Entrevues

Anne Lagacé Dowson

Chroniqueuse à CJAD 800 AM, au Journal de Montréal et au Téléjournal 22 h de Radio-Canada, titulaire d’une maîtrise en études canadiennes.

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Comment expliquer la crise?
Elle s’inscrit dans la longue série de grèves étudiantes qui ont marqué le Québec depuis 50 ans. La première a eu lieu à la fin des années 1950 : les étudiants universitaires réclamaient alors… l’abolition des droits de scolarité et un meilleur accès aux études postsecondaires* ! La gratuité scolaire faisait partie de la plateforme du Parti libéral du Québec lors de la création du ministère de l’Éducation, en 1964, sous Paul Gérin-Lajoie. Par la suite, les étudiants n’ont eu de cesse de la réclamer, génération après génération.

Cette fois, le mouvement a pris de l’ampleur à cause du contexte général d’austérité : crise financière en 2008, coupures dans les programmes sociaux, marché du travail restreint… La situation économique est préoccupante, au Québec comme ailleurs en Amérique et en Europe.

S’ajoutent à cela des insatisfactions liées au gouvernement en place depuis neuf ans. L’affaire du gaz de schiste et le Plan Nord ont mal passé auprès de la population ; c’est en partie ce qu’exprimaient les centaines de milliers de Québécois qui ont manifesté le 22 avril, Jour de la Terre. Les gens se sentent mis à l’écart par l’élite politique. Un gouffre s’est creusé entre l’électorat et la politique conventionnelle. Et ce n’est pas la loi 78 qui va améliorer la situation !

Que vous inspirent ces événements?
À mes yeux, le combat des jeunes est légitime. Je m’oppose à la hausse des droits de scolarité, à la philosophie de l’« utilisateur-payeur » dont s’imprègne de plus en plus notre gouvernement. L’idée générale étant de faire payer au citoyen le moins d’impôts possible et de le laisser assumer le coût des services autrefois offerts par l’État. Or, comme l’observe l’Américain Paul Krugman, récipiendaire d’un prix Nobel en économie, cette idéologie a conduit les États-Unis dans un cul-de-sac [« America is now on the unlit, unpaved road to nowhere », a-t-il déclaré dans le New York Times].

Le refus des Américains d’augmenter les taux d’imposition a fait en sorte que des villes doivent éteindre les lampadaires la nuit et condamner des routes, faute d’argent pour les entretenir, tandis que des États raccourcissent l’année scolaire et mettent des enseignants à la porte pour économiser. Des citoyens sont si étranglés par leurs dettes d’études qu’ils doivent encore les rembourser à la retraite. Certains n’y arrivent pas et sont poursuivis par leurs créanciers. Nous devons préserver la société québécoise de cet individualisme à outrance.

C’est pourquoi ça m’a rassurée de voir des jeunes militer pour un meilleur accès à l’éducation. Ils sont animés de justice sociale. Le défi est néanmoins de transformer ces espoirs en politiques. Ils ont des chances d’y parvenir, si je me fie aux habiletés politiques impressionnantes dont font preuve les leaders étudiants. D’ailleurs, beaucoup de politiciens aguerris ont fait leurs premières armes au sein d’associations étudiantes : Claude Charron, Bernard Landry, Louise Harel, Gilles Duceppe, Jean Charest… En somme, ce conflit permet à une nouvelle génération de politiciens et de militants d’émerger. J’espère qu’ils continueront à s’impliquer dans la société civile.

Maintenant, comment s’y prendre pour faire cesser la crise?
Quand les deux parties ont tant de mal à se parler, quand les rancunes s’accumulent, il est sage de faire appel à un médiateur.

Il faut prendre le discours des jeunes au sérieux. Je regrette d’entendre une partie de la population les traiter de bébés gâtés et dénigrer leurs revendications. Les gens sont si occupés à gagner leur vie qu’ils ont oublié ce qu’est une société civile éveillée. Or, tendre l’oreille aux points de vue dissidents, voire minoritaires, est une règle sacrée en démocratie. Ce sont toujours les actions des groupes minoritaires qui font évoluer une société. L’obtention du droit de vote chez les femmes, les luttes gagnées contre la ségrégation raciale aux États-Unis, l’amélioration des conditions de travail en Occident, on les doit à une minorité de gens qui ont eu le courage de contester le statu quo.

Vous êtes près de la communauté anglophone. Quelles opinions y entendez-vous sur la crise?

Au-delà de la position éditoriale du Globe and Mail, qui est très dure à l’égard des revendications des jeunes manifestants québécois, j’observe à peu près la même diversité de points de vue que chez les francophones. Dans les milieux universitaires et progressistes, on admire beaucoup la mobilisation au Québec.

Le Canada anglais ne doit pas être considéré comme un bloc monolithique. Il y a une importante tradition de centre-gauche qui fait que beaucoup d’anglophones appuient l’intervention de l’État en santé et en éducation, par exemple. Y compris parmi les Albertains, pourtant considérés comme les citoyens les plus à droite du pays.

*Pour un rappel des grèves étudiantes ayant marqué l’histoire du Québec, voir ce documentaire, présenté à la télévision de Radio-Canada, à partir de la 21e minute.

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