Entrevues

Dans le ventre de la dragonne

En moins de deux ans, Danièle Henkel s’est hissée parmi les femmes d’affaires les plus influentes du Québec.

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Danièle Henkel esquisse quelques pas de danse et décoche un large sourire à l’assemblée. « Levez la main, celles qui me connaissent ! » Presque toutes les mains se lèvent. En cette tiède soirée d’octobre, près de 200 femmes (et une poignée d’hommes) d’affaires, accomplies ou en devenir, sont venues l’entendre dans un hôtel chic de Gatineau.

Toutes se sont mises sur leur trente-six. Danièle aussi. Élégante dans sa robe noire, ses bas couture et ses hauts talons, elle exhorte ses ouailles à découvrir la dragonne qui sommeille en elles, à prendre leur vie en main, à vaincre la peur de parler d’argent. Et à penser différemment. « P.K. Subban, on est fiers de lui ! Mais un entrepreneur qui conduit une Maserati ? Pfft ! Pourtant, il nourrit 10, 100, 1 000 familles… »

À la sortie, les participantes ne tarissent pas d’éloges envers la conférencière : humaine, inspirante, généreuse, intègre, profonde, convaincante, persévérante… « C’est une femme d’affaires, mais aussi une maman. Elle vient nous chercher », dit l’une d’elles. « On aurait pu remplir deux fois la salle », soutient Sophie Trudel, instigatrice de la soirée et directrice générale de Femmessor-Outaouais, un organisme qui épaule les entrepreneures dans la région.

Dès le premier épisode de l’émission Dans l’œil du dragon (Radio-Canada Télé), diffusé en avril 2012 (de retour au petit écran au printemps 2014), Danièle Henkel, 58 ans, a gagné la faveur du public. Avec son caractère bien trempé et ses répliques tantôt bienveillantes, tantôt cinglantes, elle a tôt fait de se démarquer de ses quatre acolytes.

Soudain, on s’est mis à l’inviter sur toutes les tribunes. On a voulu l’entendre parler de son parcours professionnel, de ses valeurs, de son vécu. Son autobiographie, Quand l’intuition trace la route (Les Éditions La Presse), publiée en octobre dernier, trônait au palmarès des meilleures ventes et était remise sous presse… une semaine après sa parution. Et la voilà qui entreprend à compter de février une tournée de spectacles-conférences.

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Comment une femme dont le nom ne disait rien à personne il y a à peine deux ans a-t-elle pu acquérir une telle notoriété ? Après tout, son entreprise ne cible pas directement le consommateur : elle s’adresse à des spas, des cliniques, des instituts de beauté, des centres sportifs et de réadaptation. Avec sa trentaine d’employés et son chiffre d’affaires oscillant entre trois et cinq millions de dollars, selon les estimations des experts, elle est un petit joueur, à des années-lumière de Lise Watier, par exemple.

« Dans son secteur d’activité, dominé par de richissimes multinationales et où pullulent les entreprises microscopiques implantées dans des sous-sols, elle se classe dans la bonne moyenne », analyse Jean-François Ouellet, professeur de marketing à HEC Montréal et animateur de l’émission Génération INC. à V télé.

Celle que le public aime tant, c’est la communicatrice, bien davantage que la femme d’affaires, croit-il. « La plupart des gens d’affaires sont peu enclins à se mettre de l’avant. Or, Danièle Henkel est très à l’aise dans ce rôle. Elle s’en sert pour inciter les femmes à devenir des entrepreneures. C’est là son mérite. »

Sa notoriété grandissante profite à sa société : au cours des deux dernières années, Les Entreprises Danièle Henkel inc. ont connu une croissance moyenne de 20 %. Stratégie de mise en marché ? « Plutôt un momentum, réplique la dragonne. Je n’ai pas cherché à plaire. Je suis restée moi-même. C’est ce qui fait que les gens m’ont aimée. »

Pour mieux comprendre le phénomène Henkel, je suis allée à sa rencontre, dans le luxueux immeuble où loge son entreprise, à Pierrefonds. Son nom figure en toutes lettres, en gris et rouge, sur la devanture. Dans son bureau acajou décoré de plantes, de toiles et de ses nombreuses distinctions – Prix Femmes d’affaires du Québec dans la catégorie Entrepreneure active à l’international, Femme d’influence (Caisses Desjardins), Fuller Landau pour la PME familiale du Québec, Femme de mérite, etc. –, la dragonne me fait la bise, tout sourire. Elle rayonne dans sa robe émeraude au décolleté plongeant, les épaules recouvertes d’un boléro noir. Des bagues brillent à ses doigts aux ongles vermeils.

