À bien y penser

Quand le bon sens se perd sous la burqa

La toute récente adoption de la loi 62 a ramené à l’avant-plan de l’actualité niqab et burqa. Discutons-nous vraiment sérieusement du signe le plus absolu de l’enfermement des femmes?

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Aussi mal conçue soit-elle, la loi 62 qui entend favoriser « le respect de la neutralité religieuse de l’État » découpe le Québec en deux camps.

Il y a ceux qui comptent combien de femmes portent le voile intégral (pas tant que ça, nous dit-on), et les autres qui relèvent le nombre de pays qui l’interdisent (tout plein, dont des pays musulmans, mais pas tous pareillement). On voit grossir une élite politique et intellectuelle qui n’en a que pour le libre choix, à laquelle s’oppose toujours, ouf!, une majorité de la population (et cette fois d’un océan à l’autre) qui trouve que cette idée de visage couvert n’a aucun bon sens.

Moi aussi je suis dans les calculs. Mais ce que je compte, c’est la vitesse fulgurante à laquelle, après la banalisation du foulard islamique, l’acceptation du voile intégral a cheminé dans le discours public. Avec quelle rapidité un recul aussi net de la visibilité du corps des femmes a réussi à acquérir une acceptabilité sociale dans des cercles pourtant progressistes, que le même intégrisme du côté catholique ferait hurler à mort.

On l’a oublié, mais le niqab et la burqa nous ont déjà fait collectivement frémir (et cela inclut de très nombreux ressortissants de pays musulmans, pas seulement l’Occident, toujours accusé de colonialisme). Ces vêtements étaient alors associés à des pays comme l’Arabie Saoudite ou l’Afghanistan. Il faut croire qu’on voyait mieux l’enjeu de loin.

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Ce n’est que très récemment que le voile intégral, qui n’a rien de religieux, a traversé les frontières. C’est en 2003 qu’on a commencé à le remarquer en Europe, notamment en France. Presque rien au début, quelques dizaines de femmes: rien pour s’affoler, disait-on à l’époque – pareil à ce qu’on entend ici aujourd’hui. Mais elles sont devenues des centaines, puis des milliers. Au même moment, un islam plus politique, plus intégriste s’installait dans certains milieux musulmans français.

Le gouvernement français ne s’est pas laissé leurrer longtemps par cette nouvelle mode: il faut dire que la France a une loi sur la laïcité depuis 1905, on n’a donc pas peur du mot ni des décisions qui en découlent! En 2010 fut mise en place une enquête au titre explicite: la Mission d’information sur la pratique du port du voile intégral sur le territoire national français. Il en résulta le rapport Stasi, du nom du président de la Mission, qui conclut que le voile intégral signait un refus des principes de la république française. Dès lors, il était justifié de l’interdire dans l’espace public.

À l’époque, j’avais lu cette conclusion avec bonheur, car elle confortait le propos que j’avais tenu quelques années plus tôt. En 2006, j’avais vu pour la toute première fois, dans le cadre d’un reportage télé, des femmes en burqa au Canada. Elles se rendaient au palais de justice de Brampton, en Ontario, afin d’assister à la comparution de jeunes gens accusés de terrorisme.

J’étais soufflée. S’il fallait lutter contre les propos xénophobes, on ne pouvait soustraire de l’analyse la provocation de certains, avais-je alors écrit en éditorial au Devoir. Les valeurs démocratiques incluent l’égalité entre les hommes et les femmes, et au premier chef la visibilité de celles-ci. Le voile intégral venait nier la quête d’émancipation des femmes qui a cours non seulement ici mais aussi dans les pays musulmans. Ce symbole n’avait rien d’anodin.

C’est dire si je suis tombée en bas de ma chaise quand, deux ans plus tard, j’ai lu le rapport Bouchard-Taylor. En dépit des principes d’égalité hommes-femmes qu’il prétend suivre, jamais on n’y parle du voile intégral (qui, après l’Ontario, était arrivé au Québec) comme d’un symbole d’oppression. S’il pose problème, c’est simplement parce qu’il peut nuire à la communication!

