Société

COVID-19: dans quel monde allons-nous vivre après?

Il y aura un avant et un après COVID-19. C’est une évidence. Mais qu’est-ce qui nous attend, au juste, une fois la crise résorbée ? Nous avons demandé à des philosophes, des économistes, des psychologues, des sociologues et autres experts comment ils entrevoyaient les prochains mois et les prochaines années.

Difficile à croire, mais un jour, nous nous entasserons à nouveau dans des bars, nous siroterons un café sur une terrasse inondée de soleil, nous communierons par milliers, le cœur en joie, à un grand spectacle en plein air… Oui, la vie va finir par reprendre son cours. Mais tout autour de nous, bien des choses auront changé: le travail, les ­loisirs, nos façons d’interagir avec les autres…

Comment faire pour bien s’y adapter? D’abord, en accueillant ces bouleversements. « Il faut accepter le chaos et trouver un nouvel équilibre dans cette réalité. Ceux qui résistent s’en sortiront moins bien, parce que leurs attentes ne correspondront pas à la situation », avance Marie-France Marin, chercheuse au Centre d’études sur le stress humain et professeure de psychologie à l’UQÀM.

Tous au télétravail?

Si certaines transformations attribuables à la COVID-19 n’apparaîtront qu’au fil du temps, d’autres sont déjà bien implantées. L’adoption quasi généralisée du télétravail, par exemple. «Les employeurs avaient du mal à laisser le personnel travailler de son domicile. Et maintenant, on se rend compte que ça fonctionne et que le boulot continue à se faire », dit Florian Mayneris, professeur au Département des sciences économiques de l’École des sciences de la gestion (ESG) de l’UQÀM. Cette nouvelle manière de faire persistera, même après la levée totale du confinement collectif. «Les entreprises vont vite réaliser qu’il y a là un avantage économique énorme. Si vos employés travaillent au bureau trois ou quatre jours par semaine au lieu de cinq, vous avez besoin de moins d’espace », explique l’économiste.

Les travailleurs aussi y trouveront leur compte. Des études démontrent que, pour la plupart d’entre nous, les déplacements quotidiens entre la maison et le lieu de travail sont une source de stress importante. Pas moins de 36% de ceux qui consacrent 45 minutes ou plus à se rendre au travail trouvent leurs journées «assez ou extrêmement stressantes», d’après une enquête effectuée par Statistique Canada au tournant des années 2010.

Revendiquer le télétravail, comme les employés de bureau le font depuis des années, n’est pas un caprice, selon la psychologue Rachida Azdouz. «Les gens ont également besoin de socialiser, de travailler en équipe et d’avoir un lieu d’appartenance. L’idéal, c’est la formule hybride », précise-t-elle. Quelques jours avec les collègues et les autres, à la maison.

Bien que séduisante, cette approche a ses limites: les travailleurs de la santé, les vendeurs, les commis et les ouvriers, pour ne nommer que ceux-là, ne peuvent évidemment pas s’en prévaloir. Ils auront toutefois, eux aussi, à s’accommoder à de nouvelles contraintes au travail: mesures de distanciation sociale et règles d’hygiène accrues…

Famille télétravail

Photo: iStock.com/Vgajic

Une économie fragilisée

Les changements qu’apporte la crise vont bien au-delà du monde du travail: l’économie en entier sera profondément transformée. C’est ce que croit Éric Pineault, économiste, sociologue et professeur à l’Institut des sciences de l’environnement de l’UQÀM. « Le choc est tellement grand. Les milliards de dollars qu’on investit pour remettre les gens au travail vont avoir un impact durable sur l’ensemble du 21e siècle », affirme-t-il.

Au début de la pandémie, les experts entrevoyaient surtout une reprise économique en forme de V : une chute initiale suivie d’un rebond euphorique, un peu comme celui qui a succédé à l’épisode du SRAS en 2003. Ce n’est plus le cas. « On prévoit dorénavant une reprise en U, ou même en L, c’est-à-dire un creux prolongé qui fera place à une reprise graduelle. Le déconfinement sera progressif, ce qui veut dire que l’économie ne pourra pas redémarrer du jour au lendemain », fait valoir Florian Mayneris.

