Santé

L’anorexie n’a pas d’âge

On l’associe à de jeunes mannequins faméliques et à des adolescentes en mal d’être. Mais l’anorexie touche aussi des femmes de 30, 40 et 50 ans qui mènent une vie (presque) normale.

On ne souffre pas d’anorexie qu’à 16 ans

Sylvie a toujours été au régime. Toute sa vie. Même sans surpoids. Dès 16 ans, elle suit des régimes aux pamplemousses et s’empiffre de coupe-faim à l’occasion. Elle surveille son poids sans cesse. Ce qui ne l’empêche pas de se marier et de mettre au monde trois enfants.

Son menu habituel : yogourt sans gras et fruits au petit-déjeuner, barre tendre et pomme au dîner et miniportion du repas familial le soir. Rarement des pâtes, jamais de dessert.

Puis, à 44 ans, son poids dégringole. « Je vivais des problèmes familiaux », raconte-t-elle.

Le psychologue qu’elle voit en consultation finit par lui dire : « Madame, vous êtes anorexique. » Sylvie ne veut pas le croire. Mais, à 5 pieds 4 pouces (1 m 63), elle ne pèse plus que 93 livres (42,2 kilos).

Dans le groupe de thérapie de l’Institut universitaire en santé mentale Douglas, à Montréal, où on l’envoie, elle craint de se retrouver seule adulte au milieu d’ados. Mais non. « Il y avait des femmes de tous les âges, dit-elle, encore étonnée. Sur 10 personnes, il y en avait même 3 d’âge mûr. »

Howard Steiger, psychologue et directeur du Programme des troubles de l’alimentation à l’Institut Douglas, confirme : l’anorexie et la boulimie n’épargnent pas les plus âgées. « C’est vers la fin de la vingtaine que ces troubles sont le plus fréquents. Mais on accueille aussi des femmes qui pourraient être grands-mères. »

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Mourir plutôt que grossir
Comment expliquer cette tendance? L’expert évoque la pression qui pousse les femmes à demeurer minces et d’apparence jeune jusqu’à un âge avancé. La plupart des données indiquent que l’anorexie touche 1 % des jeunes filles et des femmes de 12 à 30 ans, et la boulimie, de 1 % à 3 %.  « Mais, précise le psychologue, ces statistiques ne tiennent pas compte de celles dont les troubles sont moins graves et qui n’ont jamais fréquenté les cliniques spécialisées. Si on veut les inclure, il faut probablement multiplier ces chiffres par trois. »

Quand Nathalie Lavoie, de Sainte-­Catherine, en banlieue sud de Montréal, se présente à l’Institut Douglas, elle est anorexique depuis 25 ans. « Pour moi, ça n’a jamais été une question de look, dit-elle. À cinq ans, déjà, j’étais en conflit avec la nourriture. » À l’adolescence, elle voit sa famille se disloquer après la mort du père. En réaction, elle mange le moins possible et se purge avec des laxatifs. Ses menstruations cessent.

Jeune adulte, elle se marie et donne naissance à une fille, tout en dissimulant son obsession à ses proches. On la voit comme une perfectionniste – « Je suis le genre de fille qui place ses boîtes de conserve en rangs, les étiquettes tournées vers l’avant », dit-elle en riant. Tous les soirs, après le souper, elle marche pendant des heures pour brûler les calories ingérées dans la journée.

Un jour, une de ses amies se plaint que la préménopause la fait grossir. Effrayée par cette perspective, Nathalie décide de se restreindre encore plus. À 102 livres (46 kilos), elle commence à ressentir des douleurs dans la poitrine et à avoir des étourdissements. Elle est si faible qu’elle a du mal à marcher. « Si l’équipe de Douglas n’avait pas existé, dit-elle, je ne sais pas ce que je serais devenue. »

Davantage que toute autre maladie mentale, l’anorexie fauche des vies : 5 % des personnes atteintes en meurent, selon les spécialistes. La dénutrition entraîne des carences aux conséquences graves – ainsi, un important déficit en potassium peut mener à un arrêt cardiaque.

Ces femmes savent-elles qu’elles mettent leur existence en danger? « Oui, répond Howard Steiger. Mais elles ont encore plus peur de grossir que de mourir. »

Comment peut-on en arriver là? Malgré les recherches, l’anorexie comporte toujours une part de mystère. On ne s’explique pas encore comment elle peut se manifester aussi dans des pays où l’on meurt de faim… faute de nourriture.