Au moment de notre rencontre, son autobiographie allait être lancée. Le récit se lit comme un roman aux mille rebondissements, sur fond de tensions politiques et d’intégrisme religieux en Afrique du Nord. Surtout, il donne les clés pour comprendre ce que cette battante a dans le ventre. On la suit, de son enfance choyée au Maroc jusqu’à Dans l’œil du dragon, en passant par son adolescence orageuse en Algérie, son mariage forcé, sa brillante carrière au consulat des États-Unis, son arrivée à Montréal en plein janvier et en souliers, ses débuts ardus d’entrepreneure et ses petites victoires.

« Je me suis mise à écrire d’abord pour laisser un legs à ma famille, dit-elle posément, son regard ardent plongé dans le mien. Pour que mes petites-filles, quand elles auront 15 ans et traverseront des moments difficiles, puissent s’identifier à leur mamie. » Car pour parvenir à cette respectable position, la patronne a couru des risques, trimé dur (« Pendant sept ans, je n’ai pas pris de vacances »), refait sa vie au Canada.

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Pendant les festivités de son mariage, entourée d’Ahmed (à droite) et de Norrdine (à gauche).

Quand elle débarque en 1990 à Montréal par un froid sibérien, avec son mari et leur aînée, Linda, Danièle a 34 ans et la tête bourrée de rêves. Ses trois autres enfants sont restés avec sa mère, en Algérie, le temps que le couple trouve un logement et du travail.

La réalité la frappe de plein fouet. « Avez-vous une expérience au Canada ? » La question revient dans toutes les entrevues. Pour la première fois, Danièle doute de ses capacités, malgré son impressionnant CV – elle qui a été conseillère de l’ambassadeur américain en Algérie. « J’ai dû réapprendre à parler, à m’habiller, à manger… », évoque-t-elle en baissant la voix.

Mais elle a retroussé ses manches. « Ne venez pas me dire : “Je suis fatiguée, je ne suis pas capable.” Moi, je suis prête à faire n’importe quoi pour gagner ma vie – d’ailleurs, j’ai fait n’importe quoi ! » Elle a été secrétaire dans un CLSC, vendeuse de produits Tupperware, courtière immobilière, bras droit d’un fabricant de lingerie, directrice d’une entreprise de couponnage. Tout ça en six ans ! Un cours accéléré en commerce international lui révèle toutefois sa passion pour les affaires.

Sa première tentative (elle voulait commercialiser un traitement chimique pour l’eau de piscine) échoue. Elle doit se serrer la ceinture, jusqu’à couper dans son panier d’épicerie. Qu’importe, Danièle reste debout, bien campée sur ses talons hauts. Au plus creux de la vague, en 1996, une idée jaillit sous la douche : il n’y a pas ici de gants exfoliants comme on en trouve dans les hammams qu’elle fréquentait, petite, avec sa mère. Créons-les !

Elle multiplie les recherches sur le Web et sur le terrain pour trouver la fibre souhaitée, « moins rugueuse que l’originale, pour plaire aux Nord-Américaines ». Afin de tester le marché, elle passe une première commande de 2 000 gants à un fabricant chinois… dont le tiers sont inutilisables. « En rentrant de l’école, on les passait un à un pour s’assurer qu’il n’y avait pas de trous dedans. Notre grand-mère les reprisait à l’aiguille », se rappelle Linda, qui, à 37 ans, est vice-présidente de l’entreprise. C’est en Afrique du Nord que Danièle Henkel dénichera finalement les bons fournisseurs. Le gant Renaissance était né.

Au début, les enfants ne comprennent pas ce que fait leur mère avec tous ces gants entreposés au sous-sol de leur maison de Repentigny. « On les empaquetait dans des boîtes, pour un salaire de cinq sous le gant ! » relate Amel, 29 ans, qui dirige le service à la clientèle. « L’entreprise a imprégné nos vies. Comme une sœur qui a grandi avec nous. » Dix-sept ans plus tard, la « femme du gant Renaissance », comme on la surnomme encore, distribue aussi une gamme de cosméceutiques (crèmes, masques, etc.)pour le visage et le corps et de l’équipement médico-esthétique. En 2007, elle a mis sur pied le Laboratoire LSIA (Laboratoire scientifique d’intolérance alimentaire), qui propose les tests diagnostiques du géant allemand R-Biopharm.