Ces mois passés à se serrer la ceinture annoncent-ils une nouvelle ère de frugalité pour les ménages canadiens ? Leurs dettes s’élevaient déjà à 171 % de leurs revenus disponibles en 2017, selon le Fonds monétaire international (FMI). « Mais il ne faut pas oublier qu’après la Deuxième Guerre mondiale, on a eu les “trente glorieuses”, trois décennies marquées par le gaspillage, la surconsommation, l’individualisme triomphant, les guerres et la course aux armements…» dit Rachida Azdouz.

En avril dernier, le FMI prédisait d’ailleurs un recul de la croissance mondiale de 3% en 2020, «les pires conséquences économiques depuis la Grande Dépression». Après le krach de 1929, le président Franklin D. Roosevelt avait aidé à relancer l’économie américaine en mettant en place une série de grands projets étatiques. La récession qui s’amène requiert-elle, elle aussi, l’instauration de politiques de relance d’envergure ? C’est ce qu’on voit actuellement dans plusieurs États occidentaux, estime Julien Martin, professeur au Département des sciences économiques de l’ESG de l’UQÀM. «En fait, le plan, l’équivalent du New Deal de Roosevelt, c’est ce qui se fait maintenant : donner autant d’argent à autant de personnes en même temps, c’est énorme », souligne-t-il.

Et que penser du revenu universel garanti, dont de nombreux experts vantent les vertus en ce moment ? Pas si farfelu que ça, croit Éric Pineault. «Il y a 10 ans, ceux qui parlaient d’envoyer un chèque à tout le monde avaient l’air d’extraterrestres ! Ça ne veut pas dire que c’est la solution à tout, mais ça fait partie des idées qui circulent. Le concept de base est assez simple: dans une économie interdépendante, les revenus des uns sont les dépenses des autres. »

Et les loisirs…

Il faut se rendre à l’évidence : Capri, c’est fini… Du moins pour cet été. En 2020, les vacances seront plutôt en mode local – et même hyperlocal.

La restauration, l’hôtellerie et l’industrie du voyage sont frappées de plein fouet par la pandémie. L’aviation, en particulier. « Le tourisme de masse ? C’est le domaine qui va le plus souffrir. Les restrictions de déplacement vont durer longtemps. Et, pour moi, c’est une bonne chose. On va peut-être redécouvrir des coins du Québec qu’on avait délaissés», fait remarquer Éric Pineault.

À l’inverse, d’autres secteurs de l’économie feront des affaires d’or. Comme les sociétés pharmaceutiques, en raison de la course au vaccin et aux traitements médicamenteux, et les entreprises de vidéoconférence – les Zoom, Hangout et Skype de ce monde –, plus populaires que jamais.

Prudence, prudence

Bien des économistes s’attendent à ce que le marché de l’immobilier soit affecté, même s’il est encore difficile de prédire à quel point. Florian Mayneris est du nombre. « Je ne sais pas si ça va jouer sur les prix, mais il y aura un ralentissement. Les entreprises et les ménages risquent de rester prudents, parce que, notamment une deuxième ou une troisième vague pourrait survenir. Rien ne reviendra à la normale avant qu’on ait un vaccin», dit-il. Et on estime que la mise au point de ce vaccin prendra encore un bon bout de temps.

Les entreprises culturelles seront particulièrement ébranlées par les effets de la COVID-19. Pour qu’une salle de spectacle soit rentable, il faut, après tout, pouvoir y entasser un certain nombre de personnes. «Ça m’inquiète à moyen terme. La distanciation sociale, autant pour les spectateurs que pour les artistes, c’est impossible. Les musiciens pourront-ils jouer ensemble ? » demande l’éthicien Daniel Weinstock, directeur de l’Institut de recherche sur les politiques sociales et de santé de l’Université McGill.

