Société

Tribunal spécialisé en violence sexuelle : une actrice au front

Pour la comédienne Patricia Tulasne, le système de justice doit traiter autrement les victimes d’agressions sexuelles. La solution ? Un tribunal spécialisé en violence sexuelle, soutient-elle. Elle s’est donc engagée dans le Comité qui en a recommandé la création au ministère de la Justice. Ses actions n’ont qu’un seul but : que les choses changent. Enfin !

La comédienne Patricia Tulasne a causé tout un émoi, en octobre 2017, en dénonçant le producteur Gilbert Rozon pour agression sexuelle. Depuis le rejet de sa plainte par la police, elle s’est engagée dans la lutte que mènent les victimes pour obtenir justice. Elle a fait partie du comité d’experts mandaté en 2019 par la ministre de la Justice d’alors, Sonia LeBel, pour proposer des façons de mieux accompagner les victimes dans le système judiciaire, dont la création d’un tribunal spécialisé en violence sexuelle.

Elle a aussi été l’incarnation des Courageuses, qui ont intenté une action collective de 10 millions de dollars en dommages-intérêts contre l’ex-magnat de l’humour. La Cour suprême a refusé d’entendre la demande du groupe en novembre 2020 après trois ans de démêlés judiciaires. L’actrice a décidé d’agir seule : elle a intenté contre Gilbert Rozon une poursuite de 1,6 million au civil.

Châtelaine s’est entretenu avec elle.

Qu’est-ce qui doit changer en priorité dans le système judiciaire ?

Les victimes doivent être mieux informées de ce qui les attend. Parce qu’au moment de porter plainte à la police, on arrive dans un monde inconnu. On ne connaît rien au droit, au Code criminel. Et on ne sait pas que chaque mot qu’on prononce peut se retourner contre nous. On est dans un tel état émotif, un tel stress, que ça joue contre nous. Ce premier témoignage, qui servira ensuite de preuve au procès, il est mauvais ! On oublie plein de choses. Puis on y repense, des détails nous reviennent en mémoire. Mais si on ajoute des détails, on devient une menteuse aux yeux de la justice, puisqu’on n’en avait pas parlé la première fois. Le présumé agresseur, lui, a ses avocats. La version qu’il donne est réfléchie à la virgule près.

Que propose le comité d’experts pour pallier cette lacune ?

Nous proposons entre autres un meilleur accompagnement juridique et psychosocial. À chacune des étapes et avant même la dénonciation. Si on m’avait dit que je pouvais consulter un avocat, je l’aurais fait. En Ontario, par exemple, les plaignantes ont droit à quatre heures de consultation gratuite.

C’est ce que fait Juripop, depuis l’été 2020, avec son projet-pilote, non ?

Oui, en effet. Ce service a d’ailleurs été mis en place à la suite de l’une de nos recommandations. Mais c’est un projet-pilote. Ce sera au ministre de la Justice actuel, Simon Jolin-Barrette, de décider de la suite. Les victimes devraient avoir accès à des conseils juridiques tout le long de la procédure.

Plusieurs organismes offrent déjà du soutien psychosocial. Ça ne suffit pas ?

Le problème, c’est qu’il y en a tellement que c’est difficile de s’y retrouver. Nous recommandons la mise en place d’un guichet unique, qui permettrait de se tourner vers la ressource qui convient le mieux, car toutes les victimes ne veulent pas la même chose. Personnellement, j’aurais aimé qu’on me donne plus de choix. On m’a orientée vers les Centres d’aide aux victimes d’actes criminels, les CAVAC, qui travaillent de concert avec la police et le système judiciaire, mais il y a plusieurs autres organismes d’aide. C’est en siégeant au comité que j’en ai appris l’existence ! En région, par exemple, il y a de petits groupes qui font un travail formidable, mais qu’on ne connaît pas. Il faut leur demander de travailler ensemble pour que la survivante soit dirigée vers la ressource dont elle a besoin.

Le comité dont vous avez fait partie a recommandé la création d’un tribunal spécialisé en agressions sexuelles. Pourquoi ?

De tels tribunaux existent en Afrique du Sud et en Nouvelle-Zélande et cela donne des résultats (voir l’encadré ci-bas). Ils sont composés d’équipes spécialisées qui n’entendent que ce type d’affaires. Tous ceux qui y interviennent doivent être formés à cet effet, que ce soit les policiers, les procureurs ou les juges.

On trouve déjà de telles équipes spécialisées de policiers et de procureurs dans les grands centres. En quoi ce genre de tribunal changera la donne ?

Il faut des équipes comme celles-là dans toutes les régions du Québec. Et davantage de formation sur la réalité des agressions sexuelles pour celles qui existent déjà. Par exemple, des procureurs demandent encore à des femmes pourquoi elles ne se sont pas défendues contre leur agresseur. On leur dit qu’il sera difficile de prouver leur non-consentement. Pourtant, la Cour suprême a déjà statué que le fait de ne pas résister à une agression ne signifie pas que l’on y consent. Et la science démontre que des phénomènes comme la sidération et la dissociation font que l’on fige parce qu’on a peur et qu’on oublie des choses, car on ne veut tout simplement pas s’en souvenir. En fait, c’est une réaction de survie.

