Société

Berlin : la vie après le Mur

Il y a 20 ans tombait le « Mur de la honte », qui déchirait la ville de Berlin – et le monde – en deux. Cinq Berlinoises nous décrivent comment elles ont vécu cet inoubliable jour de liberté.

C’était une balafre sur un beau visage. Longue de 160 km. Le Mur de Berlin… La République démocratique allemande (RDA) l’avait érigé en secret, une nuit d’août 1961, pour empêcher ses citoyens de fuir, déroulant des barbelés avant de couler le béton. Berlin-Ouest, ce petit bout de liberté perdu en terre socialiste, s’est réveillé enclavé. Combien de gens se sont fait abattre en tentant d’y accéder ? Mystère. Le « Mur de la honte » a scindé rues, métros, rivières. Il a surtout divisé un peuple, Wessis (gens de l’Ouest) et Ossis (gens de l’Est) évoluant en deux sociétés distinctes. Puis, le 9 novembre 1989, un miracle se produit : le Mur tombe. Wessis et Ossis gardent un vibrant souvenir de ce moment historique qui a fait basculer leur vie – et celle du monde entier. Stefanie, Carola, Marianne, Sirka et Christine nous le racontent, 20 ans plus tard.

Que reste-t-il du Mur aujourd’hui ? Des fragments, ici et là, comme à Potsdamer Platz. Il y a aussi l’East Side Gallery, le plus long tronçon encore debout (1,3 km), transformé en 1990 en galerie à ciel ouvert : 118 personnes d’une vingtaine de pays y ont réalisé des fresques qui, avec les années, se sont effacées. Pour le 20e anniversaire de la chute du Mur, les autorités ont décidé de mettre à nu l’East Side Gallery en vue d’une complète restauration. Les artistes ont été invités à repeindre leur œuvre en utilisant, cette fois, de la peinture résistant à l’épreuve du temps.

 


Stefanie Stabrey, juriste
39 ans, quartier Prenzlauer Berg (Berlin-Est)


Carola David, rédactrice indépendante
42 ans, Université libre de Berlin, quartier Dahlem (Berlin-Ouest)


Marianne Grosz, retraitée
62 ans, quartier Friedenau (Berlin-Ouest)


Sirka Duewelt, éducatrice en garderie avec sa fille, Amelie
41 ans, quartier Mitte (Berlin-Est)


Christine Cravazzo, employée dans une régie d’assurance maladie
41 ans, quartier Spandau (Berlin-Ouest)


 

Stefanie Stabrey, juriste
39 ans, quartier Prenzlauer Berg (Berlin-Est)

« Pour moi, le Mur est tombé avec sept ans d’avance, le 3 novembre 1982. Et rien n’a autant influencé mon développement », confie Stefanie Stabrey.

Ses talons hauts martèlent le pavé de Prenzlauer Berg, ancien quartier ouvrier de l’Est. La juriste s’invite dans une cour intérieure. Émue, elle indique une fenêtre – sa chambre d’enfant. C’est là que sa mère, Anne Stabrey, lui a proposé l’inimaginable, vers 1980. La documentariste à la DEFA (monopole du cinéma est-allemand) comptait déposer une requête pour aller rejoindre sa famille à Berlin-Ouest. Plus d’un an après, la RDA lui intimait l’ordre de partir pour ne jamais revenir. Mère et fille ont plié bagage en 15 jours et passé le poste frontière Tränenpalast, « palais des larmes », lieu des grands adieux. « Mamie nous attendait à l’Ouest en pleurant de joie. Moi, j’étais excitée ! »

Très vite, la réfugiée de 12 ans a compris qu’elle devrait changer pour survivre. Son accent, son allure, ses manières… À l’école, les gamins l’appelaient Ost-Steffi, « Stef de l’Est ». Elle s’est reprogrammée, conquérant sa liberté au prix d’une certaine insécurité. « Je pense être devenue aussi bien Wessi qu’Ossi. Mais l’expérience a été plus lourde pour moi que pour ceux qui ont suivi. »

