Société

6 décembre 1989 : une mère raconte

Suzanne Laplante Edward a perdu sa fille Anne-Marie dans la tragédie de la Polytechnique. Elle raconte la soirée du 6 décembre 1989.

Anne-Marie Edwards

Anne-Marie Edward

Il est 17 h 15. Je prépare le souper en écoutant de la musique classique quand Radio-Canada interrompt soudainement l’émission.

« Un homme armé d’un fusil est entré à l’École polytechnique. Nous vous reviendrons dès que possible avec de plus amples détails. » Je reste incrédule. Ça ne se peut pas que ces choses-là se passent ici, au Québec… Mais si jamais ma fille se retrouve dans le feu de l’action, elle va repérer une niche quelque part. Elle est tellement sportive et intuitive.

À cette heure-là, Anne-Marie vient de terminer un labo de chimie avec un copain et ils  s’apprêtent à aller prendre une bouchée à la cafétéria du rez-de-chaussée.

Quelques minutes plus tard, la musique de Radio-Canada s’interrompt de nouveau : « Il y aurait quatre blessés à Poly. Aucune mort n’est confirmée pour l’instant. Urgences-santé et la police de Montréal arrivent sur les lieux. »

Au même moment, le gars se promène d’un étage à l’autre. Il a déjà tué une employée du service de comptabilité en tirant à travers la vitre de son bureau. Il est aussi entré dans une classe au deuxième étage où il a tué cinq étudiantes. 

Anne-Marie, elle, fait la file à la cafétéria. Dans sept minutes, elle sera morte.

Je saute sur le téléphone pour appeler mon mari dans sa voiture. « Jim, un tireur fou est entré à Poly ; il tire sur les étudiants. » Long silence. Puis : « C’est pas la peine de nous tourner les sangs. Tu la connais, elle va trouver un petit coin pour se protéger. Elle n’est peut-être même pas là… »

Je ne m’explique pas encore par quelle inconscience nous n’avions pas peur pour elle, à ce moment-là. Je raccroche. Le téléphone sonne immédiatement. C’est mon fils Jimmie.

« Maman, tu as entendu pour Poly ? Mais Anne-Marie m’a dit qu’elle serait à Mont Habitant ce soir. Pour son entraînement avec l’équipe de ski de l’université. »

Je téléphone au coloc d’Anne-Marie. Oui, il a entendu. Non, elle n’est pas là. Ses skis ? Ils sont dans sa chambre, l’entraînement a été remis à demain.

Le cœur me descend d’une coche.

17 h 20. Jim arrive à la maison, prend son journal comme si de rien n’était. Je crois qu’il essaie de me calmer. La vérité, c’est qu’on n’y croit pas. On allume la télé, quand même mal à l’aise. « La police a encerclé l’école. Il est question de plus d’un tueur, ils sont peut-être deux ou trois. »

17 h 22. Le gars pénètre dans la cafétéria. Quatre coups de feu retentissent. Une jeune femme s’affaisse et meurt sur sa chaise. L’hystérie s’empare des étudiants. On se bouscule vers la sortie, on crie, on se recroqueville sous les tables. Le gars sourit, continue tranquillement sa chasse aux femmes. Voyant la sortie coincée, Anne-Marie et une copine courent se réfugier derrière des paravents dans un coin où personne ne va jamais. Cette vision d’Anne-Marie volant vers son potentiel salut au milieu de la cohue me hantera des mois durant.

Le gars a suivi des yeux les longs cheveux des deux filles. Cheveux de perdition… Il se dirige vers le même coin et se glisse derrière les paravents. Il braque son arme dans le visage d’Anne-Marie. Elle ose lui parler.

« Pourquoi tu fais ça ? Qu’est-ce qu’on t’a fait ?

