C’est en temps de crise que les normes sociales se manifestent avec le plus de clarté. On s’y appuie par réflexe, dans l’urgence de protéger le plus grand nombre, souvent en manquant de connaissances, de temps et de ressources pour faire mieux.
Durant près de deux ans, nous avons été confinés à nos bulles familiales. Qu’est-il arrivé aux personnes seules, sans famille, en situation d’itinérance ou de précarité ? Et celles qui ne maîtrisent pas la langue française ou anglaise, ou qui ne possèdent pas les outils technos pour naviger en ces eaux troubles ?
Les personnes marginalisées sont plus vulnérables à la COVID – c’est prouvé. Mais l’expérience même de la discrimination serait autant nuisible. À long terme, elle mènerait à une dégradation du corps humain, phénomène que la chercheuse américaine Arline Geronimus compare à l’érosion des rochers exposés aux assauts répétés des vagues de la mer.
Le sentiment de solitude – en hausse depuis le début de la pandémie – est lui aussi reconnu comme facteur aggravant tant pour la santé mentale que pour la santé physique. Car « le corps n’oublie rien », avance le psychiatre Bessel van der Kolk. Tous les chocs traumatiques peuvent se manifester dans le corps longtemps après leur expérience, peut-on lire dans son livre Le corps n’oublie rien– Le cerveau, l’esprit et le corps dans la guérison du traumatisme (Albin Michel). Heureusement, si elle reçoit de l’aide, une victime d’événements éprouvants se relèvera sans trop de séquelles.
Il y a là de l’espoir. Cependant, est-ce à dire que les personnes vulnérables sont condamnées à dépérir ? Pensons à la pandémie précédente : celle du VIH/SIDA, qui a cruellement atteint la communauté gaie dès son apparition dans les années 1980. Les personnes LGBTQ+, doublemement victimisées par le virus et par la société, ont dû lutter pour conscientiser la population, la communauté médicale et les pouvoirs en place, tout en luttant pour leur vie ou celle de leurs proches atteints par la maladie.
Les inégalités dans les soins dispensés mettent en danger les personnes laissées pour compte. L’essayiste et poète afro-américaine Audre Lorde en a fait les frais lors de ses traitements contre le cancer. Avant de s’éteindre, en 1992, la militante féministe a subi des violences à la fois genrées, racistes et homophobes de la part du système censé la soigner. Son legs nous rappelle qu’en contexte d’oppression, prendre soin de soi est un acte radical de survie. C’est aussi une preuve d’amour envers sa communauté : on se soigne pour continuer d’y prendre part, pour lui redonner le soutien qu’elle nous a offert.
Après plus de deux ans de pandémie, je formule un souhait : qu’on puisse apprendre des expériences de survie des plus vulnérables d’entre nous. Prendre soin de soi et de sa communauté, en dehors des rapports intimes normatifs, est une façon de renforcer le tissu social lorsqu’il est malmené par des situations extrêmes. C’est surtout une façon de mieux vivre ensemble.
Marilou Craft est artiste, éditrice, traductrice et conseillère dramaturgique. Par sa pratique littéraire et performative, elle sonde les frontières de l’intime et du politique.