Sorcières, fantômes, vampires et momies font partie de son monde imaginaire, imprimé à cent millions d’exemplaires. Manquait un loup-garou : avec Le don du loup, c’est chose réglée.
« – Je vois… dit le vampire d’un air pensif. Puis lentement, il traversa la pièce pour aller se poster à la fenêtre. Il y resta un long moment ; sa silhouette se découpait sur la clarté diffuse qui émanait de Divisadero Street et sur les rayons de phares des automobiles. »
Ainsi commence Entretien avec un vampire, publié en 1976. Anne Rice avait 35 ans, c’était son premier roman. Dans cette œuvre foisonnante au souffle gothique, Lestat et Louis, un « couple » de séduisants succubes – ils seront d’ailleurs incarnés par Tom Cruise et Brad Pitt quand Hollywood s’emparera de l’histoire en 1994 –, hantent le quartier français de La Nouvelle-Orléans.
Au fil des années, Anne Rice a trempé dans l’occulte sa plume inspirée pour inventer des histoires d’outre-tombe, se forgeant une aura d’auteure-culte vénérée par des milliers de mordus. Qui l’imaginent sans peine le soir vêtue de noir dans le boudoir d’un manoir, postée à la fenêtre, sa silhouette se découpant sur une clarté diffuse… Pour ne pas décevoir ses fans et nourrir son propre mythe, elle est déjà arrivée à des séances de signatures dans un corbillard, couchée dans un vrai cercueil.
« D’habitude, ça dure quelques minutes, mais, à Las Vegas, à cause de la circulation, je suis restée là-dedans presque une heure. J’ai eu un fun noir », dit-elle, les yeux brillants. Il est clair qu’évoquer ce souvenir l’amuse à mort.
De passage dans la métropole pour une seule journée, en route vers une tournée médiatique en France, sa toute première, Anne Rice n’est pas arrivée au rendez-vous les pieds devant et la tête calée dans du satin blanc. Elle est simplement sortie de l’ascenseur de son hôtel en compagnie de son ange gardien. Assistant personnel, compagnon de voyage (et auteur de romans… vampiriques !), Beckett, un ex-moine bénédictin dans la trentaine, ne la quitte pas d’une semelle et je sentirai son regard tout au long de l’interview. Tous deux sont très actifs sur Facebook ; elle appelle ses 900 000 « amis » People of the Page et qualifie Beckett de my beloved. Lui chante ses louanges : « N’est-elle pas merveilleusement belle ? » a-t-il écrit sous une photo prise avant le vol Los Angeles-Montréal.
À 72 ans, Anne Rice a peu de rides et le teint pâle des gens qui fuient le soleil. Ou qui vivent la nuit. Aurait-elle reçu la visite d’un vampire pour garder une jeunesse éternelle ? Le compliment la fait sourire, mais la réalité est moins lisse : les années ont laissé des traces. La maladie n’a pas épargné cette ex-alcoolique et, en 2004, il s’en est fallu de peu qu’elle rejoigne son mari et complice de toute une vie, Stan Rice, décédé deux ans plus tôt.
Elle se déplace avec lenteur, ce qui ne l’empêche pas de sauter d’une ville à l’autre pour porter la bonne nouvelle : la publication en français du premier livre de sa nouvelle trilogie, qui donne la vedette à un homme-loup, sa version personnelle du loup-garou, comme jadis elle a revampé la fable du vampire, loin du Dracula horripilant de Bram Stoker. « J’ai fait un peu de recherche sur les légendes européennes, j’ai regardé les films sur ce thème, explique-t-elle en sirotant un Coca light. Et je n’aimais pas comment il était dépeint : toujours inconscient quand il devient un loup-garou, il ne se souvient pas par la suite de ce qu’il a fait. J’ai voulu changer cela, ainsi que son allure, trop bestiale et grotesque à mon goût. J’en ai fait un homme-loup conscient de ses actes, capable de se transformer à volonté, tel un Superman un peu tordu. »
– Mais, miss Rice, Superman ne tue pas les gens, lui fais-je remarquer.
– En effet. Le mien tue, c’est la partie de la légende que j’ai gardée. J’ai voulu aborder ce dilemme, celui de pouvoir intervenir dans des situations dramatiques, de sauver les victimes en tuant les méchants, de les dévorer en partie et de jeter les restes par la fenêtre.
Petit rire de gamine qui a commis un mauvais coup. « Le thème est très sombre. »
Dans Le don du loup, c’est un journaliste de 23 ans vivant aujourd’hui à San Francisco qui est acculé à ce dilemme. Dandy adorable et de bonne famille, trop gentil pour écraser un maringouin, Reuben est surtout très beau, « si beau qu’il n’est pas pris au sérieux, un peu comme c’est le cas pour une très belle femme », précise sa créatrice. Qui avait en tête un acteur américain peu connu mais qu’elle trouve gorgeous, Matthew Bomer, yeux d’azur et gueule d’amour (le Neal Caffrey de White Collar/FBI : flic et escroc). L’agneau se mue en homme-loup vengeur et plein de poils (et en bête de sexe).
