Santé

Le corps-marché : une nouvelle économie des corps

La sociologue Céline Fontaine nous parle de la marchandisation du corps humain.

Photo: © Rafal Strzechowski/PhotoAlto/Corbis

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À nos dépens, l’industrie biomédicale mène des recherches pour répondre à nos désirs de jeunesse, de santé, de reproduction. Car ces coûteux traitements exploitent le corps humain, surtout celui des femmes. C’est ce que dénonce la sociologue Céline Lafontaine. 

Jeunesse éternelle, santé de fer, désir d’enfant… L’industrie biomédicale multiplie les promesses à grands coups de recherches. Céline Lafontaine s’est interrogée : quel genre de société sommes-nous en train de créer ? La professeure de sociologie à l’Université de Montréal a sondé des chercheurs à travers le monde, plongé dans l’histoire de la médecine et passé en revue tous les écrits sur la marchandisation du corps humain. Un travail colossal de quatre années. Résultat : un essai coup de poing, Le corps-marché (Seuil), premier ouvrage à paraître en français sur le sujet. « Je me suis inspirée des travaux de chercheurs anglo-saxons, beaucoup plus avancés que nous en ce domaine, pour transposer le débat ici. » Son livre connaît un vif succès en France, mais, au Québec, il est  passé presque inaperçu.

Il existe une nouvelle économie des corps, que vous appelez le « corps-marché ». De quoi s’agit-il au juste ?

C’est une économie fondée sur la marchandisation du corps en pièces détachées. Les déchets organiques issus des interventions médicales (tissus, graisse, organes, cellules, sang, placenta, ovules, sperme…) sont récupérés dans des labos. Une fois transformée, cette « matière première » vaut de l’or. Par exemple, on extrait à partir de la graisse de liposuccion des cellules souches, lesquelles sont au cœur des avancées biomédicales. Presque tout le monde a un échantillon de son corps entreposé quelque part et devient ainsi sujet d’expérimentation.

Sans ces « dons », la bioéconomie ne progresserait pas autant…

En effet. À l’origine, le don se faisait de personne à personne. C’était le fondement même du système de santé publique, élaboré dans l’esprit de la Seconde Guerre mondiale (le sang versé pour la nation en échange du sang partagé collectivement pour sauver des vies). Mais cette vision a été étendue à l’industrie biomédicale. De grandes biobanques d’échantillons se sont mises en place pour le bien commun – au Québec, CARTaGENE fait des études de populations. Le hic, c’est que, une fois transformées, les parties du corps – et les informations génétiques qu’elles contiennent – deviennent la propriété des firmes pharmaceutiques. Les découvertes sont brevetées et les traitements mis au point sont revendus à des prix exorbitants dans le système privé. Autrement dit, donner des échantillons ne signifie pas qu’on bénéficiera des retombées des recherches auxquelles on participe. C’est le grand mensonge ! Sous la logique du don se cache une immense industrie qui met en péril nos systèmes de santé publique en privatisant les soins de santé.

Le corps féminin est davantage utilisé que celui de l’homme comme matière première. Qu’a-t-il de si particulier ?

Une valeur reproductrice (les ovules) et une valeur régénératrice (les tissus tels que sang menstruel, cordon ombilical, fœtus avorté, placenta, ovules). Le corps féminin possède un plus grand nombre de cellules souches. Les cellules souches embryonnaires sont considérées comme l’étalon-or de la bioéconomie, car elles ont la capacité de se reproduire en n’importe quelles cellules du corps. Sans le savoir, les femmes ont contribué au développement de la recherche sur l’embryon humain. Pour éviter de gaspiller les embryons surnuméraires, on s’est mis à les utiliser en médecine régénératrice. Pour l’instant, nous sommes encore, ici, au stade de la recherche, mais, ailleurs dans le monde (Inde, Chine), on injecte des cellules souches au patient pour réparer les tissus malades. La course à l’innovation biomédicale a donné lieu à un immense marché du corps féminin : le Québec, notamment, importe des cellules souches embryonnaires d’autres pays, car l’utilisation d’embryons pour la recherche soulève chez nous des questions éthiques.