Vous avez décidé, avec une vingtaine d’autres présumées victimes, de vous tourner vers la justice civile et de lancer une action collective contre Gilbert Rozon. Mais elle a aussi été rejetée…

La Cour supérieure du Québec avait autorisé ce recours en 2018. Mais, à la demande de Gilbert Rozon, la Cour d’appel a annulé cette décision l’année suivante, en disant qu’une action collective n’était pas le bon véhicule juridique, puisque nos histoires s’étaient déroulées dans des circonstances, des époques et des lieux différents. Nous nous sommes adressées à la Cour suprême, mais elle a refusé de nous entendre. [NDLR : la comédienne a finalement intenté une poursuite civile de 1,6 million contre Rozon en avril 2021]

Des actions collectives ont pourtant été autorisées contre des congrégations religieuses, pour des agressions survenues à des époques et dans des lieux différents…

Absolument! À partir du moment où il y a un dénominateur commun, en l’occurrence un agresseur commun présumé, des victimes devraient avoir le droit de poursuivre. C’était la première fois qu’une action collective visait un individu plutôt qu’une institution et cela aurait été pertinent que la Cour suprême se penche sur ce type d’affaires. Nous vivons un grand sentiment d’injustice, puisque nous n’avons été entendues ni par le système criminel, qui a rejeté nos plaintes, ni par la Cour suprême.

Votre bataille est donc terminée ?

Mon histoire personnelle, ma dénonciation, tout ça, c’est derrière moi. Mais je ne baisserai pas les bras. Au-delà de nos cas personnels, ce sont les faiblesses du système qu’il faut corriger. Je veux encore croire au système de justice, malgré tous ces revers ! S’il faut changer d’autres lois, je vais me battre pour que la justice ait les outils dont elle a besoin. Pas pour moi, mais pour les générations futures. D’une vague de dénonciations à l’autre, avez-vous l’impression que les choses évoluent ? Ce que j’ai trouvé formidable avec la dernière vague de l’été 2020, c’est que certains hommes visés par ces dénonciations se sont excusés. Souvent, les agresseurs vont nier leurs gestes jusqu’à la mort. Je me suis dit qu’il y avait un progrès. Parce que cette évolution, elle ne se fera pas sans les hommes. Les femmes auront beau hurler et se révolter, tant qu’ils n’auront pas décidé de changer leur comportement, rien ne changera. C’est à eux aussi de faire leur effort pour que nous vivions dans un monde plus juste et plus égalitaire. Tout le monde en bénéficiera.


Des modèles venus d’ailleurs

C’est au Cap, en Afrique du Sud, un des pays les plus violents à l’égard des femmes selon l’ONU, que le premier tribunal spécialisé en agressions sexuelles au monde a vu le jour, en 1993. Le pays en compte maintenant près d’une centaine sur son territoire. Et les résultats sont probants: les délais sont plus courts, les victimes s’y sentent mieux traitées et le taux de condamnations y est plus élevé (autour de 70% contre moins de 50% dans les tribunaux traditionnels).

Ces tribunaux spécialisés adoptent une approche centrée sur la victime. Un travailleur social évalue les besoins de la victime très tôt dans le processus et du personnel est disponible pour y répondre en tout temps (interprètes, intervenants, etc.). Les procureurs collaborent avec les policiers dès le début de l’enquête afin d’orienter la collecte de la preuve. Les juges et les procureurs reçoivent de la formation continue sur les lois au sujet des crimes sexuels, les traumatismes causés par la violence sexuelle, la manière appropriée de communiquer avec les victimes, etc.

La Nouvelle-Zélande a, pour sa part, opté pour une plus grande responsabilisation des juges qui entendent ces affaires. Dans le cadre d’un projet-pilote lancé en décembre 2016, certains d’entre eux ont été formés à la réalité complexe de ces crimes sexuels et sensibilisés au vécu des victimes. Ils ont pour mandat de gérer de manière beaucoup plus diligente ces dossiers et imposent des dates fermes d’audition pour qu’aucune procédure indue n’allonge les délais. La période entre la plainte et le procès, qui pouvait atteindre deux ans, est maintenant de moins de 10 mois, et les accusés sont plus nombreux à plaider coupable sans attendre.

Les juges surveillent aussi avec attention le contre-interrogatoire pour éviter que les plaignantes ne se sentent à nouveau attaquées. La qualité de leur témoignage s’est améliorée puisqu’elles se sentent plus à l’aise.

Certains éléments de ces modèles sont déjà implantés au Québec. Par exemple, les procureurs sont tenus de rencontrer la victime avant le procès et un dossier doit être traité par le même procureur du début à la fin de la procédure. Des mesures pour faciliter le témoignage de la victime sans qu’elle croise son agresseur ont aussi été adoptées (télétémoignage, paravent).

 

Mise à jour d’un article publié en décembre 2020. Châtelaine s’est entretenu avec la comédienne dans les heures qui ont suivi la décision de la Cour suprême, en novembre dernier.

 

 

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