Les artistes, comme le public, pourront-ils tenir le coup d’ici la découverte d’un remède contre ce satané virus ? « Il faudra attendre au moins 18 mois pour un vaccin, selon les scénarios optimistes. Peut-on se passer des arts de la scène pendant un an ou deux ? Et qui aura envie de produire des films pendant ce temps-là ? Personne, possiblement. Des petites salles de spectacles pourraient disparaître, comme tous les emplois qui en dépendent… Un artiste peut difficilement mettre sa carrière sur pause pendant deux ans», ajoute le philosophe. Comment pourrons-nous vivre sans arts et sans culture? Cela paraît invraisemblable. « C’est quelque chose qui m’inquiète beaucoup. Les arts de la scène sont essentiels à une société en santé. On peut imaginer que certaines entreprises pourront s’adapter, en demandant à leurs clients de maintenir une distance de deux mètres entre eux, par exemple. Mais dans bien des cas, ce sera impossible. Pensez au théâtre, par exemple, autant du point de vue des comédiens que des spectateurs!» laisse tomber Daniel Weinstock.

Cauchemars et tensions

Le chiffre donne le tournis : 25 % des Canadiens présentaient déjà, en avril dernier, des symptômes de stress post-traumatique liés au coronavirus, révèle une étude menée auprès de 600 Canadiens, dont 300 Québécois, rendue publique par Le Devoir.

Cela préoccupe Rachida Azdouz, qui pense que de sérieuses répercussions sur la santé mentale de la population au pays sont à prévoir, et ce, bien après que la pandémie sera terminée. «Les gens auront besoin d’aide. Ceux qui ont perdu leur emploi, ceux qui ont été malades… Les cas de choc post-­traumatique se multiplieront», prédit-elle.

On a observé un impact similaire à la suite d’autres épidémies, dont celle du SRAS. «Cela a laissé des séquelles psychologiques, autant à Toronto que dans certains pays asiatiques. Plus on a vécu la crise de près – comme les travailleurs de la santé et les personnes qui ont été infectées –, plus les effets s’avèrent puissants», explique Ève Dubé, professeure au Département d’anthropologie de l’Université Laval et chercheuse à l’Institut national de santé publique du Québec.

Cette fois-ci, en raison des deuils, des pertes d’emploi, de l’ampleur de la crise et des mois de confinement, bon nombre d’entre nous se retrouveront fragiles psychologiquement. «Beaucoup de travail sera à faire en faveur de la santé mentale. On s’attend à ce que la situation entraîne des symptômes cliniques chez certains individus, comme des tendances obsessionnelles compulsives, et des cas d’agoraphobie. Le Purell va rester dans nos sacs à main pendant un bout de temps», ajoute Marie-France Marin.

Vivre ensemble

Et si la période difficile que nous traversons nous poussait à nous serrer davantage les coudes? C’est ce qu’avance Michèle Rioux, professeure de sciences politiques et directrice du Centre d’études sur l’intégration et la mondialisation. «Tout ça nous ramène à une pause, qui n’est pas seulement économique. On voit une belle solidarité émerger. Les gens se disent bonjour dans la rue. C’est bon pour le tissu social. Ils liront aussi peut-être davantage les journaux et les magazines du Québec, par exemple», souligne-t-elle.

Rachida Azdouz est du même avis. «On mène un mode de vie effréné. On se dit: “Je n’ai pas le temps d’aller visiter mon vieux père, j’irai la semaine prochaine.” C’est quelque chose qui va changer. On a vu trop de personnes mourir sans que leurs proches aient la chance de leur dire au revoir. On va la trouver, cette petite heure, maintenant!» lance la psychologue.

Ces mois passés à avoir peur des autres, à maintenir une distance de deux mètres entre nous et à éviter tout contact risquent-ils de modifier la nature même de nos interactions physiques pour de bon? Serait-ce la fin des bises et des accolades ?

