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Extrait : L’Anglais

C’est à Belfast, en Irlande du Nord, ville rebutante, sans charme, suspecte, écartelée par des passions haineuses et fratricides, que s’est joué mon destin. À mon insu.

Chapitre 1

J’avais hésité avant d’accepter l’invitation à y donner une conférence relayée par un Dr Philip T. Spencer, professeur à Dublin, un de ces universitaires originaux que l’histoire du Québec ne laissait pas indifférent. Son premier courriel m’avait échappé et sans doute l’avais-je mis à la poubelle d’un clic impatient. Il a fallu un coup de téléphone officiel d’un fonctionnaire du ministère des Affaires internationales pour me rappeler les règles élémentaires de la politesse qui exigent un accusé de réception. Je crois bien que j’ai écrit une phrase du genre : « Que me voulez-vous? » C’était en février, cette période où l’hiver produit un effet engourdissant même sur les plus enthousiastes, ce qui était loin d’être mon cas à l’époque. Étais-je en hibernation sentimentale? Sans doute. Je n’avais aucun homme à aimer et les fins de journée, moments où l’on quitte l’agitation pour rentrer dans l’intimité, me plongeaient dans une tristesse dont je me refusais à chercher la source. Avec l’âge, j’ai perdu peu à peu le plaisir de souffrir.

Pourquoi ai-je accepté ce voyage, moi qui ai peu d’attirance pour les terrains de guerre où l’on risque sa vie? Analyser les conflits m’excite davantage que les vivre au milieu des combattants en y laissant ma peau. Le courage physique où se mêlent l’inconscience et la recherche de sensations fortes n’est pas dans mon caractère. Seule la passion amoureuse me transforme en kamikaze et anéantit ma peur. Je fonce dans l’amour comme d’autres s’aventurent sur les terrains minés de l’Afghanistan, car j’avoue ne pas croire que l’amour tue, bien que j’aie frôlé ses précipices à certains moments de ma vie.

J’ai décidé de partir à Belfast pour rompre avec l’immobilité de ma vie d’alors. En voyage, même s’il ne se passe rien, le fait de se déplacer, de se fondre parmi les voyageurs pressés et nerveux dans les aéroports, transformés en camps retranchés, donne une trépidation que l’on confond avec le mouvement même de la vie. Voyager pour croire que l’on vit, voilà. Et qui sait si en salle d’embarquement, alors que tout le monde s’observe, je ne croiserais pas un regard qui retiendrait le mien? Qui s’installerait dans le fauteuil 13-B alors que le hasard m’aurait accordé le 13-A? Passer une nuit auprès d’un étranger à dix mille mètres, hors d’atteinte de ses propres contraintes terrestres, dans un lieu clos où le temps s’allonge ou rétrécit selon les fuseaux horaires, permet tous les fantasmes. J’ai répondu oui à la demande de ce professeur Dr Philip T. Spencer pour m’extirper d’une torpeur à la fois saisonnière et personnelle. À vrai dire, je gelais d’ennui. J’ai donc cliqué sur la souris et, en entendant le son du courriel envolé, j’ai fermé l’ordinateur. À travers la fenêtre, la neige tombait en rafales. Une autre tempête s’annonçcait. À Belfast, au moins, l’hiver ne me rejoindrait pas.

Quelques semaines plus tard, j’ai quitté Montréal à reculons. À force de vivre dans l’immobilité, partir devient une corvée. Je transitais par Londres, où j’espérais me distraire. Or j’ai passé deux jours telle une âme en peine, incapable du moindre amusement, même devant Buckingham Palace et son changement de la garde. Mon seul plaisir fut de retrouver un restaurant indien où j’avais jadis mangé quasi amoureusement avec un digne représentant de l’Empire britannique.

À l’aéroport de Londres, en route pour la capitale de l’Irlande du Nord, j’ai perdu un bracelet coûteux, auquel je croyais tenir. Mais je n’ai fait aucune démarche pour le retrouver, meême si, comme toujours, j’étais arrivée à l’aérogare très à l’avance et avais tout le temps devant moi pour me rendre aux objets perdus. Cette perte m’indifférait. À l’image de mon état d’esprit. Dans une vie morne, toute perte devient acceptable.