– Tu prends ma place dans cette université. Une école de génie, c’est pour les gars. POUR LES GARS. »

Il vise d’abord l’amie d’Anne-Marie. Une balle en pleine figure. Une autre dans le bras droit de ma fille. Puis une troisième juste au-dessous du cœur. Et enfin une quatrième, pour être sûr…

On les a trouvées, plus tard, enlacées, seréconfortant dans la mort. Combien de temps ont-elles survécu ? Que se sont-elles dit ?

Le Diable déguisé en homme monte au troisième étage. Il entre dans le local 311, dans une classe de génie des matériaux où deux étudiantes font une présentation orale. « Dehors les gars ! » Les étudiants hésitent. Il les menace de son fusil. « SORTEZ ! J’ai des comptes à régler avec les filles ! » Il crie à présent et les -étudiants n’ont d’autre choix que de se retirer. Les deux étudiantes qui étaient en avant essaient de se faufiler avec eux. Le gars leur tire dans le dos. Elles succomberont à leurs blessures.

Le gars marche et tire entre les rangées. Une étudiante est tuée, plusieurs autres sont blessées. Une autre, qui a reçu une balle, hurle de douleur. Le gars s’avance vers elle et… clic. Il n’a plus de munitions. Il abandonne son arme, prend un poignard à sa ceinture et la tue à coups de couteau. 

Mais la résistance qu’offre la chair le fait revenir à ses sens. « Ah shit ! Qu’est-ce que j’ai fait là ?… » Il recharge son fusil et se tire une balle dans la tête.

Pendant ce temps, nous, à la maison, on baigne dans l’ignorance béate. Je me demande aujourd’hui si ce refus de croire n’est pas un instinct de survie. Nous mangeons notre lasagne, tout de même du bout des lèvres. Pourquoi Anne-Marie n’appelle-t-elle pas ?

Je rappelle Jimmie : « Prends un taxi, va voir ce qui se passe. »

Arrivé sur place, il tombe sur les voitures de police, les gyrophares, les ambulances. Et il aborde le directeur : « Nous n’avons aucune nouvelle de ma sœur, Anne-Marie Edward, qui étudie ici. Est-elle sur la liste des blessés ? » Comme la réponse est négative, il reprend le chemin de la maison, soulagé. L’idée qu’elle puisse être morte ne l’effleure même pas.

Moi, je suis clouée au téléviseur où Bernard Derome annonce : « Deux autres corps viennent d’être découverts. On nous dit que les 14 victimes sont des femmes. »

Toutes des filles ? Dans une école où 90 % des étudiants sont des garçons ?

Je n’ai pas besoin d’un dessin pour comprendre qu’il s’agit là d’un geste misogyne.

Le tueur porte sur lui une lettre qui le confirmera. Et d’innombrables témoins ont rapporté ses paroles : « Vous êtes toutes des féministes. Les féministes ont ruiné ma vie. »

22 h.  Je n’en peux plus d’inquiétude. Ça fait au moins 15 fois qu’à la télé on répète le même message : « Si vous avez un étudiant ou une étudiante de Poly qui n’a pas encore communiqué avec vous, veuillez vous présenter à l’école. » Jim est installé dans le bureau, où il fait les comptes mensuels de la maisonnée. Son calme apparent m’irrite au plus haut point.

23 h.  Je décide d’y aller. « Jim, tu peux rester ici, moi, je vais voir ce qui se passe.  

– Je viens avec toi. »

Je téléphone à Jimmie pour qu’il nous y rejoigne.

Tout le long de ce parcours, je sombre ; c’est le début de la descente aux enfers

23 h 30. Nous arrivons enfin à l’université. Jimmie est dans le hall. D’autres couples sont là ; ils semblent déjà savoir que leur fille est décédée, mais ça ne leur a pas encore été confirmé. Mes deux Jim ne semblent pas s’en faire outre mesure malgré ce qui m’apparaît une évidence : si le nom d’Anne-Marie n’était pas sur leur liste, on nous renverrait chez nous. Mais je décide de ne rien dire ; mon cœur tombe un peu plus bas, c’est tout.