«Il va rester de la méfiance. On va garder des réflexes, réagir quand quelqu’un tousse, par exemple. Mais si on en juge par ce qui est arrivé après les attentats terroristes, les craintes liées à la crise de la COVID-19 vont finir par s’estomper», fait valoir Rachida Azdouz.

Un jour, l’épidémie sera contenue grâce à l’arrivée d’un vaccin. On pourra enfin recommencer à fréquenter les terrasses bondées, à s’entasser dans le métro et à braver la foule du Festival d’été de Québec. Un retour à la normale? «On en a vu d’autres ! Des épidémies, deux guerres mondiales, des attentats en avion, dit la psychologue. La vie finit toujours par reprendre ses droits. » Et c’est tant mieux.


La COVID et nous

La philosophe et sociologue française Dominique Méda est catégorique: la crise causée par le coronavirus a exacerbé les inégalités entre les individus. Châtelaine l’a jointe à son domicile, à Paris.

Photo: Philippe Matsas/Leemage

Quelles leçons peut-on tirer de la crise actuelle par rapport au marché du travail?
On se rend compte que certains métiers sont essentiels, ceux des soignants, par exemple. Et ceux liés au transport, à la production d’aliments et à la satisfaction de nos besoins vitaux. À l’inverse, d’autres ne le sont pas du tout: les conseillers en communications, les publicitaires, les banquiers. Il y a une énorme inégalité entre les gens qui doivent prendre des risques et ceux qui peuvent travailler sans entrer en contact avec le reste de la population. Le pire, c’est les travailleurs qui doivent être en relation avec les autres sans disposer des équipements de protection nécessaires. On pense ici à des soignants, des caissières, aux livreurs, aux travailleurs d’entrepôts… Il y aura des leçons à tirer de cette distorsion entre l’échelle du prestige, de la reconnaissance, des salaires et celle de l’utilité sociale. Il nous faudra augmenter la rémunération des travailleurs essentiels et limiter celle, exorbitante, de certaines professions.

Quel effet sur les inégalités sociales?
Pour l’instant, ces inégalités sont exacerbées. Ce sont les personnes aux moyens les plus modestes qui sont en première ligne. Elles vont travailler en utilisant les transports en commun et côtoient la clientèle en étant mal protégées. Mais la crise de la COVID-19 pourrait être une occasion de remettre de l’égalité dans la hiérarchie sociale. À la fin de la Deuxième Guerre mondiale, les idées qui ont émergé et ont été mises en place, issues notamment du rapport Beveridge [NDLR: en Grande-Bretagne, modèle de reconstruction qui a établi des recommandations au sujet de la sécurité sociale] et de la Déclaration de Philadelphie [NDLR: aux États-Unis, document qui a redéfini les objectifs de l’Organisation internationale du travail en insistant sur l’importance des questions économiques et sociales], ont conduit à plus d’égalité.

La crise de la COVID risque-t-elle d’affecter le rôle des femmes dans notre société?
Oui. Ce sont majoritairement des femmes qui sont au front, à prendre soin des malades dans les hôpitaux et à servir les clients dans les commerces. On dit que ces emplois sont «non qualifiés», et pourtant ce sont eux qui nous font vivre! Comme par hasard, ce sont les moins bien rémunérés. Il nous faudra augmenter les salaires de ces personnes, quoi qu’il en coûte. Ce sont aussi elles qui, à la maison, s’occupent des enfants et qui, en télétravail, doivent gérer la double tâche. Même dans les couples où le partage des tâches est plus équitable, les activités domestiques et familiales sont surtout prises en charge par les femmes. On remarque également une recrudescence de la violence conjugale. Si les hommes sont plus affectés par la COVID [NDLR: c’est le cas partout en Occident, sauf au Québec], les femmes risquent donc d’en souffrir, physiquement et mentalement, encore davantage qu’eux.

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