À bien y penser

D’où vient toute cette détresse?

Les derniers jours ont été durs. Remplis d’études, de chiffres, de témoignages qui étalent des détresses personnelles dessinant une grande tristesse collective. On secoue ça comment?

Photo: Unsplash/Toimetaja tõlkebüroo

Étonnons-nous d’abord du contraste de l’actualité de la fin octobre. Dans une foule d’endroits du monde, pour des raisons différentes mais ayant pour point commun le désir d’être respecté par ceux qui les gouvernent, les peuples ont envahi la rue. Au Chili, au Liban, en Irak, en Catalogne, à Hong Kong depuis des semaines, en Algérie depuis le début de l’année…

Ici, ce sont d’autres cris d’alerte qui ont résonné. Des drames de l’intime, mais qui parlent aussi du respect de soi. Sauf qu’on n’arrive pas à cerner l’adversaire qui crée autant de blessures. Dans la même semaine, on en a vu différentes manifestations.

La Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse, présidée par Régine Laurent, a commencé ses travaux. Des jeunes qui ont connu le réseau de la DPJ ont livré des témoignages bouleversants. Le système qui devait les protéger est à la fois nécessaire et rempli de failles. Des travailleurs sociaux ou des familles d’accueil arrivent parfois à pallier celles-ci, mais ça tient de la chance plus que de la norme.

Quel paradoxe aussi! Nous vivons dans une société où jamais les parents n’ont été aussi couveux avec leur progéniture, leur tenant la main bien au-delà de leurs 20 ans (de l’accompagnement chaque matin à l’école primaire jusqu’au choix de l’emploi d’été ou l’université, en passant par le contact constant grâce au cellulaire). Mais on laisse à eux-mêmes des jeunes en grande difficulté dès le jour de leurs 18 ans. Mets tes affaires dans des sacs verts et arrange-toi tout seul maintenant… Quelle incohérence.

Et puis, il y a eu cette tuerie du quartier Tétreaultville, à Montréal: un père qui assassine ses deux enfants avant de se tuer lui-même. Un anéantissement total pour la mère qui a découvert les corps dans la résidence familiale…

Or le père, qui refusait la séparation demandée par sa conjointe, avait été hospitalisé quelques jours plus tôt en raison d’une tentative de suicide. Un signal d’alarme venait d’être déclenché que nul n’a su décoder. Il faudrait vraiment se pencher davantage sur la détresse de certains hommes qui se transforme en une colère pouvant aller jusqu’au meurtre. Pas juste la dénoncer, mais la désamorcer.

Coïncidence, dans les heures suivant ce drame, un vaste sondage mené pour le compte de CBC/Radio-Canada faisait voir la violence qui sévit dans les écoles canadiennes. Un grand total de 4065 jeunes Canadiens de 14 à 21 ans ont été interrogés; le tiers d’entre eux ont dit avoir déjà été victimes d’une agression physique, au primaire ou au secondaire. Ça inclut des violences sexuelles et des menaces avec une arme! Troublant.

Or même si des politiques de « Tolérance zéro » sont en vigueur depuis des années dans les écoles, une forte proportion de jeunes victimes n’a rien rapporté. Le désir de bien faire ne rejoint pas la réalité sur le terrain…

Le même jour, l’Association des médecins psychiatres du Québec attirait l’attention sur un autre front: la santé mentale des jeunes dits de la génération alpha – ceux nés depuis 2010 et qui ont donc toujours vécu dans un monde rempli d’écran. Leur détresse psychologique est immense, soulignait l’Association, et ça se traduit par des troubles anxieux inusités chez des petits.

À l’urgence comme dans les bureaux de consultation, on voit maintenant des enfants de 6, 8, 10 ans qui pensent que leur vie ne vaut pas la peine d’être vécue, expliquait ainsi à la radio la présidente de l’Ordre des travailleurs sociaux, Guylaine Ouimette, qui appuie les psychiatres dans ce dossier.

L’animateur, Bernard Drainville, a dû toutefois rapidement conclure l’entrevue car il avait invité son auditoire à réagir et les appels affluaient. Plein de parents voulaient partager leur désarroi, dont ce père d’une fillette de 5 ans. Elle vient d’entrer à la maternelle et s’effondre en larmes dès qu’elle ne réussit pas une activité. Pas grave ma chouette, lui répètent ses parents. Mais rien n’y fait, la chouette continue de pleurer…

Il n’y pas d’écran ici, pas d’ado accro à Fortnite, pas d’intimidation sur les réseaux sociaux, pas de parents qui poussent à la performance… On n’est même pas dans les grands enjeux sociaux comme l’écoanxiété. Juste une fillette écrasée et un père dépassé.

J’ai eu plusieurs rencontres sociales cette semaine-là et, à une autre échelle, la même scène se jouait: on placote, on jase et puis chacun finit par dire qu’il se sent pressurisé au travail, ou pris dans une course sans fin, ou bien impuissant devant son enfant tourmenté.

Alors on se retrouve chez le ou la psy, comme autrefois on allait à la confesse. Pour parler, évacuer, se raccrocher à quelque chose qui permet de continuer.

Ça fait du bien, mais reste que la société, elle, n’a pas changé une fois qu’on sort de la consultation. L’incitation à consommer, à performer, à rester à l’affût, à se positionner avant de penser, s’immisce de mille manières dans nos vies.

Même moi qui suis adepte des rébellions quotidiennes, je vois bien qu’une telle stratégie est de plus en plus difficile à tenir. La vague est infiniment plus forte que mon petit contre-courant. J’ai par exemple longtemps réussi à partir en vacances en laissant mon cell à la maison. Pourtant, me voilà rendue incapable de sortir sans l’avoir sous la main, même pour une course au coin de la rue. Rattrapée par l’obsession collective du branchement permanent.

Je persiste quand même à croire que quand tout nous écrase, ce sont les bulles d’air qui sauvent. Sauf que je crains maintenant de perdre le truc pour m’en fabriquer… Vous en avez, vous?

***

Journaliste depuis plus de 30 ans, Josée Boileau a travaillé dans les plus importants médias du Québec, dont au quotidien Le Devoiroù elle a été éditorialiste et rédactrice en chef. Aujourd’hui, elle chronique, commente, anime, et signe des livres. Son plus récent, J’ai refait le plus beau voyage, est paru aux éditions Somme toute.

Les opinions émises dans cet article n’engagent que l’auteure et ne reflètent pas nécessairement celles de Châtelaine.

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