L’un était petit et rond, l’autre, maigre avec des lunettes trop grandes pour son visage émacié. L’enseignante nous les a présentés. Ils étaient cousins et ils arrivaient de loin.
Ils débarquaient dans notre classe en plein milieu de l’année. Une épreuve de plus pour ces enfants propulsés sans repères dans une ville du nord neigeux qu’ils n’avaient pas choisie, dans un quartier encore trop blanc. Leur pays avait beau être affamé, exsangue, gangréné par un dictateur désaxé, ils aimaient leurs jeux dans la poussière, la soupe de leur grand-mère et, sur leur peau, la douceur du soleil.
On leur avait demandé de dire quelques mots sur leur île. Mon souvenir est vague. Avaient-ils montré ce caillou au large de la Floride sur une mappemonde jaunie? Je ne sais plus. Mais le plus extraverti parlait en accéléré, l’autre essuyait des larmes derrière ses verres qui avaient dû appartenir à l’un de ses oncles.
Quelques semaines plus tard, à l’invitation de notre prof, ils expliquaient au tableau la manière dont ils faisaient leurs divisions – c’était différent de ce que nous avions appris. Cette technique me paraissait révolutionnaire! Elle était si simple que je l’ai vite adoptée.
Une heureuse trouvaille de l’enseignante: ces deux petits bonhommes créaient des liens avec leurs nouveaux camarades en se sentant utiles. Ils avaient quelque chose à leur montrer, à partager avec eux. La vingtaine d’enfants québécois de la classe avaient reçu la plus belle des leçons de vie: notre façon de faire n’était pas meilleure que la leur, elle était différente et c’est tout. Nous étions égaux dans nos apprentissages.
Aujourd’hui, avec le recul, je retiens l’idée de la contribution de chacun. Qu’on soit né ici ou ailleurs, dans une bonne famille ou pas, avec ou sans une génétique optimale, on a tous quelque chose à apporter à son village comme à sa société.
Une évidence? Pas toujours, si je me fie aux réactions qu’a suscitées, cet été, l’arrivée massive à la frontière de migrants haïtiens chassés par Donald Trump. Ou encore aux gestes haineux qui se multiplient contre les citoyens issus de pays arabophones – et, dois-je le rappeler, six hommes ont péri dans une mosquée de Québec, en début d’année. Pourquoi cette montée d’intolérance?
Je ne nous reconnais pas là-dedans. Sommes-nous en train d’emprunter une histoire qui ne nous appartient pas? Malheureusement, il y a bel et bien de la discrimination raciale au pays. Ce n’est pas moi qui le dis: ce sont les Nations unies qui accusent le Canada de manquer à ses devoirs – chaque État doit enrayer toute forme de racisme – dans un rapport déposé cet automne.
Selon un groupe d’experts internationaux, dépêché par l’ONU à Montréal, Ottawa, Toronto et Halifax en octobre 2016, les Noirs d’ici vivent «dans la pauvreté, ont une mauvaise santé, ont un faible niveau de scolarité et sont surreprésentés dans le système de justice». Ils sont, en outre, victimes de profilage racial et de crimes haineux – plus de 40 % de ces délits sont perpétrés contre des Afro-Canadiens.
Et ce n’est guère mieux pour les autochtones et d’autres communautés ethniques. «Le racisme et les stéréotypes sont si profondément ancrés dans les institutions, les politiques et les pratiques» qu’ils passent inaperçus dans la population en général, avance le comité onusien.
Aurions-nous un examen de conscience à amorcer? Certainement. Et plus encore, nous devons ouvrir les bras. C’est ainsi qu’on accueille l’autre. Et qu’il nous touche et nous transforme pour le mieux.
Malgré les années, quand j’ai un calcul mental à faire, j’ai toujours recours à la méthode de deux élèves venus d’Haïti, le grassouillet et le maigrichon. Ils font partie de mon histoire à moi.
C’est aussi élémentaire que ça.
Johanne Lauzon, rédactrice en chef
Écrivez-moi à johanne.lauzon@chatelaine.rogers.com