La fécondation in vitro s’inscrit-elle  dans cette « marchandisation » du corps ?

Oui, et il existe toute une vision consumériste portée par la fécondation in vitro. Il faut se rappeler que, à l’origine, la FIV était destinée à l’élevage des bovins. On l’a transposée chez l’humain dans les années 1980. Nos corps sont ainsi devenus l’enjeu d’une industrialisation. Une stimulation ovarienne amène le corps à produire 10, 15, 20 ovules, alors qu’il en libère normalement 1 ou 2 par cycle. On le fait au nom du désir d’enfant. Mais on ne parle jamais des milliers de femmes pour qui la FIV n’a pas marché (elle réussit une fois sur quatre), ni des souffrances ni des risques élevés pour la santé. Combien d’enfants prématurés ont vu le jour parce qu’on implantait trois, quatre, cinq embryons à la fois ? Chez la femme, la FIV peut accroître le risque de développer un cancer du sein ou des ovaires, une ménopause précoce ou une hyperstimulation ovarienne pouvant causer la mort. Mais on dispose de très peu d’études. Parce que c’est une industrie puissante qui se nourrit d’une espèce d’individualisme.

Et le recours aux mères porteuses ?

Il ne faut pas oublier qu’il y a toujours deux femmes en jeu. Celle qui vend ses ovules et celle qui porte l’enfant. Dans les deux cas, les traitements sont durs. Il n’y a aucune raison de mettre sa santé en péril, sauf si on a besoin d’argent. C’est clair qu’il y a compensation financière. Sinon, ce serait de l’exploitation pure et simple. La différence entre le fait de porter un enfant pour autrui et la prostitution, c’est que celle-ci se passe dans un très court laps de temps.Alors qu’une grossesse, c’est du 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, pendant 9 mois. Ça ne se monnaie pas. La façon dont l’affaire Joël Legendre a été traitée, cette désinvolture dans les médias, est emblématique de notre société. Comme si on applaudissait à l’exploitation d’autres corps, à la marchandisation de l’enfant, à la consommation de la famille, et qu’on trouvait ça normal.

Vous avancez que cette économie basée sur le corps humain engendre des inégalités. Pourquoi ?

Sur le marché de la transplantation, parmi ceux qui vendent leur rein (au Bangladesh, en Inde, au Brésil), on trouve plus de femmes, de pauvres et de personnes de couleur. En Chine, des prisonniers politiques sont tués en fonction des besoins d’organes du tourisme médical ! Les receveurs, eux, sont en général les patients les plus fortunés.

Une forme de sous-traitance du « travail de reproduction » s’est développée…

La logique de la délocalisation du travail manufacturier vers les pays en émergence s’applique maintenant à l’économie du corps. L’Inde est devenue la plaque tournante de la gestation pour autrui. Dans cette société extrêmement inégalitaire, la pauvreté pousse les jeunes femmes à porter un enfant à bas prix. À la clinique de fertilité Delhi IVF Fertility Research Center, par exemple, il faut débourser 20 000 $ pour une mère porteuse, contre 50 000 $ aux États-Unis. Et il y a tout un racisme derrière cela. On veut bien des mères porteuses indiennes, mais on ne veut surtout pas que nos enfants leur ressemblent. Dans presque tous les cas répertoriés, l’embryon qu’elles portent n’est pas issu de leurs ovules.

Comment faire pour contrecarrer ces effets négatifs ?

Ce marché de l’industrie biomédicale, c’est le stade ultime du capitalisme. On s’attaque aux corps vivants. Au final, tout le monde sera perdant. Primo, les États doivent comprendre comment il  fonctionne pour ensuite mieux l’encadrer. Secundo, ils doivent remettre en question cette consommation de la santé et saisir à quel point elle menace le système de santé publique en privatisant les dons. On veut assouvir un désir (d’enfant, de jeunesse éternelle), mais on ne voit pas les limites du corps humain et de la nature. Il faut repenser nos valeurs.

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Le corps-marché – La marchandisation de la vie humaine à l’ère de la bioéconomie, par Céline Lafontaine, Seuil

 

 

 

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