Au matin du 10 novembre 1989, elle s’est étonnée de réagir avec froideur. Le Mur était tombé ? Ah bon. Encore aujourd’hui, elle évite les quartiers de l’Est. Son cher Prenzlauer Berg a muté en rêve yuppie, truffé de cafés et de boutiques. Comment dire… C’est comme si elle recroisait un ancien amant qui aurait subi une opération pour ressembler à son conjoint actuel. Terrifiant. « Certains regrettent la réunification : pas moi, précise Stefanie Stabrey. Rien de mieux ne pouvait arriver. Mais c’est dur de constater que le pays de mon enfance a disparu. »


 

Carola David, rédactrice indépendante
42 ans, Université libre de Berlin, quartier Dahlem (Berlin-Ouest)

« Allô, c’est moi ! Allume vite la télé !
– Oublie ça, on est en train de fêter ici.
– Le Mur vient de tomber ! »

C’est ainsi que Carola David a appris la chute du Mur de Berlin à ses proches. Par interurbain… La francophile de 22 ans séjournait à Sète, en France, quand elle a entendu la nouvelle à la radio. Ses parents célébraient l’anniversaire d’un ami sans savoir que leur vœu le plus cher avait été exaucé. « Encore aujourd’hui, quand je regarde des photos du 9 novembre 1989, je braille de voir combien les gens étaient heureux », dit-elle, un trémolo dans son français sans accent.

Avec son amoureux Pedro, la jeune femme a quitté la France pour revenir à Berlin-Ouest. Elle a marché jusqu’à la maison où sa grand-mère avait vécu, dans le quartier Friedrichshain, à Berlin-Est. Cette partie de la ville lui a paru grise et décrépite.
La RDA était pour elle un pays étranger, sa frontière gardée à la mitraillette l’ayant toujours rebutée. Après la chute du Mur, la globe-trotter a élargi son terrain de jeu : la Baltique, où sa mère allait jadis à la mer, la Pologne, où son père avait vécu enfant…

Avant d’étudier la littérature à l’Université libre de Berlin, cette rédactrice – qui a consacré sa maîtrise aux écrivains québécois d’origine haïtienne – était paysagiste. C’est en remuant la terre des chantiers qu’elle a apprivoisé sa cité unifiée. Le Mur avait laissé une trace stérile, un no man’s land de terre battue large d’au moins 30 mètres, et des quartiers adjacents peu entretenus car les maisons y avaient perdu en valeur. Il fallait reverdir ces lieux. « On terrassait les cours. On créait des aires de jeu dans les quartiers ouvriers. Soudain, les pissenlits semblaient vouloir percer l’asphalte ! »

Aujourd’hui, quand Carola David marche dans sa ville, il lui arrive de ne plus savoir au juste où passait le Mur. Ici ou là ? Tant d’arbres ont été plantés, tant d’immeubles bâtis. « Le Mur était une plaie profonde mais, peu à peu, la cicatrice s’efface. Berlin vit une guérison. »


 

Marianne Grosz, retraitée
62 ans, quartier Friedenau (Berlin-Ouest)

L’ambiance qui régnait à Berlin après la chute du Mur ? Marianne Grosz s’en souvient. « C’était comme lorsqu’on tombe amoureux, s’enflamme la résidante du quartier Friedenau, à l’Ouest. Ou qu’un enfant vient de naître ! »

L’employée de bureau à la retraite n’oubliera jamais ces jours miraculeux. Avec son mari de l’époque, elle a passé le week-end dans la rue, dans la foule. Devant l’arc de triomphe de Brandenburger Tor, les citoyens escaladaient le Mur ou le mettaient en pièces à coups de pic, ivres de joie. Son patron distribuait des pièces de cinq marks (quatre dollars) aux passants ; celui de son époux, la société pharmaceutique Schering, régalait les gens gratis dans sa cantine. En remontant Unter den Linden, la grande artère de l’Est, elle s’est dit qu’elle vivait l’un des plus beaux jours de sa vie. « Mon mari pleurait. Lui qui avait vu le Mur se faire construire le voyait maintenant se faire démolir… »

Au printemps 1990, Marianne Grosz a réalisé un rêve. Jeune fille, elle s’était délectée du roman d’amour Rheinsberg, de Kurt Tucholsky, campé dans un château rococo au bord d’un lac. Le lieu se trouve en RDA, à 100 km de Berlin. Elle s’y est rendue. Les socialistes, ces romantiques, avaient converti le palais en clinique médicale, mais la vue restait exquise. Elle a randonné dans toute la campagne, jouissant de sa liberté retrouvée. La native de Stuttgart s’était sentie comme un oiseau en cage à son arrivée à Berlin-Ouest, en 1972. Encerclés par le Mur en plein territoire « ennemi », les résidants ne pouvaient rejoindre les États libres d’Allemagne de l’Ouest qu’en prenant un avion ou une autoroute de transit très surveillée.

