Chaque semaine, depuis près de 40 ans, Jacinthe Vaillancourt attend le vendredi soir avec grande impatience. Elle laisse derrière elle ses soucis du quotidien et se rend à l’église Saint-François-Xavier, à Québec, où elle rejoint une quinzaine de personnes aussi passionnées qu’elle par le chant.
Ensemble, elles chantent des arias de Händel, des lieds de Beethoven, des oratorios de Mozart et des classiques de Noël… « Depuis l’université, c’est pour moi une façon de m’évader. Mes études étaient exigeantes. J’arrivais souvent aux répétitions épuisée, et quand j’en repartais, ma lassitude s’était complètement envolée », raconte-t-elle.
La soprano de 56 ans chante aussi parce que ça lui réchauffe l’âme et lui permet d’exprimer sa foi. Et ce qu’elle accomplit avec les autres membres de la chorale liturgique de la paroisse la remplit de fierté. « Ça nous nourrit, mais nous le faisons également pour les autres. Nous voulons imprégner l’assemblée de fidèles de joie, de beauté. S’exercer en solo n’est jamais aussi riche qu’avec le groupe. C’est plus grand que soi », soutient-elle.
Jacinthe est loin d’être seule à vibrer pour le chant en groupe. En fait, plus de 510 000 Québécois, réunis au sein de quelque 3 000 chœurs, vivent la même passion, selon un recensement effectué par l’Alliance chorale du Québec en 2016. Et cette popularité ne date pas d’hier.
On chante depuis longtemps !
Au Canada, le chant choral a connu ses an nées de gloire juste avant la Première Guerre mondiale. À l’époque, au Québec, paraissent les cahiers de « La Bonne Chanson », distribués dans les écoles de la province. « Ces cahiers avaient pour but de contrer les industries culturelles américaines, et d’assurer que la jeunesse catholique avait accès à de la bonne culture », explique l’historien et musicien Pierre Lavoie. « Ce phénomène culturel a profondément influencé la pratique du chant choral. Il a eu des répercussions directes sur les décennies qui ont suivi ».
Mais on poussait la note en groupe bien avant au Québec. « Dès le début du 17e siècle, en Nouvelle-France, les gens chantaient “À la claire fontaine” autour du feu de la Saint-Jean-Baptiste », dit la musicologue Louise Courville, directrice musicale de l’Ensemble Nouvelle-France, à Québec.
Se sentir bien
On chante donc depuis belle lurette ! Et c’est sans doute parce que cela nous apporte des bienfaits : diminution de la tension artérielle, ralentissement du rythme cardiaque, production d’endorphine – qui contribue à soulager la douleur –, et baisse du taux de cortisol, la redoutable hormone du stress…
« Le chant choral a des effets bénéfiques importants, principalement sur l’humeur et les émotions. Il nous fait oublier nos tracas, il crée du plaisir. Cela a été démontré de manière récurrente », affirme Nathalie Gosselin, chercheuse au Laboratoire international de recherche sur le cerveau, la musique et le son, le BRAMS.
Les travaux de la neuropsychologue, professeure au Département de psychologie de l’Université de Montréal, portent surtout sur les effets de la musique sur l’humeur, le stress et la santé. Les chercheurs du BRAMS ont ainsi découvert que les respirations profondes exigées par le chant ont également un effet calmant. Et ces effets ne sont pas réservés qu’aux choristes : ils se font ressentir chaque fois qu’on entonne un air en groupe, que ce soit en famille ou entre amis, au réveillon, à l’église ou autour d’un feu de camp.
Jacinthe Vaillancourt, choriste dans ses temps libres et physiothérapeute de profession, le confirme. Chanter lui apporte des bénéfices physiques. « Certains se réservent du temps pour faire de la randonnée. Pour moi, la chorale représente un bloc d’entraînement. C’est respiratoire, ça demande une certaine endurance », dit-elle.
Roxanne Croteau, elle, oublie tout quand elle chante. Directrice de l’Alliance chorale du Québec et cheffe du Chœur Ste-Dorothée, à Laval, elle atteint un tel degré de concentration qu’elle ne voit plus le temps passer. « Nos pratiques durent deux heures et demie, et on ne regarde jamais notre montre. Quand vient la pause, je suis toujours surprise », relate la quadragénaire aux jolies boucles.
Cette absorption totale dans une tâche – jusqu’à en perdre la notion du temps – porte un nom en psychologie : le flow . Cet état, que certains appellent « la zone », a d’abord été identifié par le psychologue hongro-américain Mihaly Csikszentmihalyi. Le flow est décrit comme l’expérience optimale, et il a un effet considérable sur le bonheur, la performance, la créativité et l’estime de soi.
Au sein d’une chorale, on a l’impression d’être connecté aux autres. Un sentiment salutaire, selon Frank Russo, directeur du laboratoire SMART (Science of Music Auditory Research and Technology), associé à l’Université métropolitaine de Toronto. « C’est le fait le plus important qui ressort de la littérature scientifique. Les gens se sentent moins seuls lorsqu’ils chantent ensemble », résume le professeur de psychologie.
Les membres d’un chœur qui reprennent un air à l’unisson sécrètent de l’ocytocine, hormone de l’attachement social, aussi appelée « hormone de l’amour ». « Ce qui est intéressant, c’est que les gens en produisent des niveaux plus élevés quand ils chantent en groupe, mais pas en solo », fait remarquer Frank Russo.
Selon lui, c’est probablement en partie parce que le chant est l’une des seules activités que nous pouvons faire en parfaite synchronie. Nous ne pouvons pas tous parler en même temps, mais chanter, oui. « Lorsque nous vocalisons, nous utilisons des centaines de muscles – du diaphragme aux muscles faciaux, en passant par le larynx – et tout le monde doit être coordonné. La synchronicité exigée est exceptionnelle ! Les gens se fondent aux autres, ils deviennent une sorte de superorganisme », dit-il.
Recherche d’harmonie
Cette connexion est très précieuse pour Roxanne Croteau. C’est d’ailleurs l’un des éléments qui lui ont le plus manqué pendant les longs mois de confinement qu’a entraînés la pandémie. « Nous étions toujours les derniers à profiter d’assouplissements sanitaires, déplore la directrice musicale. La chorale est la seule activité sociale de plusieurs de nos membres. Certains se sont mis à déprimer à la maison. »
C’est que chanter en chœur stimule aussi la sécrétion de deux puissants neurotransmetteurs : la sérotonine et la dopamine. La première aide à atténuer la dépression, tandis que la dopamine est liée au bien-être. « Dans le cerveau, le plaisir, qu’il soit suscité par la consommation de chocolat ou de drogues, ou par des ébats sexuels, est lié à certaines zones. Le chant choral les active », explique la neuropsychologue Nathalie Gosselin.
Roxanne Croteau connaît bien cette sensation d’euphorie. « Quand on atteint la bonne note, ou qu’un passage est particulièrement réussi, le poil me dresse sur les bras. J’en ai des frissons ! C’est physique », soutient-elle. Louise Courville renchérit. « Quand on chante en groupe, il se crée une synergie. C’est vibratoire. Lorsque l’harmonie est belle, le ciel s’ouvre. »
De quoi donner envie d’entonner un petit air, non ? Et si on n’a aucune connaissance musicale, pas de problème, soutient Roxanne Croteau, tout s’apprend. « Les trois quarts des membres de mon chœur ne lisent pas la musique. Ce n’est pas grave. On découvre vite qu’on peut faire des choses fabuleuses, dont on ne se serait jamais cru capable. Tout le monde peut chanter ! »