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Cette approche s’est accentuée dans le discours politique, social, féministe. D’autant qu’on s’est mis à voir des niqabs à la garderie, à l’université, à des prestations de serment – et chaque fois que quelqu’un ou quelqu’une s’en est inquiété, il y a eu rappel à l’ordre de gens bien intentionnés au nom de la liberté. Liberté? Pour une prison vestimentaire? Une prison contre laquelle des femmes luttent partout dans le monde? Quant à y voir un morceau de linge comme les autres, c’est faire preuve d’un très mauvais sens de l’humour.

Mais il faut bien constater que dans nos sociétés où le credo de la liberté individuelle remplace la réflexion globale, le sens du commun de plus en plus nous échappe. Une loi 101, qui a coupé court au libre choix et qui fut salutaire pour le Québec, passerait-elle la rampe aujourd’hui? Ce serait certainement encore plus difficile qu’il y a 40 ans.

Pour les femmes aussi, des lois ont mis fin au libre choix. Au Québec, veut veut pas, depuis maintenant 35 ans, madame doit garder son nom en se mariant. Pas de libre choix non plus, depuis 1989, pour le partage du patrimoine familial en cas de séparation d’un couple. Pourquoi? Pour collectivement assurer l’égalité entre les hommes et les femmes. Les convictions personnelles ont peu de poids face à l’importance de la valeur en cause.

Pour le voile intégral, on est dans la même dynamique. Bien sûr, la chose se complique parce que la Cour suprême a tranché qu’en matière religieuse, la conviction sincère suffit. Il n’est même pas besoin de s’assurer dans les textes religieux ou auprès d’un expert d’une religion donnée que le geste dont un croyant ou une croyante se réclame est obligatoire. À cette aune-là, évidemment, les intégristes sortent grands gagnants.

Mais rien ne nous empêche comme société de voir les choses comme elles sont plutôt que de s’en tenir aux prescriptions juridiques (les clauses dérogatoires existent) ou aux bons sentiments. Madame x a beau être charmante, si elle refuse les concessions quand il s’agit de lever le voile, c’est son intolérance envers l’égalité qui pose problème.

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Hélas, la loi 62 a fait l’économie d’une réflexion globale. Pour être pertinente, elle aurait dû s’appuyer sur un encadrement où l’État interdit d’abord à ses agents (et particulièrement à l’école) le port de signes religieux, visage couvert ou pas, et où l’Assemblée nationale elle-même ne siège plus sous un crucifix posé par Duplessis à des fins politiques (le voile intégral du temps!).

On se retrouve plutôt avec un simulacre de neutralité religieuse puisque la loi 62 met sur le même pied voile intégral, foulard d’hiver et masque d’Halloween. Mieux encore, seules les porteuses de voile pourront revendiquer un accommodement… au nom de la religion!

De plus, si le voile intégral exaspère la majorité des Québécois, ceux-ci n’aiment pas la confrontation. En laissant l’évaluation de chaque cas entre les mains des employés aux guichets de services publics, à ceux qui conduisent des bus, qui accueillent les parents en CPE, etc., le gouvernement réalise-t-il que dans la vraie vie, pour éviter le trouble, la loi ne sera pas appliquée? Tiens, encore du libre choix!

Et pendant ce temps, même si ça râle dans les chaumières, l’acceptation publique de l’effacement des femmes – et il n’est ici d’aucune importance que celles qui se camouflent sous le voile à Montréal soient une, dix ou 100 – risque de continuer son chemin au nom d’une nouvelle forme de compréhension universelle. Ne comptez pas sur moi pour joindre la parade.


 

Les opinions émises dans cet article n’engagent que l’auteure et ne reflètent pas nécessairement celles de Châtelaine.

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Journaliste depuis plus de 30 ans, Josée Boileau a travaillé dans les plus importants médias du Québec, dont au quotidien Le Devoir, où elle a été éditorialiste et rédactrice en chef. Aujourd’hui, elle chronique, commente, anime, et signe des livres!

 

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