Quand son fils était petit, Marianne Grosz le promenait parfois sur le sentier qui longeait le Mur près de chez elle. De l’autre côté hurlaient les chiens de garde. Elle n’y pense jamais sans un frisson ; mais Jan-Philipp, maintenant âgé de 28 ans, a tout oublié. « Pour lui, il y a un seul Berlin. La division Est-Ouest mourra avec ma génération. »


 

Sirka Duewelt, éducatrice en garderie avec sa fille, Amelie 
41 ans, quartier Mitte (Berlin-Est)

Pour Sirka Duewelt, la révolution a commencé sur Potsdamer Platz, dès janvier 1989. Elle se baladait du côté Est de la place lorsqu’un détail l’a frappée. Ce carrefour, autrefois le plus animé de Berlin, avait été divisé en 1961. Et les rails de l’ancien métro fonçaient droit dans le Mur… Le symbole était si frappant qu’elle s’est mise à le fixer. Jusqu’à ce qu’un policier lui hurle de déguerpir, après avoir noté son nom.

« La RDA était comme une famille menée par un père ultra autoritaire. Pour les enfants obéissants, tout allait bien. Ceux qui se sentaient différents avaient des problèmes », lance celle qui a grandi dans le quartier Mitte, à Berlin-Est. Elle-même rêvait de rejoindre la branche maternelle de sa famille de l’autre côté. Toujours taire ses pensées ? Imiter les autres ? Non merci. À l’église évangélique Gethsemane, qui donnait asile à la dissidence, elle assistait aux manifestations en faveur d’un État plus ouvert.

Le soir du 9 novembre, elle est restée vissée à son téléviseur, tétanisée. Au matin, une collègue de la garderie s’est étonnée qu’elle ne soit pas encore passée à Berlin-Ouest. « Je me gardais ça comme une friandise. Je ne voulais pas l’avaler tout rond, mais la savourer ! » Trois jours après, elle a franchi le Mur à Potsdamer Platz. Dans la fièvre générale, elle a déchiré la manche de son manteau contre une clôture. Mais elle chantonnait l’Hymne à la joie de Beethoven.

À 21 ans, Sirka Duewelt vivait en couple la routine métro-boulot-bécot. Quand la RDA a cessé d’exister, elle s’est donné le droit d’être jeune. Elle est tombée amoureuse d’un musicien qui est devenu son mari et elle a couru avec lui les shows, les partys. « J’avais enfin le sentiment de vivre ! La chute du Mur m’a appris que tout est possible. Que chacun est l’artisan de son propre bonheur. » Le sien sourit timidement sous ses boucles blondes. Il répond au doux nom d’Amelie. Sa fille.


 

Christine Cravazzo, employée dans une régie d’assurance maladie
41 ans, quartier Spandau (Berlin-Ouest)

Quand il fait beau, le lac Groß Glienicker See se remplit de Berlinois en maillot de bain. Il y a 20 ans, c’était pareil. Sauf que l’endroit avait une autre allure. Christine Cravazzo, qui y passait l’été avec son père, amateur de pêche, était avertie : surtout, ne jamais dépasser les bouées blanches qui traversaient le plan d’eau au milieu. De l’autre côté, c’était la RDA. Sur la rive Est se dressaient le Mur et un mirador où veillaientdes soldats. « J’attachais mon bateau aux bouées pour bronzer. Pour moi, c’était normal », dit-elle.