On ne naît pas catholique sans conserver durant sa vie un minimum de liens avec l’institution religieuse dans laquelle on a grandi. Or je savais que les taxis noirs de Belfast appartenaient à des catholiques. Je m’engouffrai dans la voiture en choisissant mon camp. Je me sentis en sécurité en traversant ces quartiers impossibles à identifier selon l’appartenance religieuse, mais tous modestes et tristes. Le chauffeur voulut entreprendre la conversation. Hélas, je n’arrivais pas à déchiffrer son accent. Je répondais : « Yes », ou « Oh yes », ou « Really! », ce qui l’encourageait à continuer de monologuer.

— Voici l’hôtel où logent les journalistes étrangers.

Je reconnus l’immeuble aperçu aux informations télévisées car l’IRA l’avait bombardé à quelques reprises ; nous roulions donc en terrain protestant.

— Regardez au fond de cette rue les troupes britanniques. Elles sont toujours ici mais finiront bien par partir.

— You are french and catholic, I suppose?

— Oui, mais à quoi l’avez-vous deviné?

— I felt it, répondit-il en éclatant de rire. Welcome to Belfast, ajouta-t-il sans que je sache exactement ce que cet accueil signifiait.

La voiture roulait maintenant dans des rues aux maisons plus cossues, mais, sans doute à cause de son histoire tragique, j’avais le sentiment qu’une lourdeur inquiétante recouvrait la ville. Au tournant d’une intersection, j’aperçus l’hôtel où je logerais, un Holiday Inn Express, déprimant, à l’image du décor dans lequel il était planté et à l’image surtout de mes états d’âme. Pourquoi donc avais-je accepté l’invitation de ce Dr Philip T. Spencer?

Le hall de l’hôtel, étroit, sans atmosphère, augurait de l’inconfort des chambres. Je pestais intérieurement. Contrairement aux universitaires qui vivent à la manière d’étudiants attardés, j’aime voyager dans le confort. À la réception, j’eus la mauvaise surprise de constater qu’aucun message ne m’attendait. Pas un mot, juste une convocation au départ d’un bus à 17 heures, transmise par la préposée.

— Pour où? demandai-je.

— Je l’ignore, me fut-il répondu.

En pénétrant dans la chambre, une cellule de moine, l’épurement du style en moins, je posai ma valise et éclatai en sanglots. Il était 13h50, j’avais traversé l’Atlantique, je ressentais le décalage horaire, il pleuviotait sur la ville désespérante, j’allais parler devant un auditoire où la moitié des gens sommeilleraient et, de retour chez moi, personne ne m’attendrait. Je m’étendis sur le lit en maudissant mon destin. La meilleure façon de passer le temps était de dormir.

La sonnerie du téléphone me fit sursauter. Il était 16h45. Je décrochai le combiné et une voix ébréchée demanda à parler à Sean.

— Vous vous êtes trompé de numéro, dis-je.

— So sorry.

Je n’eus que le temps de me rafraîchir la figure et de me maquiller sans vraiment me regarder dans le miroir. J’étais si lasse de moi-même et depuis si longtemps. Je quittai la chambre en me demandant où je trouverais l’énergie pour y remettre les pieds en fin de soirée. Ce fut la seule pensée qui m’effleura l’esprit.

Des bruits de voix me parvinrent avant même que l’ascenseur ne s’ouvre. Une centaine de personnes s’entassaient déjà dans le lobby parmi lesquelles je me devais de reconnaître le Dr Spencer qui n’avait pas eu la courtoisie de me faire le moindre signe. À cet instant, je me rendis compte que je ne l’avais jamais imaginé physiquement. Je cherchai donc un vieil Irlandais, la figure ravinée par les pintes de Guinness, barbu et bedonnant. J’aperçus quelques spécimens correspondant à mon stéréotype, puis, soudain, je vis au loin un homme d’allure juvénile, au regard souriant, le teint éclatant, beau comme un acteur de cinéma. Ai-je deviné que c’était le Dr Spencer ou souhaité que ce fût lui? Je ne saurais retrouver ma première impression. Il hocha la tête et se faufila à travers la foule. En arrivant devant moi, il me tendit la main :

— Je suis le Dr Spencer. Je vous dois des excuses. Je suis arrivé en retard de Dublin et lorsque je vous ai demandée à la réception, on m’a confirmé que vous étiez dans votre chambre. Je n’ai pas osé vous déranger. La chambre vous plaît, j’espère?

