Avec son second roman, Je n’ai jamais embrassé Laure (Leméac, en librairie le 9 mars), Kiev Renaud poursuit son exploration de personnages féminins forts. Finaliste aux Prix de la nouvelle Radio-Canada, la Sherbrookoise d’origine a reçu le Prix du jeune écrivain de langue française en 2015.
Pourquoi écrivez-vous? Quelle place l’écriture occupe-t-elle dans votre vie?
Pour moi, l’écriture est une façon de regarder le monde, de porter une attention aiguisée aux détails qui s’offrent à nous; je n’écris pas tous les jours (la vie quotidienne nous avale), mais j’observe tous les jours des gestes, des scènes - je peux voir des éclats de beauté partout avec ces « lunettes d’écriture ». Une professeure me disait « on n’écrit jamais aussi bien qu’en marchant en forêt».
Vous présentez Je n’ai jamais embrassé Laure comme un roman par nouvelles, qu’est-ce que cela veut dire? Ni roman, ni nouvelles? Un peu des deux?
Je n’ai jamais embrassé Laure se lit comme un roman, mais chaque chapitre pourrait se lire indépendamment, comme une nouvelle. L’histoire principale se construit donc par morceaux: les mêmes personnages reviennent et complètent le tableau. J’aime beaucoup cette forme: c’est un peu comme raconter différents épisodes d’un récit, des moments clés, ça donne une grande liberté à la lecture.
Votre texte « Les ombres chassées » a été finaliste aux Prix de la nouvelle Radio-Canada en 2015 et se retrouve dans Je n’ai jamais embrassé Laure. Avez-vous construit le roman autour de la nouvelle, le contraire?
J’ai écrit « Les ombres chassées » peut-être à mi-parcours de la rédaction de l’ensemble, et cette nouvelle m’est apparue comme une révélation, elle a donné lieu à toute la deuxième partie ; alors que j’écrivais l’histoire de cette relation fusionnelle de protection entre deux amies, la prise de parole d’une enfant, Cassandre, m’a offert un point de vue extérieur sur mon intrigue et lui a donné une tout autre portée. Je trouve le regard d’enfant très riche: sa compréhension du monde est parcellaire, mais elle comprend beaucoup plus que ce que les adultes lui expliquent.
Votre roman suit le même personnage et est construit avec le pronom personnel «je», que veut dire pour vous ce parti-pris stylistique?
Je suis le même personnage, Laure, pour la révéler dans toute sa complexité et en montrer les différentes facettes. Trois personnages prennent la parole à tour de rôle et donnent leur version des faits. Le fait qu’elles parlent au « je » montre bien le caractère hautement subjectif de leur témoignage - il n’y a pas de vérité, seulement des regards qui s’entremêlent.
Que retrouve-t-on présentement à lire sur votre table de chevet?
Je relis avec grand bonheur L’amant de la Chine du Nord de Marguerite Duras.
L’ouvrage qui a changé votre vie?
Au risque de donner une réponse trop classique, je ne saurais trop conseiller une plongée dans la grande fresque de La recherche du temps perdu de Marcel Proust, mais dans un rapport tout personnel, cependant : il faut oublier ce qu’on en a dit, emmener L’ombre des jeunes filles en fleurs ou La prisonnière au parc ou sur la plage et laisser Proust nous décrire la lumière, nous décortiquer les rapports humains et nous aider à comprendre les aléas de notre mémoire comme personne.
Son premier roman, In Between (Hurtubise, lancé le 28 janvier), témoigne d’un souffle, d’un style enlevants. On y fait la connaissance d’Ariane, partie se chercher au bout du monde après la mort de son père.
Pourquoi écrivez-vous? Quelle place l’écriture occupe-t-elle dans votre vie?
Je dis souvent que « j’écris parce que je sais pas quoi faire d’autre ». C’est mon seul talent. Mon seul moyen d’expression artistique. Si je n’écrivais pas, je ferais quoi? Voyez, à cette question, je n’ai pas de réponse. J’écris parce que j’ai lu de grands auteurs qui m’ont profondément remué les intérieurs et que, moi aussi, je voudrais faire pareil. Je pense que les livres sauvent des vies. Je ne suis pas médecin, mais j’aimerais bien raccrocher du monde au monde. Donner un peu de repères (et en enlever juste ce qu’il faut). Montrer aux gens qu’ils ne sont pas seuls à se sentir comme ci ou comme ça. Qu’ils sont normaux d’être un peu fous. Beaux d’être un peu laids.