Le 9 novembre, elle n’en a pas cru ses yeux quand, à la télé, elle a vu tous ces gens enfoncer la frontière. Le soir même, ding dong ! Sur le seuil se tenait la cousine de son père, avec mari et enfants, venus de l’Est. Les joues mouillées, la famille élargie a remonté le Ku’damm, grand boulevard de l’Ouest. Puis le lundi 13 novembre, l’étudiante de 22 ans a franchi le Mur avec sa classe. C’était un défilé de Trabant, voitures est-allemandes : les Ossis tendaient les mains par la fenêtre, les Wessis tapaient sur les capots en signe de bienvenue. « Les gens criaient de joie. Wir gehören zusammen! Nous sommes faits pour vivre ensemble ! »

Vingt ans ont passé. Aujourd’hui, bien des jeunes ignorent l’histoire du Mur de Berlin. Les chagrins et les terreurs se dissipent, constate cette employée d’une régie d’assurance maladie. Seulement en Allemagne, hélas. « En Corée et en Palestine, on dresse encore des murs entre les gens. On devrait savoir que ça ne peut pas fonctionner à long terme. »

Par un beau jour d’été, Christine Cravazzo est revenue à Groß Glienicker See. Elle a pagayé vers l’est, jusqu’à un îlot jadis inaccessible, et s’est allongée sur le sable. Aucun Mur ne gâtait la vue ; aucune bouée ne déchirait l’eau. Une douce brise soufflait sur le lac. Comme un air de liberté.


 

Libre Berlin

Le soleil de juin fait reluire l’étang Engelbecken. À la terrasse, je sirote un Apfelschorle, mélange de jus de pomme et d’eau minérale, en admirant la scène. Derrière s’étend le quartier Kreuzberg, avec ses restaurants turcs et ses boutiques. Puis, soudain, une touffe d’iris jaunes tressaille à mes pieds. Une poule d’eau surgit en clapotant gaiement… Dois-je y croire ? Il y a 20 ans passait ici la zone de la mort du Mur de Berlin. Désert de terre battue où ne vivaient que les soldats et leurs dogues.

Pendant trois décennies, le « Mur de protection antifasciste » – en jargon de la RDA – a fendu la cité. Jusqu’à ce qu’un malentendu le renverse. Le 9 novembre 1989, un bonze du Parti socialiste unifié, Günter Schabowski, annonce que les citoyens pourront désormais voyager sans quérir un visa à l’avance. Le téléjournal du soir propage la nouvelle. Ce que le régime n’a pas prévu, c’est que des milliers de Berlinois de l’Est afflueraient aux postes frontières, dans la nuit, pour se prévaloir de leur nouveau droit ! Les soldats, laissés à eux-mêmes, se font haranguer : « Allez, on veut juste faire un tour. Wir kommen zurück. Nous reviendrons. » La cohue grossit ; la garde fléchit. À 23 h 30, les portes s’ouvrent toutes grandes vers l’Ouest. La marée humaine a emporté le Mur.

Les Allemands de l’Est avaient passé l’été à manifester pour un socialisme plus ouvert, lassés de cet État en déroute qui les espionnait – voyez le film La vie des autres (2007), lauréat d’un Oscar. Contre tout espoir, ils ont libéré Berlin de sa chape de béton, portant un coup fatal à la Guerre froide qui divisait le monde entre Est et Ouest. Et ce, sans violence.

Berlin a été promu capitale de la nouvelle Allemagne. Malgré le coût faramineux de la réunification, il est resté une métropole où il fait bon vivre. Contrairement à Paris ou à Londres, où la fortune facilite beaucoup le quotidien, cette ville goûte les plaisirs simples. Le café fumant sur la terrasse, le barbecue au parc, la tournée des galeries d’art… Le taux de chômage frôle les nuages (14 % en juin 2009), mais les gens savent vivre au jour le jour. Qu’on soit un musicien alternatif ou une mère au foyer.

Du Mur de Berlin, démantelé en 1990, il ne reste que quelques pans. Et… beaucoup de vélos ! Dans son ancien tracé s’allonge désormais le Berliner Mauerweg, une piste cyclable qui traverse la métropole restaurée aux façades pastel. La fin de semaine, les citadins s’y promènent, formant un défilé de tous les looks, de la coupe punk au foulard islamique. La liberté a un prix, qui est le respect des différences. Ici, on le paie sans rechigner. Berlin a compris la maxime de Rosa Luxemburg, grande socialiste du XIXe siècle : « La liberté est toujours celle de ceux qui pensent autrement. »

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