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Quatre livres de révolution

Printemps arabe ou érable, les esprits s’échauffent souvent avec l’arrivée du printemps. Retour sur quelques élans révolutionnaires à travers quatre points de vue bien différents.

anatomie dun instantLe titre : Anatomie d’un instant

L’auteur : Javier Cercas

L’histoire : Espagne, le 23 février 1981. Le generalissimo Franco est mort depuis six ans, mais les franquistes sont toujours là : dans l’Église, l’armée, le patronat, les services secrets. À 18 h 21, des militaires armés prennent d’assaut le Parlement espagnol. Les balles sifflent. Les quatre cents députés présents se jettent tous au sol. Tous, sauf trois, qui, stoïques, affrontent les balles et leur destin : Adolfo Suárez (le premier ministre contesté), le général Gutiérrez Mellado (le responsable de la sécurité et de la défense) et Santiago Carrillo (le chef du Parti communiste espagnol). L’événement, capté par les caméras de la chaîne parlementaire, est retransmis en boucle à la télé. C’est à partir de ces trente-cinq minutes d’images que Javier Cercas décortique brillamment la dernière tentative de putsch de la zone euro.

L’univers : En multipliant les arrêts sur image, l’auteur se met tour à tour dans la peau des putschistes, des politiciens et du roi. Il alterne les points de vue de façon à nuancer les faits, à comprendre les gestes de « courage, de grâce, de révolte, de liberté et de peur » commis ce jour-là.

La voix : C’est un essai qui se lit comme un roman. Une grande fresque dans laquelle s’entrechoquent les différentes versions de ce qui reste un moment décisif dans l’histoire de la jeune démocratie espagnole.

Extrait : « J’ai lu mi-mars 2008 que, d’après une enquête publiée au Royaume-Uni, un quart des Anglais pensait que Winston Churchill était un personnage de fiction. À cette époque-là, je venais de terminer le brouillon d’un roman sur le coup d’État espagnol du 23 février 1981, j’étais rongé de doutes sur ce que j’avais écrit et je me souviens de m’être demandé combien d’Espagnols pouvaient penser qu’Adolfo Suárez était un personnage de fiction, que le général Gutiérrez Mellado était un personnage de fiction, que Santiago Carrillo ou le lieutenant-colonel Tejero étaient des personnages de fiction. La question me semble toujours pertinente. Certes, Winston Churchill est mort il y a plus de quarante ans, le général Gutiérrez Mellado, il y a moins de quinze ans, et au moment où j’écris ces lignes, Adolfo Suárez, Santiago Carrillo et le lieutenant-colonel Tejero sont encore en vie. Pourtant, si Churchill est un personnage historique de premier ordre et si Suárez partage avec lui cette condition, du moins en Espagne, on peut se demander si c’est également le cas du général Guttiérez Mellado et de Santiago Carrillo, pour ne pas parler du lieutenant-colonel Tejero. Qui plus est, à l’époque de Churchill, la télévision n’était pas encore le principal fabricant de réalité en même temps que le principal fabricant d’irréalité de la planète, alors que l’une des caractéristiques du coup d’État du 23 février est justement d’avoir été enregistré par la télévision et retransmis dans le monde entier. De fait, on peut se demander si, à l’heure actuelle, le lieutenant-colonel Tejero ne serait pas pour beaucoup un personnage de télévision; dans une certaine mesure, Adolfo Suárez, le général Gutiérrez Mellado et Santiago Carrillo le sont peut-être aussi, mais certainement à un degré moindre : outre les annonces publicitaires de grandes marques d’électroménagers et les plateaux d’émissions people sur lesquels on diffuse son image, la vie publique du lieutenant-colonel putschiste se résume aux quelques secondes retransmises tous les ans à la télévision lors desquelles, coiffé de son tricorne et brandissant son pistolet règlementaire neuf millimètres court, il fait irruption dans l’hémicycle du congrès et humilie à coups de feu les députés présents. Nous savons certes qu’il s’agit d’un personnage réel, mais en fait, il est irréel; il est question là d’une scène typiquement espagnole, qui semble tout droit sortie du cerveau infesté de clichés d’un médiocre imitateur de Luis García Berlanga. Aucun personnage réel ne devient fiction parce qu’il est apparu à la télévision, mais il est fort probable que la télévision contamine d’irréalité tout ce qu’elle touche, et qu’un événement historique change d’une certaine façon de nature s’il est retransmis par la télévision, parce qu’elle dénature la manière dont nous le percevons (pour ne pas dire qu’elle le trivialise ou le corrompt). Le coup d’État du 23 février présente cette anomalie : à ma connaissance, c’est le seul coup d’État de l’Histoire enregistré par la télévision, et le fait qu’il a été filmé constitue sa garantie à la fois de réalité et d’irréalité. Cette circonstance, à laquelle s’ajoute la stupéfaction réitérée que produisent ces images, l’importance historique de l’événement et les zones d’ombre réelles ou supposées qui le brouillent encore, explique peut-être le ramassis inouï de fictions qui l’entoure, sous forme de théories sans fondement, d’idées fantaisistes, de spéculations romanesques et de souvenirs inventés. »[adspot]