Le hic, c’est qu’au Québec ni les médecins ni les allergologues ne les achètent. Ce qu’elle déplore, affirmant que « le test sur les intolérances alimentaires est reconnu partout, sauf ici ». « Faux ! rétorque la Dre Marie-Noël Primeau, allergologue au Centre universitaire de santé McGill. La Société canadienne d’allergie et d’immunologie clinique a émis une mise en garde contre ce genre de test, dont l’utilité n’a pas été prouvée scientifiquement. Ce qu’ont aussi fait les sociétés américaines et européennes. »

Cette petite controverse n’a pas empêché Danièle Henkel de tomber Dans l’œil du dragon, l’adaptation québécoise d’un concept télé japonais. En mai 2011, Radio-Canada lui propose de participer à l’émission. Condition : investir 200 000 $ de sa poche dans des entreprises naissantes. Au terme d’un rigoureux processus de sélection, Danièle Henkel est retenue parmi 75 autres candidats.

Sur le plateau, elle a dû se mesurer à des hommes forts. Apprendre à s’imposer. « Pendant le processus de sélection, chaque fois que Danièle se mettait à parler, on lui coupait la parole, rapporte le dragon Gaétan Frigon, président exécutif de Publipage. À un moment donné, je me suis tourné vers elle pour lui dire : “Je ne te connais pas, mais si j’étais toi, je prendrais ma place !” » Ce qu’elle a fait royalement. En deux saisons, elle a investi temps et argent dans deux entreprises et est devenue mentor de quatre autres.

Et elle a conquis le Québec. « C’est la reine des dragons, et elle veut le rester ! » atteste Gaétan Frigon. Quand on demande à Danièle Henkel ce qui l’a incitée à participer à l’émission, elle répond du tac au tac : la visibilité. « Le public ne me connaissait pas et les Dragons m’ont permis d’expliquer ce que je fais dans la vie. »

À l’occasion du 70e anniversaire de son conjoint, Mark Teitelbaum (en chemise blanche), entourée de ses filles Nawel et Linda et de Norrdine. « Mark ne se gêne pas pour me dire les choses ! Après une journée de tournage, je me blottis dans ses bras et je retourne à l’essentiel. »

À l’occasion du 70e anniversaire de son conjoint, Mark Teitelbaum (en chemise blanche), entourée de ses filles Nawel et Linda et de Norrdine.
« Mark ne se gêne pas pour me dire les choses ! Après une journée de tournage, je me blottis dans ses bras et je retourne à l’essentiel. »

Le personnage public serait-il devenu plus grand que l’entreprise ? « Absolument », affirme Bernard Motulsky, titulaire de la Chaire de relations publiques et communication marketing de l’UQAM et expert en gestion de l’image. « Il faut voir maintenant ce qu’elle va faire de sa renommée – créer une nouvelle gamme de produits ? donner des conférences ? se lancer en politique ? »

Dans l’immédiat, elle fera une Jean-Marc Chaput d’elle-même en coproduisant les conférences qu’elle présentera aux quatre coins de la province « pour partager les leçons que la vie m’a apprises ». Celle qui insiste sur l’importance de valoriser nos aînés et d’investir en santé et en éducation aurait la trempe nécessaire pour devenir politicienne. Elle est convaincante : quiconque se trouve plus de 10 minutes en sa présence est subjugué, au point d’en oublier l’heure et le temps qu’il fait.

Sur le ton de la confidence, Danièle Henkel me dit qu’on l’a approchée pendant la campagne électorale municipale. « Des représentants de tous les partis m’ont demandé de me joindre à eux ! Je les ai reçus avec respect, mais je ne me suis pas gênée pour leur dire, droit dans les yeux : Le jour où je trouverai le leader qui prône les valeurs qui me tiennent à cœur, il va m’avoir à ses côtés. »
En attendant, la dragonne va continuer à montrer ce qu’elle a dans le ventre.

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« J’ai toujours porté des bijoux !
C’est une marque de considération pour ceux qui m’entourent. »

Une vie digne d’un roman

Danièle Henkel est « née d’un paradoxe » : sa mère était une juive marocaine, son père, un catholique allemand, et elle a été baptisée à l’église dans un pays musulman.

Sa mère, Eliane Zenati (« mon mentor, mon monument ») l’élève seule – Heinz Henkel, retourné en Allemagne avant sa naissance, n’est jamais revenu. Son demi-frère Norrdine, de 14 ans son aîné, habite avec elles. Eliane est une dragonne avant l’heure. Illettrée, elle a appris à compter en tenant la caisse d’une boulangerie dont elle a hérité à la mort de sa propriétaire, une Française pied-noir. Devenue une commerçante prospère et une investisseuse immobilière (un exploit pour une femme dans le Maroc d’alors, dirigé par des sultans), elle offre une vie de rêve à ses enfants, avec « chauffeur, belles voitures et robes de princesse ».

