Le titre : Le temps vieillit vite
L’auteur : Antonio Tabucchi (1943-2012)
L’exergue : « En suivant l’ombre, le temps vieillit vite. »
Fragment présocratique attribué à Critias.
Les histoires : Neuf récits, neuf voyages dans les souvenirs de personnages devant affronter l’écoulement du temps. Un ancien agent secret sans mission déambule dans Berlin en rêvassant à une femme aimée et disparue. Une vieille dame à l’hôpital cherche à léguer ses mémoires à un neveu mal portant, qu’elle a élevé. Un ancien militaire en vacances au bord de la mer apprend à une petite fille singulière comment lire l’avenir dans les nuages. Une femme sans enfant se questionne sur le sens de la vie à l’occasion d’une fête dans sa belle-famille.
L’univers : Tel que résumé en quatrième de couverture : « Sensible aux récents bouleversements de l’Histoire, l’écrivain italien (Tabucchi) inscrit ces nouvelles dans l’espace-temps d’un Occident aux prises avec le décalage des temps, comme si les aiguilles de l’horloge de notre conscience indiquaient une autre heure que celle de la réalité. »
La voix : « La réalité est la sœur de l’illusion. » Chacune de ses phrases est comme un songe, léger comme un nuage. Traducteur et inconditionnel du célèbre écrivain portugais Fernando Pessoa, Antonio Tabucchi démontre, à travers ce recueil débordant de petites flâneries tragiques, comment il sait manier une matière aussi fluide et indéfinissable que le temps.
Les premières phrases de Nuages :
« — Tu restes là à l’ombre toute la journée, dit la fillette, tu n’aimes pas te baigner?
L’homme fit un vague signe de tête qui pouvait être un oui ou un non, mais il ne dit rien.
— Je peux te tutoyer? demanda la fillette.
— Si je ne me trompe, tu l’as déjà fait, répondit l’homme en souriant.
— Dans ma classe, on tutoie aussi les adultes, dit la fillette, certains professeurs nous y autorisent, mais mes parents me l’ont interdit, ils disent que ça fait mal élevé, vous en pensez quoi?
— Je pense qu’ils ont raison, répondit l’homme, mais tu peux me tutoyer, je ne le dirai à personne.
— Tu n’aimes pas te baigner? demanda-t-elle. Moi, je trouve que se baigner, c’est singulier.
— Singulier? dit l’homme.
— Le professeur nous a expliqué qu’on ne peut pas utiliser super à tout bout de champ, que dans certains cas, on peut dire singulier, j’étais sur le point de dire super, moi, me baigner sur cette plage, je trouve ça singulier.
— Ah, dit l’homme, je suis d’accord, d’après moi aussi c’est super et même singulier.
— Se mettre au soleil aussi c’est super, continua la fillette, les premiers jours, j’ai dû mettre la protection quarante, puis j’ai passé à vingt, et maintenant je peux utiliser la crème à effet doré, celle qui fait scintiller la peau comme s’il y avait des paillettes d’or, vous voyez? Mais pourquoi êtes-vous si blanc? Vous êtes arrivé depuis une semaine et vous êtes toujours sous le parasol, vous n’aimez pas non plus le soleil?
— Je trouve ça super, dit l’homme, je le jure, je trouve super de se mettre au soleil.
— Vous avez peur de cuire? demanda la fillette.
— Et toi, qu’est-ce que tu en penses? répondit l’homme. »
La raison de le lire : Né à Pise, Antonio Tabucchi est l’auteur d’une vingtaine de livres traduits dans le monde entier. Considéré comme l’un des plus grands écrivains européens de son époque, il est mort en mars dernier, à l’âge de 68 ans, à la suite d’une longue maladie.
En un mot : Onirique.
Éditeur : Gallimard (récits) – 183 pages.
Le titre : Je voudrais que quelqu’un m’attende quelque part
L’auteure : Anna Gavalda (41 ans)
Les histoires : Douze nouvelles remplies d’espoir et de désespoir. On y croise des gens comme vous et moi. Comme dans la rue. Un homme et une femme qui partent en week-end sans arriver à combler leurs deux solitudes. Un musicien qui tombe amoureux d’une photographe qui le suit en tournée. Un homme sur le seuil de la mort qui cherche à renouer avec un amour passé. Douze tranches de vie ordinaire, décortiquées avec finesse et humour.
L’univers : Le ton est toujours enjoué. Anna Gavalda a ce rare talent de savoir mettre en scène des personnages cabossés par la vie. Elle sait aussi braquer les projecteurs sur les grands malheurs et les petites joies du quotidien. Les pelures de banane en plus.