Dès sa sortie en version originale en mars 2012, The Wolf Gift a grimpé en troisième place dans la liste des best-sellers du New York Times, baromètre de la popularité littéraire. Un joli score pour un 30e roman. Ou plutôt 33e, si on compte sa trilogie olé olé, Les infortunes de la Belle au bois dormant – où l’endormie se fait réveiller par plus qu’un baiser –, publiée dans les années 1980 et signée A. N. Roquelaure. Pourquoi un pseudonyme ? « Parce qu’à l’époque, une femme qui écrivait de la porno, ça faisait mauvais genre. Et les femmes se cachaient pour en lire. » L’actuel tsunami Cinquante nuances de Grey indique combien Anne Rice sauce S & M est une précurseure, comme elle l’a été avec ses vampires craquants, 30 ans avant Twilight, Vampire Diaries et autres True Blood.
La vie, la mort, l’ascenseur
Au milieu des années 2000, Anne Rice a reçu probablement les meilleures critiques de sa carrière pour des romans écrits à la première personne sur la vie de Jésus (Christ The Lord : Out of Egypt et The Road to Cana).
– Mais, madame, où diable allez-vous chercher toutes ces idées ?
– Je n’ai pas de réponse, et je me pose la même question quand je lis George Martin (auteur de A Game of Thrones/Le trône de fer), avec ses familles royales inventées et ses dragons. À l’évidence, lui comme moi avons une imagination débordante et sans limites, toujours en éveil. Cela fait partie de nous, de nos gènes.
Mais les gènes ne suffisent pas toujours. Un électrochoc est parfois nécessaire pour les animer. Car il est de notoriété publique que l’écriture d’Entretien avec un vampire a suivi de près le décès, en 1972, de sa fille Michele, cinq ans, atteinte de leucémie.
Dans le roman, Lestat transmet son sang contaminé à Claudia, une fillette mourante de cinq ans ; devenue vampire, elle est l’enfant « adoptée » du tandem qu’il forme avec Louis (un personnage joué – formidablement – dans le film par une toute jeune Kirsten Dunst).
« Oui, il y a un lien, dit Anne Rice. Sauf que j’étais déjà une auteure avec un imaginaire très fertile (elle est diplômée en création littéraire de l’Université d’État de San Francisco). Nulle perte ou tragédie ne va faire de vous un auteur. J’avais rédigé une nouvelle sur un vampire avant la mort de ma fille. Il est évident que ma façon de survivre a été d’écrire, comme cela l’a été aussi pour mon mari, un poète. » Stan Rice a publié en 1975 un recueil dont des extraits trouvés sur le Net sont bouleversants. « Il y parlait directement de Michele, alors que, dans mon œuvre, elle jouait un rôle symbolique. » Il faut lire Entretien pour connaître le destin d’une enfant vampire…
En fait, Anne Rice est partout dans ses livres : ainsi, le personnage de Louis, c’est elle (ils partagent le même jour de naissance, le 4 octobre). Ce qui lui fait dire : « Je suis la seule femme à avoir été personnifiée par Brad Pitt ! » Dans Le don du loup, outre Reuben, l’autre principal protagoniste est une fabuleuse résidence dressée sur une falaise surplombant le Pacifique. Cet endroit de rêve est un composite de diverses maisons où elle a vécu. La plus connue d’entre elles se trouve évidemment à La Nouvelle-Orléans, ville où affluent chaque automne depuis un quart de siècle ses groupies pour le Bal du vampire Lestat (et son apparition – celle de l’auteure – fait toujours sensation).
Pendant une quinzaine d’années, Anne, Stan et leur fils Christopher (qui lui aussi pond des romans de vampires !) ont logé au 1239, First Street, dans le Garden District, quartier historique par miracle épargné par l’ouragan Katrina. Cette demeure, érigée en 1857, a servi de décor pour la trilogie des sorcières Mayfair. Et, surprise, elle est hantée. « Le fantôme s’appelle Pamela Starr Crapp, c’est l’une des anciennes propriétaires. Bien des gens ont senti sa présence ou l’ont même vue dans le living-room, mais moi, jamais. Elle avait fait installer un ascenseur et, chaque fois que je le prenais, je me disais, ça y est, je vais la voir. » Alors, elle y croit, aux fantômes ? « Non. Parce que je n’en ai jamais vu. Mais je ne dis pas qu’ils n’existent pas… » Sur ce, Beckett nous fait signe qu’il est l’heure, il vient chercher Anne et – pffuit ! – tous deux disparaissent… dans l’ascenseur.