Le directeur intérimaire de Poly attend que tous les parents des victimes soient là. Il aurait pu prendre chaque couple à part et leur apprendre la mauvaise nouvelle. Ça m’aurait paru plus humain, mais non ! Il nous fait escorter dans un auditorium. Il est là avec sa liste en main, et il attend, il attend. Pas par cruauté, mais parce qu’il est dépassé par l’événement. Quelqu’un lui hurle : « Dites-les, les noms ! On veut savoir. » Il blêmit, regarde sa liste… Il ne sait pas comment annoncer aux parents la mort de leur fille.

Enfin, la voix chevrotante, il se décide : « Je vais commencer par les blessés. »

Il y en a 13, 2 gars et 11 filles. Puis il se résigne à lire, d’une voix à peine audible, les noms des jeunes femmes décédées.

Je suis flanquée à gauche de Jim, à droite de Jimmie, on est debout, on se tient par la main. On s’attend au pire. Je retiens mon souffle. Quand j’entends le nom d’Anne-Marie, je meurs à moitié, je suis incapable de penser, je ne pleure pas, je ne réagis pas… Je suis vidée de tout sentiment.

Nous sortons tous les trois. Les photographes nous assaillent de l’autre côté de la porte. On retourne dans la grande entrée avec les autres parents. On se tient tous debout, hébétés, à attendre que les corps de nos filles soient assez présentables pour qu’on puisse les identifier.

0 h 30. C’est notre tour. On a couché Anne-Marie sur une table d’école. Son petit corps meurtri est dans un sac de plastique blanc dont on a descendu la fermeture éclair pour découvrir son visage. Devant cette vision, mon cœur descend jusqu’à mes talons.

Je fais le tour de la table pour être tout près. Je lui parle : « Salut, ma grande, j’suis fière de toi. » Je l’embrasse sur le front et le froid me saisit. À cet instant, je sens physiquement une secousse dans mon ventre, un transfert d’énergie d’Anne-Marie à moi. Ma fille me dit : « Maman, je te lègue l’énergie de ma jeunesse, mes capacités mentales, ma spiritualité. C’est mon héritage. Et… pour l’amour du ciel, fais-en quelque chose. Agis. »

Beaucoup plus tard, quand j’ai fait part de cette expérience à d’autres mamans de nos filles, quelques-unes m’ont dit avoir ressenti exactement la même chose.

Je suis la seule à parler. Je répète sans cesse : « Anne-Marie, ma grande, on va faire quelque chose, tu vas voir. Je ne sais pas encore quoi, mais on va faire quelque chose. » Jim et Jimmie ne disent rien, ils sont cloués sur place, ahuris. Je les regarde droit dans les yeux et je leur parle à présent : « On va s’en sortir, vous allez voir, on va s’en sortir, on va faire quelque chose et on va s’en sortir. On ne va pas laisser faire ça. Ça n’a pas de bon sens ! Ça n’a juste pas de bon sens ! »

Devant nous, le policier remonte la fermeture éclair du sac par-dessus le visage d’Anne-Marie et nous sortons de la pièce, complètement démolis.

Avec le recul, je peux affirmer qu’il n’y a pas un sport, la chasse par exemple, qui puisse justifier la douleur indescriptible que peuvent causer des armes à feu entre des mains meurtrières. Y EN A PAS. UN POINT, C’EST TOUT. 

Ce texte est un extrait remanié des mémoires de Suzanne Laplante Edward. Depuis 25 ans, elle milite avec d’autres femmes – dont Heidi Rathjen, qui étudiait à Poly à l’époque, et Wendy Cukier – pour un contrôle plus sévère des armes à feu. Elles sont à l’origine du registre canadien des armes à feu, aujourd’hui mis à mal.

Vous pouvez visiter la page Anne-Marie Edward Memorial sur Facebook qui a été créée pour souligner le 46e anniversaire de naissance de cette dernière.

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