La raison de le lire : Parce que Javier Cercas illumine l’histoire de cette tentative de coup d’État par les émotions, le désir et les frustrations des protagonistes. Parce qu’il étire aussi les marges entre la réalité et l’imaginaire, tout en cherchant à aller au plus vrai. Cercas se questionne sans cesse, mais sans jamais oublier que tout reste subjectif.

En un mot : ¡ Olé !

Éditeur : Actes Sud – 428 pages.

 

 

par le feuLe titre : Par le feu

L’auteur : Tahar Ben Jelloun

L’histoire : « Le 17 décembre 2010, Mohamed Bouazizi s’immolait par le feu. Ce geste radical fut le signal déclencheur de la Révolution de Jasmin en Tunisie. Tahar Ben Jelloun, dans une fiction brève, réaliste et poétique, reconstitue les jours qui ont précédé ce sacrifice. Un superbe hommage aux révolutions arabes et à ces millions d’hommes et de femmes anonymes descendus dans les rues pour réclamer liberté et dignité dans leur pays. » (Quatrième de couverture)

L’univers : Hyper réaliste. Le temps d’effleurer le désespoir de Mohamed, ce diplômé chômeur de 26 ans qui cherche en vain à vendre des fruits pour nourrir sa famille, et le voilà transformé en torche humaine.

La voix : « C’est un petit livre écrit dans l’urgence. Une fiction poétique et réaliste d’une cinquantaine de pages rédigée tel un conte conçu pour être raconté lors des veillées », résume Tahar Ben Jelloun.

Extrait : « En rentrant du cimetière où il venait d’enterrer son père, Mohamed sentit que le fardeau qu’il portait s’était alourdi. Il était courbé, vieilli, marchait lentement. Il venait tout juste d’avoir trente ans. Jamais il n’avait fêté son anniversaire. Les années passaient et se ressemblaient. La pauvreté, le manque, une résignation vague assuraient à sa vie une tristesse devenue avec le temps naturelle. Comme son père, il ne se plaignait jamais. Il n’était pas fataliste ni même religieux.

La disparition du père bouleversait ses plans. Il était l’aîné, et donc, désormais le responsable de la famille. Trois frères et deux sœurs. Une mère diabétique, mais encore valide. Sa dernière recherche d’emploi n’avait rien donné, une fois de plus, et l’avait rendu nerveux. Ce n’était pas une question de chance ou de hasard. C’était plutôt, disait-il, un problème d’injustice et lié au malheur d’être né pauvre. Il n’allait plus s’asseoir devant le siège du ministère des Finances pour protester contre le chômage. Des diplômés chômeurs avaient trouvé du travail, pas lui. Sa licence en histoire n’intéressait personne. Il aurait pu enseigner, mais l’Éducation nationale ne recrutait plus.