— Je ne vous dirai pas que j’en suis folle mais oui, ça va. C’est propre et fonctionnel.

Il parut décontenancé. Les chambres de vingt mètres carrés dans des hôtels deux étoiles dataient pour moi d’une époque révolue. Ce beau Dr Spencer ignorait que j’avais déboursé des milliers de dollars pour voyager en classe affaires afin de compenser le prix du billet charter qu’il m’avait octroyé. Il était charmant, touchant même dans sa stupéfaction, mais il ignorait visiblement qui j’étais.

— Il est impossible, hélas, de vous offrir une autre chambre. Elles sont toutes identiques, dit-il avec une pointe de découragement dans la voix.

— Je m’adapte à tout. Ce n’est pas grave, répondis-je en m’efforçant de sourire.

Il soupira de soulagement et retrouva sa jovialité. Or, plus il souriait, son regard bleu plongé sur moi, plus il m’agaçait.

— Nous allons à Stormount, le parlement d’Irlande du Nord, enchaîna-t-il. Un endroit très particulier. Il n’y a aucun drapeau afin de ne froisser personne. Quant à la table de discussion, elle est ovale pour que ni les catholiques ni les protestants ne soient avantagés.

Je l’écoutais à travers le brouhaha ambiant. Il dégageait un enthousiasme quasi enfantin. Visiblement, cette visite l’excitait et il voulait me communiquer son plaisir.

— En tant que journaliste, être reçue à Stormount suscite votre intérêt, je suppose.

— Comme journaliste, on peut entrer à peu près partout, rétorquai-je.

Il me cherchait, ce Dr Spencer. Mais mine de rien, il poursuivit son exposé, s’interrompant parfois pour me présenter en termes flatteurs à des collègues. Enfin le mouvement de foule nous entraîna à l’extérieur où nous attendaient trois bus. Je montai dans le premier, déjà plein. Je n’avais aucune envie de me faire donner un cours d’histoire de l’Irlande du Nord, et je regrettais soudain la stupide décision que j’avais prise un soir de février par − 30 oC à Montréal.

Les parlements sont solennels, pompeux et impressionnants. Celui de Belfast me parut sinistre et je cherchai, sans m’en rendre compte, le Dr Spencer.

— Je m’excuse de vous avoir fait faux bond dans le bus.

Je reconnus d’abord sa voix. En me retournant, je le vis devant moi, tout sourires.

— Vous êtes mon invitée, je suis responsable de vous. Je dois vous faire une confidence. C’est moi qui ai suggéré votre nom au comité de sélection. À vrai dire, je vous ai choisie.

Comme un enfant fier de son coup, il attendait ma réaction.

— Ça me touche, dis-je, davantage par politesse que par conviction. Mais j’espère ne pas vous décevoir avec mon exposé. Je ne souhaite pas que vous vous fassiez reprocher votre choix par vos collègues.

— Oh, je n’ai aucune inquiétude. Je vous connais bien puisque je lis vos chroniques hebdomadaires dans votre journal.

Le Dr Spencer dégageait une sincérité et une simplicité désarmantes. Alors, pour reprendre pied, je lui lançai :

— Êtes-vous bien sûr de me connaître?

Je jouais la coquette ridicule mais il n’en tint pas compte.

— Je présente mon propre exposé sur le Québec demain matin. Vous y serez, j’espère.

— Sans doute, répondis-je.

Pour la première fois, la déception se lisait sur sa figure. Ce « sans doute » le froissait. Mais je voulais m’en ficher car j’étais dans une période de revanche vis-à-vis de tous les hommes. tant pis donc pour les gentils qui avaient le malheur de m’approcher. Donc tant pis pour le Dr Spencer dont la candeur m’énervait et m’attirait à la fois. D’ailleurs, plus je le regardais, plus je lui en voulais. D’être trop beau, trop attentif, trop lumineux et paradoxalement trop réservé. Je ne souhaitais pas éprouver le début d’une émotion pour un homme dépourvu des tics de séduction habituels, contre lesquels ma longue expérience amoureuse me protégeait. Ce Dr Spencer me laissait sans défense.

Alors, je décrétai qu’il était gay. Ainsi, j’aurais l’esprit tranquille. Je pouvais remballer mes propres armes de séduction et me débarrasser au plus vite de l’irritabilité que j’éprouvais à cause de lui.

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