Chroniques

Ma nuit au couvent

Simplement, les religieuses m’intriguent.

Photo: Plainpicutre/Westend61

Enfant, je n’ai eu que des laïcs comme enseignants. Mais quand j’étais petite, ma mère m’a abondamment parlé des sœurs qui lui avaient fait la classe, la leçon de catéchisme, la morale et la chasse aux poux. Elle honnissait les nonnes, toutes congrégations confondues. Maman ne reconnaissait qu’une vertu aux « bonnes sœurs » : leur pouce vert. Elle leur enviait leurs belles fougères.

Vérification faite, les sœurs ont aussi le tour avec les violettes africaines. C’est le cas du moins des Servantes du Très Saint Sacrement qui vivent au Saguenay. D’heureux détours de la vie m’ont amenée à passer une nuit dans leur monastère, l’au­tomne dernier. Aux fenêtres de leur salle à manger j’ai admiré quantité de violettes fleuries. Sur le mur du réfectoire, en lettres cursives régulières et soignées, une inscription : « D’un cœur léger et joyeux, j’ai tout donné. » Jadis, ces religieuses étaient cloîtrées et se consacraient à l’adoration, de orer, prier, en ancien français. Prier à plein temps ! Mine de rien, ce n’est pas rien faire, même à notre époque si peu propice à la contemplation.

Coupées du monde, les Servantes du Très Saint Sacrement le sont encore un peu. Au populaire bistro de la rue Racine où je m’étais arrêtée plus tôt ce jour-là, le serveur anglophone ignorait où se trouvait le couvent. Idem pour son collègue, pur Bleuet. Pourtant, les sœurs ne sont qu’à 10 minutes du centre-ville, juchées sur une colline, non loin de la cathédrale. Dans ce paysage grandiose, Chicoutimi la fière s’étale jusqu’au Saguenay, qui coule à ses pieds.

À mon arrivée, sœur Yolande, responsable de « l’hôtellerie », m’accueille. Elle me tend deux clés, l’une pour ma chambre et l’autre pour la lourde porte du soubassement. Je peux aller et venir à ma guise mais… prière de ne pas déranger la maisonnée. Lunettes cerclées de métal doré et teint laiteux, sœur Yolande a le visage épanoui des femmes que la vie n’a pas déconfites. Mais qu’est-ce que j’en sais ? Elle est en forme, en tout cas ! Je cavale à sa suite dans un couloir aux murs épais comme ceux d’une forteresse. Yolande habite ce monastère depuis 10 ans. Auparavant, elle vivait dans une communauté du Nouveau-Brunswick. Ses consœurs saguenéennes l’avaient fait venir pour deux semaines à l’occasion de quelque jubilé et… elle n’est jamais repartie. Un revirement de carrière !

L’ascenseur met cent ans à arriver, puis à s’ébranler. Le premier étage est dévolu à la chapelle et aux espaces communs, le deuxième aux sœurs, le troisième aux visiteurs de sexe masculin et le quatrième aux visiteuses. Exception faite ce soir-là pour un couple marié, qui dormira dans des lits jumeaux. Voici ma chambre : un lit, un lavabo, une table, une armoire, une fenêtre. La salle de bains avec douche est à l’étage. Je dépose mes bagages et nous repartons pour un autre siècle en ascenseur, jusqu’à la chapelle pour l’office du soir.

Ah ! la chapelle ! Un bijou qui luit ! Une ode ! Un voyage et un cours d’histoire de l’art, aussi : marbre blanc de Carrare en Italie, pierre de Caen en France, bas lambris, colonnes, chapiteaux, archivoltes et arcs-doubleaux… Les vitraux sont de Guido Nincheri, artiste italien du 20e siècle établi à Montréal et surnommé l’alchimiste du vitrail. Les deux orgues (dont l’un a 10 jeux et 588 tuyaux) sont des Casavant.

Je pénètre dans cette merveille, intimidée. En jupes, blouses et coiffes blanches, les reli­gieuses chantent d’une seule voix, le nez dans leur missel. Mais je suis sûre qu’elles ne perdent rien du spectacle que j’offre, oie blanche égarée parmi ces servantes immaculées. Elles sont toutes âgées sauf une ou deux, primes jeunesses en provenance du Vietnam. J’apprendrai par la suite que cette terre de vocations nou­velles compte 150 Servantes du Très Saint Sacrement, soit plus que le reste de la communauté dans le monde !

De retour dans ma chambrette, je dors comme un ange. Puis, au matin, je m’embarre dans le couloir. La lourde porte de ma chambre se referme dans un clac froid et mat. L’ascenseur prendra une éternité, vite l’escalier ! Au réfectoire, sœur Yolande m’accueille d’un railleur : « Ah, c’est ça votre petit secret ! » Vrai, je suis distraite, voire étourdie. Mortifiée comme une écolière, je la suis pas à pas jusqu’à la mystérieuse armoire en bois contenant les doubles des clés… C’est alors que cette diablesse me rassure : tous les clients du monastère commettent la même bévue, voyons ! Comme je m’apprête à prendre le petit-déjeuner, elle me conseille le caramel maison, « un incontournable ». Consolation sucrée.

C’est presque l’heure du départ. Dans le hall attenant à la chapelle, la supé­­­­­­rieure provinciale discute avec « la journaliste de Châtelaine ». Sœur Christine, 81 ans,    s’appuie sur sa canne en métal à l’embout de caoutchouc tandis que Yolande tient fermement sa patronne… À voix basse, sœur Christine lui intime de ne pas lui « serrer le bras ». Je réprime un sourire devant cet échange bref, presque fugace, petits arrangements entre sœurs, diplomatie de couvent. Que d’accommodements raisonnables il faut pour vivre en communauté (religieuse ou pas) !

« La joie est toujours dans le moment présent », m’a confié sœur Christine, qui m’observait, pensive, perspicace, comme si elle avait deviné mes peines et mes tourments. Christine – Christ-in – refuse de décliner son nom de famille. Elle explique qu’elle est comme ces épouses (dont ma mère) qui signaient tout entier le nom de leur mari plutôt que le leur. Christine est mariée au bon Dieu… Qu’on puisse ainsi renoncer à son identité me scandalise.

Néanmoins, ces femmes m’ont impressionnée. Je retournerais dans leur monastère n’importe quand. De ma visite chez elles je conserve une image, celle d’une religieuse âgée que j’ai entraperçue dans la salle de lessive du soubassement. Elle vaquait, les mains occupées par quelque linge en coton, plus blanc que blanc sous la lumière crue du néon. Ablutions du soir dans un monde qui s’en va.

Anne Marie Lecomte est journaliste
à Radio-Canada.ca.

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