Le conte de fées tourne toutefois au vinaigre. Tandis que gronde la guerre des Sables, opposant le Maroc et l’Algérie, les affaires périclitent. Le premier mari d’Eliane lui pose un ultimatum odieux : elle lui cède ses biens, sinon il prend Norrdine avec lui. Elle lui laisse tout et quitte le village d’Oujda pour la capitale, Rabat, avec ses enfants.

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Sa mère, Eliane Zenati, derrière le comptoir de sa boulangerie-pâtisserie
à Oujda, au Maroc.

Danièle n’a que sept ans, mais elle reçoit une grande leçon de vie : passer de l’aisance à l’indigence. Elle voit sa mère se retrousser les manches, se lancer en affaires de nouveau, cette fois dans le commerce de pièces d’automobiles. « Par son exemple, j’ai appris à aimer, à avoir confiance en moi, à me tenir droite et à voir la beauté dans l’autre », reconnaît-elle, les yeux humides, derrière ses lunettes à monture dorée.

La petite Danièle, à 10 ans, ouvre seule le magasin avant d’aller en classe. Quand l’associé de sa mère, M. Elbaz, est ivre et se fait insistant auprès d’Eliane, il n’y a que la fillette pour le calmer. Jusqu’à ce qu’il commette l’irréparable et mette fin à ses jours. Sa mère sera torturée, accusée de meurtre. À tort. L’homme s’était pendu. La mère et la fille lèvent le camp pour retrouver Norrdine, parti étudier à Oran, en Algérie, où la famille emménage dans un logement exigu d’un quartier modeste.

À 16 ans, Danièle, bonne élève, entame des études supérieures en relations internationales. Elle est belle, rebelle, porte la minijupe, connaît la langue de la rue. Elle est toujours prête à remettre quelqu’un à sa place et à en découdre – encore aujourd’hui, elle jure qu’elle ne laissera personne lui « mettre la tête en bas ! » Dans le quartier, on la surnomme le « Cheval sauvage ».

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Danièle en minijupe, à Rabat, avec sa mère,
sa bonne Nadia et son frère Norrdine.

Son frère tolère mal son émancipation. Pour freiner les ardeurs de sa sœur, il lui trouve un époux. Son ami Ahmed Mahieddine, haut fonctionnaire musulman « doux et gentil », qui possède une auto et un appartement. Danièle a l’impression de vivre un cauchemar, pleure auprès de sa mère, mais rien n’y fait. À 18 ans, elle est mariée de force « dans la plus pure tradition algérienne », elle, la catholique apatride.

Avec le recul, elle se dit que cet homme n’est pas entré pour rien dans sa vie. « Ahmed m’a enseigné le calme et la mesure, à moi qui suis tout feu tout flamme. J’ai appris à l’aimer profondément. » De leur union, qui prendra fin 27 ans plus tard, naîtront trois filles et un garçon – Linda, Nawel, Amel et Kader.

En Algérie, la situation devient intenable. Bras droit du président d’une société américaine, puis, pendant 15 ans, conseillère politique et économique de l’ambassadeur des États-Unis, Danièle est mise sur écoute et fichée par les services secrets. Ses activités intriguent les autorités du Front de libération nationale. Mais surtout, elle sent peser les regards sur ses filles, qui portent le pantalon et pas le voile, parlent le français et pas l’arabe. « J’ai laissé le soleil, la mer et la sécurité financière pour un pays où tout m’apparaissait possible. »

Son père, Heinz Henkel, le beau militaire allemand disparu à sa naissance.

Son père, Heinz Henkel,
le beau militaire allemand disparu à sa naissance.

Ce qu’elle a dit

Croire en soi  Il faut accepter de se mettre en danger. C’est ce qui crée le plaisir de l’existence et nous permet d’échafauder les rêves les plus fous.

Les limites  Les buts des uns n’ont pas à se comparer à ceux des autres. L’essentiel est de se fixer des objectifs et de tout mettre en œuvre pour les atteindre.

La peur  Je l’ai dans les tripes. Alors je la regarde en face : jamais plus tu ne décideras de ma vie. Si je doute, j’ouvre les yeux, je me réévalue et je prends conscience de ce qui m’entoure.

La solidarité féminine  Ne me parlez pas de réseautage ; tenons-nous d’abord entre nous comme le font les hommes. Eux tapent sur la table, puis c’est oublié. Nous, on ressasse ça pendant des jours. Ça nous paralyse.

La notoriété  J’ai dit à mes enfants : Si jamais vous avez l’impression que je me prends pour une autre, donnez-moi une claque sur la tête ! Je veux rester terre à terre. En occupant ma place.

L’ego J’étais jeune, belle, intuitive, le monde était à moi ! J’ai mis des années à tasser mon ego. Mais, toujours, j’ai gardé cette rigueur : je ne peux rien sans les autres.

Lisez un extrait de son autobiographie.

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