Il sortit son vieux cartable caché dans l’armoire à linge, le vida de tous les papiers et documents qu’il contenait, y compris l’attestation de son diplôme, fit un petit tas avec dans l’évier et brûla le tout. Il regarda les flammes avaler les mots, comme par hasard, elles contournèrent son nom et sa date de naissance. Avec un bout de bois, il ranima le feu jusqu’à ce que tout devînt cendre. Sa mère alertée par l’odeur se précipita :

— Mais tu es fou! À quoi ça t’avance de brûler ton diplôme? Comment vas-tu faire à présent pour demander un poste d’enseignant? Trois années parties en fumée![adspot]

Il ne répondit rien, ramassa la cendre, la jeta dans la poubelle, nettoya l’évier, se lava les mains, puis s’en alla. Il était calme, n’avait aucune envie de parler ou de justifier son geste. À quoi bon garder un bout de papier qui ne lui servait à rien? Son visage était fermé. Sa mère lui rappela qu’il fallait qu’il aille lui acheter son médicament. Le pharmacien lui ferait crédit. Il s’assit sur un banc et fixa le sol où il suivit le voyage d’une colonne de fourmis. Il demanda une cigarette à un garçon qui les vendait au détail, l’alluma et la fuma lentement. Les fourmis avaient déposé leur chargement et repassèrent dans l’autre sens. »

La raison de le lire : Parce que tout y est crédible, efficace, touchant.

En un mot : Indigné.

Éditeur : Gallimard – 50 pages.

 

Archanges 12 histoires

Le titre : Archanges : 12 histoires de révolutionnaires sans révolution possible

L’auteur : Paco Ignacio Taibo II

L’histoire : « Dans un monde qui ne s’intéresse qu’aux victoires, douze histoires de défaites, terribles, mais héroïques. Des histoires qui parlent de la ténacité, du respect des principes, de la politique comme morale tragique. La face cachée du mythe révolutionnaire vue avec une tendresse contagieuse : utopie à tous les étages pour les perdants magnifiques. » (Quatrième de couverture)

L’univers : À travers les récits de vie de quelques figures passées de la révolution tombées aux oubliettes, l’historien et romancier mexicain s’amuse à « faire l’éloge de la défaite ». Le fil rouge entre ces douze histoires? Le refus du compromis dans l’affirmation et l’action d’un idéal.

La voix : Toute l’âme politique, sentimentale et humaine de Paco Ignacio Taibo II (figure emblématique de la littérature mexicaine) se retrouve dans ce recueil débordant d’humanité.

Extrait : « Il s’avère bien difficile de se colleter avec des personnages comme ceux de ce livre sans éprouver la peur intense que la littérature puisse les abîmer, les affaiblir, les ramollir dans le mythe. Aussi l’historien a-t-il raconté ces histoires avec une certaine timidité narrative, à peine agitée de temps en temps par l’audace chagrine de l’écrivain. Il y aura plus de temps qu’il en faut pour se repentir.

— L’unité entre les personnages rassemblés ici tient à bien plus qu’à leurs seules propositions idéologiques, même si tous évoluent dans le vaste champ de la gauche et sur le chemin sans retour de la révolution : Friedrich Adler était un social-démocrate qui en est venu au tyrannicide pour des raisons morales; Librado Rivera, un anarchiste presque gandhien, un syndicaliste qui croyait au pouvoir de la parole écrite et aux vertus de l’intransigeance; Larissa Reisner et Ioffe, des marxistes bolcheviques formés au sein de la gauche sociale-démocrate du début du siècle; Sebastián San Vicente, en revanche, était un fervent de Bakounine, dans la tradition de l’anarcho-syndicalisme le plus orthodoxe; P’eng P’ai, un marxiste chinois (avec ce que cela peut déjà comporter de différent) et un agrarien convaincu; je n’ai jamais pu déterminer ce qu’était exactement Piero ʺMalabocaʺ, excepté un internationaliste rouge fort en gueule; mais Diego Rivera et David Alfaro Siquieros s’apparentaient à une espèce de communistes domestiques, parfois marxistes et irrévérencieux, à d’autres moments orthodoxes, et cependant toujours peintres révolutionnaires; Buenaventura Durruti et Francisco Ascaso étaient des anarchistes d’action à la forte inspiration ouvrière; et Juan R. Escudero, un social-démocrate qui croyait fermement en la valeur du vote, en celle des formes juridiques, mais surtout en la morale et l’exemple; Max Hölz, un communiste révolutionnaire partisan de l’action directe, que les communistes appelaient anarchiste et que les anarchistes censuraient en le taxant de bolchevisme; Raúl Díaz-Argüelles était un guévariste dans la pleine tradition de la convulsion latino-américaine des années 1960. Par conséquent, il s’agit ici d’une histoire faite d’histoires, par-delà des sectes.

