Lorsque mon père parlait de ses « fréééres », le mot seul suffisait à vous faire comprendre les liens du sang. Blood is thicker than water. C’était le clan, la mafia, les quatre frères Blanchette. Ils devaient faire peur à l’école quand l’un d’entre eux disait « Attends que mes fréééres te pognent ». Une part d’Irlande, l’autre de Gaspésie, ça suffisait à en faire des hommes solides et trapus, bâtis pour la grosse ouvrage et les batailles qui se règlent à coups de poings quand la « menteuse » ne suffisait plus.
Mes oncles sont toujours venus par trois. Je ne les ai pratiquement pas connus séparément. Peu importe les occasions, le mot fraternité n’a jamais eu autant de valeur à mes yeux qu’en les regardant. De toutes les images qui ont accompagné le décès de mon père, celle de ses trois frères et de son père entourant son cercueil ne me sortira jamais de la tête. Ils étaient là, à lui faire des adieux muets, aimants, respectueux. Leur aîné venait de les quitter et ils témoignaient dans toute leur attitude un peu rigide, coincés dans leurs complets, d’une enfance rieuse, d’une adolescence pleine de coups pendables, des passages à la vie adulte, et de tout ce sang versé dont leur fraternité était tatouée.
Car, chez les Blanchette, la chasse est une institution, un rite initiatique. Depuis qu’ils avaient l’âge de tirer à la carabine à plombs, les quatre frères n’ont jamais raté une seule saison de chasse avec leur père. Petite, je les entendais bardasser, chaque fin de semaine de novembre, vers 5h du matin, la maison de campagne embaûmant le café et les bines au lard de mon grand-père Alban. J’aimais les écouter se préparer pour la chasse, renifler ce monde d’hommes, de barbe drue et d’odeurs terreuses auquel je n’avais pas accès. J’aimais les voir rentrer affamés vers 11h, puant la sueur et le sang, joyeux ou déprimés, porteurs du mystère de la forêt et d’une charge qui incombe aux hommes depuis que l’humanité existe: tuer pour manger.
Mon grand-père les a suivis à la chasse même avec une canne et le dentier « slaque ». Mon père était de la dernière chasse aussi, sans savoir que c’était la dernière. Mon oncle Pierrôt, a tenu à accompagner ses « frééééres » il y a dix jours, à l’orignal, chez lui en Gaspésie. Au bout de ses forces, au bout du cancer, il a remercié ses frères plusieurs fois pour cette dernière virée même s’il n’avait plus la force de tenir une carabine ou de conduire son quatre roues, ni même d’aller « aux sels » (vérifier les cubes de sels destinés au gibier). Chez les Blanchette, si tu n’es pas à la chasse, c’est que tu as passé l’arme à gauche.
Aujourd’hui, fête des morts, lendemain de la Toussaint, je m’en vais assister aux funérailles d’un oncle, mais aussi dire adieu au « frééére » de mon père. Et serrer très fort les deux seuls qui restent. Je les sais orphelins.
Au père Lachaise, quelques minutes avant d’apprendre la mort de mon oncle.