licenciements en pleine crise économique. On devait se considérer chanceux d’avoir encore un boulot. J’étais chanceuse d’être en vie, point. Et dans la vie, on a le droit de changer d’idée, même quand les gens pensent qu’on est tombé sur la tête.

Un 18 mai sur terre, j’ai décidé de rentrer à Montréal. Un gros nid de poules m’a ramené à la maison. J’ai envoyé un message à mes amis intitulé : Je suis tombée sur la tête et je reviens à Montréal.

Le 18 mai, plus que les autres jours, je pense à ceux qui ne reviennent jamais entièrement d’un accident tout bête et à toutes ces têtes fêlées qui atterrissent en traumato.

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