Tous ont recherché la révolution et sont plusieurs fois descendus en enfer pour la trouver. Ainsi rassemblés, ils font partie de l’unique gauche que je reconnais comme fondatrice; celle qui fait siens tous les projets populaires, toutes les propositions, toutes les défaites. Ils sont réunis par leur obstination, leur fidélité à l’effort de transformer radicalement la planète, leur merveilleux entêtement. »

La raison de le lire : Parce que c’est « clair, touchant, passionnant », comme l’a écrit le journaliste Philippe Lançon dans le journal Libération. Et parce que : « Toute biographie historique est une reconstruction sentimentale, un rêve. » 

En deux mots : Beautiful loosers.

Éditeur : Éditions Métailié – 344 pages.

 

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Le titre :
Année rouge

L’auteur : Nicolas Langelier

L’histoire : Année rouge est un journal intime. Celui du journaliste Nicolas Langelier qui commente le Printemps érable d’une façon très personnelle en s’appuyant sur les Pensées pour moi-même de Marc Aurèle, des articles de journaux et… ses incartades sentimentales.

L’univers : « J’ai essayé de mettre par écrit des émotions que j’ai ressenties cette année. La forme, le mélange du journal, de l’analyse et des extraits d’articles, s’est comme imposée de manière organique », déclarait l’auteur au journal Le Devoir en novembre 2012.

La voix : Écrit à la première personne, ce petit bouquin d’une centaine de pages plaira certainement plus aux bobos du Plateau qu’aux fonctionnaires de Gatineau.

Extrait : « Nous voici : les sens en alerte, à guetter l’horizon. Nous ne savons pas tout à fait ce que nous attendons, au juste, mais nous savons que nous attendons. Nous savons que nous avons froid, avons faim, avons envie de quelque chose de plus vrai, plus beau, plus juste. Nous sommes fatigués, débordants d’énergie, ne savons plus. Nous ne l’avouons pas toujours ouvertement – ni à nous-mêmes ni aux autres –, mais nous voulons plus, nous voulons mieux. Nous n’agissons pas nécessairement dans une direction particulière ni avec une cohérence évidente, mais nous sommes prêts à Québec, Buenos Aires, Madrid, Brisbane, Rome, Tokyo, Gatineau, Portland. Nous sommes prêts comme nous ne l’avons jamais été.

L’année 2011 s’est terminée dans l’incomplétude, avec le mouvement Occupy qui s’est éteint dans les avis d’éviction et les premières neiges. Mais elle a été une grande année, pas de doute possible, avec les révolutions dans le monde arabe et la poursuite de l’agitation sociale un peu partout en Occident, surtout en Europe. Pas une grande année pour l’économie, bien sûr, mais petit à petit, nous en sommes venus à penser que cela était nécessaire, ce grand démantibulage progressif, pour que se forme l’impulsion qui nous permettra d’entrer pour vrai dans le 21e siècle que nous souhaitons.

Nous avons l’impression d’être dans une forêt, juste avant l’orage, quand le ciel se couvre de nuages lourds et que le vent se lève et que le silence, mystérieusement, se fait.

Les Américains n’arrivent pas à sortir du marasme économique dans lequel la crise financière de 2008 les a plongés. En Europe, les taux de chômage atteignent des niveaux records, plusieurs pays frisent des degrés d’endettement insoutenables. Au Canada, c’est l’endettement des individus qui bat des records – notre niveau de vie n’a pas crû au même rythme que nos désirs. Les téléphones intelligents et les téléviseurs 42 pouces et l’épicerie plombent nos cartes de crédit, pendant que nos maisons et appartements payés trop cher et nos études payées trop cher et toutes ces choses dont nous semblons avoir besoin nous mettent à une mauvaise nouvelle de la catastrophe. Notre gouvernement fédéral, conservateur, est une honte sans nom. Au Québec, notre gouvernement libéral l’est tout autant : corrompu, cynique, déconnecté. Un peu partout en Occident, les inégalités sont plus grandes qu’il y a 30 ans, qu’il y a 15 ans. Les niveaux de vie régressent. Pourtant, on parle partout d’austérité, de nécessité de se serrer la ceinture, en même temps que la formidable machine du marketing et du divertissement continue à nous inciter à faire le contraire. »

La raison de le lire : Pour revivre au jour le jour le Printemps érable.

En un mot : Rigolo.

Éditeur : Atelier 10 – 100 pages.

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