Le tout premier roman de votre mère, Dominique Demers, était inspiré de ses trois enfants. Dans In Between, vous racontez l’histoire d’Ariane, qui apprend en voyage que son père est mort à vélo… comme ça vous est arrivé aussi. Avez-vous toujours su que vous vous inspireriez de votre vie pour écrire votre premier roman?
Avant d’écrire mon premier roman, je méprisais un peu l’autofiction. J’étais snob, je medisais que c’était paresseux de parler de soi, qu’il y avait un côté très égocentrique à l’affaire. Peut-être parce que j’avais peur d’être forcée de gratter mes bibittes. Au fond, je m’aperçois qu’il faut une grande humilité pour revenir sur le pathétique, sur le torturé de son existence. Et une part d’impudeur aussi. Non, je n’ai pas su que je m’inspirerais de ma vie pour écrire. Jusqu’à la mort de mon père. Jusqu’à ce long deuil. Je devais trouver un moyen de faire la paix avec sa disparition et j’ai compris que l’écriture serait un moyen pour y arriver. J’ai eu un grand besoin de lui rendre hommage et de parler de la douleur de l’absence, de ma douleur de son absence. Ensuite, mes voyages m’ont beaucoup inspirée. Je voulais pouvoir décrire ce que j’avais vu et vécu. Parler de choses qu’on ne connaît pas, c’est délicat. Même si je me documentais scrupuleusement au sujet d’endroits, d’événements ou de phénomènes, ilme serait difficile de bien les rendre dans la réalité de la fiction. D’autres y arrivent bien, pas moi. Je suis donc un peu forcée de m’écrire (en transformant sans cesse, évidemment). Sauf que si mon prochain projet tourne encore autour de l’autofiction, je crois que ce sera le dernier pour un bout de temps. Je ne souhaite pas me confiner éternellement à un genre.
Bien sûr, vous avez romancé, mais comment a réagi votre mère, cette « bande sonore à laquelle on ne devrait pas prêter attention », quand elle a lu votre roman?:
Ma mère, ce qu’elle veut plus que tout, c’est que je fasse ma place, que je travaille sur ce qui me passionne et que j’excelle dans ce que j’aime. Elle a bien réagi, donc. Elle est si fière de moi. Dans In Between, on emprunte le regard d’une jeune adulte en crise, qui entretient des rapports complexes, une relation conflictuelle avec sa mère. Évidemment, Ariane, l’héroïne, trace un portrait assez dur de la situation. Cette perspective-là, biaisée et sévère, m’apparaît nécessaire pour mieux comprendre Ariane.
Que retrouve-t-on présentement à lire sur votre table de chevet?
En ce moment, je lis La vie amoureuse de Nathaniel P., de Adelle Waldman. Je viens de terminer Ma vie rouge Kubrick, de Simon Roy, un excellent roman québécois. Et je relis Testament, de Vickie Gendreau pour un séminaire sur la littérature et le cinéma.
L’ouvrage qui a changé votre vie?
L’ouvrage au singulier? C’est cruel de me demander ça! À moi seul bien des personnages, de John Irving, son beau dernier, m ’a beaucoup émue. Après, je dirais que c’est durant mon adolescence que la littérature m’a le plus chamboulée. Le passeur de Loïs Lowry a été marquant. La guerre des chocolats, de Robert Cormier aussi. Réjean Ducharme a changé ma vie. L’hiver de force est un chef-d’œuvre qui continue de m’habiter.
Avec son premier recueil paru aux Herbes rouges, Ciseaux, Roxane Desjardins a remporté en 2015 le prestigieux prix Émile-Nelligan. Les poèmes de la jeune femme sont à la fois doux et rageurs, maîtrisés et libres et témoignent d’une grande maturité et profondeur.
