Il a presque 90 ans et il arrive au bout de sa vie. C’est un artiste, un vrai. Capable de créer une œuvre à partir de vieux calorifères ou de cailloux ramassés dans la rivière qui serpente à la lisière de son champ.
Vous ne le connaissez pas. Presque personne ne le connaît. Pourtant, il aurait pu avoir une grande carrière, vendre ses sculptures dans des galeries sélectes et les voir exposées dans les musées. Pour un million de raisons — certaines de sa faute et d’autres non —, ça ne s’est pas produit.
Alors, il passe ses derniers jours dans sa maison, entouré de sa famille, de quelques amis et du million de sculptures et de patentes diverses sorties de son imagination unique et de ses mains expertes. Les journaux n’en parleront pas. Le Québec ne créera pas une bourse à son nom. Mais je l’aime.
Il a eu une vie difficile, comme beaucoup d’hommes de sa génération. Né dans une campagne pauvre d’argent et dénuée d’horizons, il a grandi pendant la Grande Dépression et est arrivé à l’âge adulte juste à temps pour la Deuxième Guerre mondiale. Il a appris un métier, l’a pratiqué pendant plus de 40 ans et a élevé une famille.
Mais, en même temps, il a appris mille autres choses. Le dessin, l’électricité, la peinture, la sculpture, la mécanique, la joaillerie, la soudure, l’ébénisterie, la gravure, la maçonnerie… il n’a jamais arrêté de découvrir, de créer, d’inventer, de bidouiller.
Cet homme extraordinaire a machiné des plaquettes de frein pour ma voiture et m’a créé des bracelets en cuivre ou en argent. Réparé des boucles d’oreilles et un lave-vaisselle. Il m’a initiée à la sculpture contemporaine et enseigné à reculer une remorque attachée à un tracteur. Il connaît toutes les espèces d’oiseaux qui viennent piller ses mangeoires et nicher dans ses cabanes.
Il n’est pas devenu l’artiste-vedette qu’il aurait pu devenir. Est-ce un raté ? Une vedette ratée, sans aucun doute. Mais un artiste réussi, il me semble. Et un être remarquable.
De toute façon, c’est quoi, le succès ? C’est quoi, l’échec ? Je connais des gens qui, après des années d’efforts, doivent laisser tomber une entreprise qui, de toute évidence, ne remplira jamais ses promesses. Un jeune homme qui met tout son cœur et toute son énergie dans un magnifique projet de fou qui, malheureusement, ne lui permet pas de gagner sa croûte. Il y a les romanciers qui ne vendent jamais plus de 300 exemplaires. La nageuse qui ne gagne pas de médailles. Et tous les membres de l’Union des artistes qu’on ne verra jamais dans les magazines.
La psycho pop dit qu’un échec n’est qu’une marche de l’escalier qui mène au succès. Mais il arrive quoi quand, comme mon ami, on parvient au bout de son escalier et qu’on n’y trouve ni Oscar, ni Nobel, ni médaille, ni paparazzis, ni ce qu’on appelle « le succès » ?
Tant pis pour la psycho pop. Ma réponse, c’est chez mon ami que je la trouve. Oh, bien sûr, il n’aurait pas boudé les honneurs et la célébrité. Mais aujourd’hui, assis sous ses pins à siroter son thé, il ne formule qu’un seul regret : « J’aurais dû travailler plus. »
Merci, Roger.
louise.gendron@chatelaine.rogers.com
Merci aux Amis du patrimoine de Saint-Venant-de-Paquette et à Stéphane Lemire pour l’utilisation de la photo des sculptures de Roger Nadeau.