En 1986, au moment où le Programme des troubles de l’alimentation de Douglas est mis sur pied, on croit dur comme fer qu’anorexie et boulimie sont causées par des problèmes familiaux. Le refus de manger est alors perçu comme une forme de protestation contre des parents exigeants. Aujourd’hui, on sait que l’hérédité joue un rôle dans l’apparition de la maladie. « Si on possède le bagage génétique et l’environnement social propices, la maladie peut se manifester à l’occasion d’un stress intense », poursuit le psychologue. Conjugué à un régime draconien. Car, sans régime, il n’y a pas d’anorexie possible. « La restriction calorique est le déclencheur ultime, car elle perturbe plusieurs fonctions cérébrales, dont le niveau de sérotonine, un neurotransmetteur qui joue un rôle important dans l’humeur, l’anxiété et le contrôle de l’appétit. »

En 2003, des chercheurs ont émis une hypothèse troublante : se pourrait-il que l’anorexie soit un très ancien mécanisme d’adaptation à la famine qui s’est détraqué ? Jadis, quand la nourriture manquait, nos ancêtres chasseurs-cueilleurs devaient parcourir d’énormes distances pour trouver une région mieux pourvue. La privation les rendait légèrement euphoriques et leur donnait l’énergie nécessaire pour parcourir des centaines de kilomètres, le ventre creux. Exactement comme les victimes d’anorexie, qui s’affament et s’épuisent à faire de l’activité physique.

On peut guérir de l’anorexie
Traiter l’anorexie est difficile – sans doute en partie à cause de ce fondement bio­logique. L’est-ce encore plus chez les adultes? Et, sans traitement, un trouble alimentaire peut-il dégénérer? « Plus tôt on intervient, moins la personne risque de développer un problème chronique, répond Howard Steiger. Mais on se demande s’il existerait des formes plus virulentes d’anorexie et de boulimie qui, même soignées, persisteraient jusque dans l’âge adulte. »

Il faut beaucoup de temps aux ano­rexiques et aux boulimiques pour réapprendre à manger. À faire la paix avec la nourriture. Au fil des rencontres de groupe et des consultations individuelles, les équipes (psychologues, psychiatres, nutritionnistes) essaient de les réconcilier avec les fruits, les légumes, le pain, le yogourt, la viande… Sans forcer. On utilise la thérapie cognitive et behaviorale, les groupes de soutien et parfois la médication. Dans les cas plus graves, il faut même envisager l’hospitalisation.

« Ce que j’ai trouvé le plus dur, relate Nathalie, c’est d’habituer mon estomac à tolérer les aliments. Au début, j’étais gonflée, j’avais mal au cœur. Puis je me suis mise à prendre du poids… Et ça, c’était angoissant. » Heureusement, les femmes du groupe auquel elle participait cuisinaient et mangeaient ensemble. « Le but, c’est de nous faire retrouver le goût de préparer des repas sains et le plaisir de manger », ajoute-t-elle. Pour Nathalie comme pour les autres, le chemin de la guérison est jalonné de petites victoires, comme le jour où l’on réussit à goûter une cuillerée de crème glacée…

Aujourd’hui, elle est rétablie. « Je veux maintenant, dit-elle, faire toutes les choses que j’ai ratées à cause de cette maladie. Les voyages, les soupers au resto, les invitations chez des amis… » Elle a pris 20 livres et en pèse 125 (56,8 kilos), pour une taille de 5 pieds 6 pouces (1 m 68).

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Le risque demeure
Cinq personnes atteintes sur 10 se rétablissent, 3 se portent mieux, alors que 2 restent aux prises avec un problème chronique, selon l’Academy for Eating Disorders, qui regroupe des experts de partout dans le monde. (La boulimie aurait de meilleures chances de guérison que l’anorexie.)

Le risque de rechute est par contre toujours présent. « Parmi les patientes anorexiques qui ont été hospitalisées, une sur cinq sera réadmise à l’hôpital », dit Howard Steiger. Une rechute, ce n’est pas l’échec.

Depuis ses 11 ans, Cindy Toulouse, 32 ans, a connu des hauts et des bas. Après l’anorexie, la jeune gymnaste a basculé dans la boulimie. Même si elle s’en est sortie – sans aide médicale, mais avec le soutien de son père, de son amoureux et d’un psychologue –, elle demeure vulnérable. « Quand je suis stressée, je peux devenir compulsive, dit-elle. Chez moi, il n’y a que des légumes et du riz complet. Si je veux m’empiffrer, je dois marcher jusqu’au dépanneur. » Elle travaille aujourd’hui comme kinésiologue à
Bromont, dans les Cantons-de-l’Est, et tente d’assister d’autres personnes aux prises avec ce problème.

Sylvie, pour sa part, n’est pas au bout de ses peines. « Je suis passée de 93 à 109 livres, dit-elle. Pour atteindre un indice de masse corporelle normal, il faudrait que je pèse 116 livres. Mais, à vrai dire, je ne sais pas encore si je veux me rendre jusque-là… »

Vite, de l’aide!
Les anorexiques et les boulimiques n’échappent pas aux listes d’attente du système de santé québécois. Avant de recevoir des soins, elles patientent parfois des mois, selon Anorexie et boulimie (ANEB) Québec. « Les femmes atteintes éprouvent déjà beaucoup de difficulté à admettre qu’elles ont besoin de soins, dit sa directrice, Josée Champagne. Alors, une fois qu’elles sont prêtes, devoir attendre peut être décourageant. »

ANEB Québec dispose d’une ligne d’écoute et de référence, en service tous les jours de 8 h à 3 h du matin. Les soirées et les nuits sont les moments les plus critiques. L’organisme met également sur pied des groupes de soutien aux personnes âgées de 17 ans et plus vivant un trouble alimentaire ou une obsession de la minceur.

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