La voix : Entre son franc-parler, son humour pince-sans-rire et son regard ironique, la plume d’AG raisonne haut et fort comme la voix d’une meilleure amie.
Les premières phrases d’Épilogue :
« — Marguerite! Quand est-ce qu’on mange?
— Je t’emmerde.
Depuis que j’écris des nouvelles, mon mari m’appelle Marguerite en me tapant sur les fesses et il raconte dans les dîners qu’il va bientôt arrêter de travailler grâce à mes droits d’auteur :
— Attendez… moi!? Pas de problème, j’attends que ça tombe et je vais chercher les petits à l’école en Jaguar XK8. C’est prévu… Bien sûr, il faudra que je lui masse les épaules de temps en temps et que je supporte ses petites crises de doute, mais bon… le coupé?... Je le prendrai vert dragon.
Il délire là-dessus et les autres ne savent plus trop sur quel pied danser.
Ils me disent sur le ton qu’on prend pour parler d’une maladie sexuellement transmissible :
— C’est vrai, t’écris?
Et moi, je hausse les épaules en montrant mon verre au maître de la maison. Je grogne que non, n’importe quoi, ou presque. Et l’autre excité que j’ai épousé un jour de faiblesse nous en remet une couche :
— Attendez… mais elle ne vous a pas dit? Choupinette, tu ne leur as pas dit pour le prix que t’as gagné à Saint-Quentin? Hé! Dix mille balles quand même!!! Deux soirées avec son ordinateur qu’elle acheté cinq cents francs dans une vente de charité et dix mille balles qui tombent!... Qui dit mieux? Et je ne vous parle pas de tous ses autres prix… Hein Choupinella, restons simple.
C’est vrai que dans ces moments-là, j’ai envie de le tuer.
Mais je le ferai pas.
D’abord parce qu’il pèse quatre-vingt-deux kilos (lui dit quatre-vingts, pure coquetterie) et ensuite parce qu’il a raison.
Il a raison, qu’est-ce que je deviens si je commence à trop y croire? »
La raison de le lire : Parce que c’est par ce petit recueil de nouvelles qu’a débuté l’ascension d’Anna Gavalda vers les sommets des palmarès. Et comme elle ne cherche pas à impressionner, elle y est au sommet de sa forme.
En deux mots : Du bonbon.
Éditeur : J’ai lu – 157 pages.
Le titre : On n’empêche pas un petit cœur d’aimer
L’auteure : Claire Castillon (36 ans)
L’exergue : « Notre rencontre est un chemin à l’écart, une pluie chaude, une ville, un inconnu toujours reporté au-devant de nos pas. Parce que la rencontre n’existe que lorsqu’elle demeure à venir. » Bernard Desportes
Les histoires : Vingt-trois nouvelles décapantes, 23 façons de revisiter la vie à deux. Des histoires assez courtes. Souvent loufoques. Parfois cruelles. Rarement tendres. Des nouvelles où l’on a droit à toutes les bassesses et les grandeurs de l’être humain. La preuve : les femmes y sont presque toutes possessives et hystériques, et les hommes, ignobles et sans ressort.
L’univers : À cent lieues des contes de fées… Claire Castillon est peut-être un peu chatouillée du cerveau, et ses textes sont certainement tordus et dérangeants, mais le style de son écriture vaut de l’or. En fait, elle manie la plume tel un scalpel. Elle tranche dans le vif (lard?) à coup de petites phrases courtes. Sans pitié aucune pour ses personnages. Et comme chaque mot touche une corde sensible, cela en devient parfois comique. Tant ses histoires paraissent sans queue ni tête. Mais la grande force de cette écrivaine est surtout de vous faire adorer la langue française. Se servir du glauque pour nous faire redécouvrir la magie des textes bien ficelés. Voilà la signature de Claire Castillon.
La voix : « Son vitriol, puisé dans une encre sympathique, nous marque de façon indélébile », résume à merveille François Cérésa du magazine Madame Figaro.
Les premières phrases de J’effraie : « J’ai mis près de trois heures à arriver ici, porte à porte, quelle route. Et je ne compte pas les jours perdus à peser le pour et le contre de cet anniversaire où je ne connais personne. Je suis venue à reculons. Il paraît que mon caractère en impose. Je ne veux pas, pour autant, rester célibataire. Une occasion de trouver chaussure à son pied ne se refuse pas.