Pourquoi écrivez-vous? Quelle place l’écriture occupe-t-elle dans votre vie?
Écrire des poèmes – et vivre la vie qui vient avec : participer à des lectures publiques, concevoir des livres – , c’est sur cela que repose mon équilibre. Dans l’écriture, tous les sentiments, tous les événements ont la possibilité d’engendrer quelque chose. Il n’y a plus de colère ou de tristesse inutile! C’est très sain. Je récupère toutes les émotions désagréables et je fais des poèmes avec.
Comment décrivez-vous Ciseaux?
Ciseaux, c’est la joie victorieuse et volubile de mettre le doigt précisément là où ça fait mal. L’amour est fort, il est fou, il vient forcément avec son envers de désir inassouvi, d’attente, d’arrachement. C’est un livre qui montre la tension constante entre ces deux pôles que sont la douleur, la colère et la tristesse, d’un côté, et le plaisir, la tendresse et l’ironie, de l’autre.
Ciseaux a reçu le prix Émile-Nelligan en 2015, l’un des plus prestigieux au Québec, comment cela a modifié votre « entrée » dans le monde poétique?
Je suis choyée de recevoir une telle marque d’estime, et aussi tôt. Pour moi, c’est la promesse que, ne serait-ce que par curiosité, mon livre passera entre les mains de nombreux inconnus. J’ai des lecteurs! Voilà une situation enviable. Je dois admettre que ça motive à continuer– je prépare un nouveau livre pour l’automne prochain.
Vous écrivez de courts poèmes ciselés, parfaitement maîtrisés, qui tranchent le réel et le morcellent. Comment construisez-vous vos poèmes? Par thème, image, rythme?
Mes poèmes commencent souvent par un sentiment inexprimable, une situation compliquée, un rêve. Je cherche beaucoup le mot juste, le vers qui rendrait le plus précisément une sensation, un mouvement; mais au bout du compte, le jeu de l’écriture s’empare toujours de moi. L’écriture c’est une chose, mais c’est dans la réécriture, lorsqu’une certaine distance s’est installée, qu’il devient possible de jouer, d’ouvrir les poèmes, de les faire sortir du cercle restreint de ma pensée pour qu’ils m’amènent ailleurs. Je fais relire mes manuscrits par plusieurs lecteurs formidables. Je considère tous les commentaires; tout peut bouger, je suis curieuse, je veux que mes poèmes m’étonnent. Pour Ciseaux, j’ai changé l’ordre des poèmes plusieurs fois, jusqu’à la toute fin. Les feuilles volaient. C’était très dramatique. On n’imagine pas, à voir ces petits poèmes serrés, à peine quelques vers sur la page, mais j’ai souffert, réfléchi, saigné et ri beaucoup pour pondre cette petite plaquette.
Que retrouve-t-on présentement à lire sur votre table de chevet?
Dans mon sac ces temps-ci : Kennedy sait de quoi je parle de Tania Langlais et Ariel de Sylvia Plath. Sur ma table de travail (entre autres – il y a beaucoup trop de livres sur ma table de travail) : Prolégomènes à mon géant d’Annie Lafleur, La cathédrale de tout de Roger Des Roches, et Elle-Humour, un livre de poèmes-collages de Julie Doucet.
L’ouvrage qui a changé votre vie?
L’hiver de force, de Réjean Ducharme (eh oui). Tout le monde aime Réjean Ducharme. Moi, la première fois que j’ai lu L’hiver de force, je l’ai garroché au bout de mes bras. J’étais très en colère contre ce narrateur qui prenait toutes les libertés, qui faisait des rimes dans ses phrases, qui mettait en scène des relations ambiguës. Et puis, avec le temps, j’ai pris conscience que ma façon de lire avait changé. Jusqu’à Ducharme, j’étais une lectrice de romans, je cherchais l’histoire inédite, la prouesse narrative. Avec Ducharme, j’ai compris que le plaisir même de la phrase était, pour moi, bien plus grand. Bien plus puissant. C’est Réjean Ducharme, ironiquement, qui m’a révélé que ce qui me fascine le plus, c’est la poésie.
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