D’ordinaire, je m’emballe, et ça ne donne jamais rien. Là, je viens de rencontrer un bonhomme sans grand intérêt, mais j’attends de voir. Il me demande où sont mes parents. Je réponds que je suis en âge de sortir seule. Il répète sa question, il veut dire parents au sens large, ici, dans la pièce où l’on se trouve, dans la salle où l’on danse. Qu’est-ce que ça peut lui faire? Je lui montre des gens, au hasard, il cherche à comprendre qui je suis par rapport à la femme dont c’est l’anniversaire. Je ne suis rien, lui dis-je. Une pièce rapportée? Oui, oui, si vous voulez, vague cousine éloignée. Dans le jardin, on marche. Je claudique à cause des cailloux et de mes chaussures hautes que je veux garder neuves. Un accident? demande-t-il. Quoi? dis-je. Votre hanche! Ah non, juste mes chaussures. Il a l’air déçu. Un homme prêt à me soutenir? Je sens qu’il va m’étonner. Un homme qui aurait pitié me donne envie de boiter. »
La raison de le lire : Parce que ce n’est pas tous les jours que l’on peut lire une auteure aussi allumée. Au propre comme au figuré.
En un mot : Décoiffant.
Éditeur : Le Livre de Poche – 152 pages.
Le titre : Tout à l’égo
L’auteur : Tonino Benacquista (51 ans)
Les histoires : Les personnages de ces 10 nouvelles sont des gens sans histoire qui, un jour, se retrouvent projetés dans des situations extraordinaires. Des nouvelles où l’on croise des maris infidèles, l’acteur Harrisson Ford, des hommes maladroits avec les femmes, des inventeurs de brevets, encore des inspecteurs de police entêtés...
L’univers : Souvent noir, à l’image des polars qu’il écrit si justement. Souvent drôle aussi. À l’image des BD qu’il cosigne (il a notamment coécrit le dernier Lucky Luke avec Daniel Pennac). En fait, Tonino Benacquista s’amuse à jeter des grains de sable dans l’embrayage du quotidien de ses personnages pour voir comment l’équilibre fragile sur lequel repose leur univers devient sens dessus dessous. Il excelle aussi dans les rebondissements et les chutes-surprises, que les lecteurs ne voient jamais venir.
La voix : Benacquista écrit pour le cinéma (César du meilleur scénario 2004 pour De battre, mon cœur s’est arrêté) et cela s’entend (se voit?) dans ses romans et ses nouvelles.
Les premières phrases de La boîte noire : « Il y a eu cet énorme rayon de lumière blanche. J’ai senti que mon corps s’élevait à l’aplomb dans les ténèbres, à une vitesse folle. J’ai eu peur de heurter une borne invisible du cosmos. Un souffle d’air chaud m’a ramené sur terre et m’a couché, lentement, au beau milieu d’un pays d’horreur. Là, immobile, incapable de me hisser sur mes jambes ou même d’ouvrir les yeux, je n’ai pu que les entendre : chiens hurleurs et loups affamés, hyènes meurtries au rire aigre, feulements de fauves autour de ma carcasse. Le silence et l’oubli ont mis des siècles à tisser un cocon où, enfin, j’ai pu me lover tout entier. Jusqu’à ce que Dieu de miséricorde me rende la vue. Et la vie.
Une femme a poussé un soupir de soulagement quand je suis revenu à la conscience. J’ai cru qu’il s’agissait d’une mère ou d’une sœur. C’était l’infirmière.
Pas de mal au crâne, pas d’angoisse particulière. Ils ont dû me farcir les veines de morphine ou de trucs comme ça. Elle me parle d’un accident, et tout de suite, j’ai les phares de cette voiture dans les yeux. L’onde de choc qui a suivi résonne encore dans ma colonne vertébrale. Et puis, plus rien. Je lui demande combien de temps a duré le plus rien. Une nuit? Une nuit seulement? J’ai l’impression d’avoir parcouru l’éternité en sens inverse, et tout ça n’a duré qu’une douzaine d’heures. Jusqu’où sont allés ceux qui ont passé tout un hiver dans le coma? »
La raison de le lire : Tout à l’égo est une jolie porte pour découvrir cet auteur au ton savoureux, qui manie si bien l’intrigue. D’autant plus que, du haut de son demi-siècle, il a déjà une œuvre remarquable (La Commedia des ratés, Les Morsures de l’aube, Saga, Malavita, et cetera).
En un mot : Grisant.
Éditeur : L’instant même – 146 pages.
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