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Entrevues

Élizabeth Dallaire

Qui ne connaît pas le général Dallaire ? Témoin du génocide rwandais en 1994, c’est lui qui a donné une voix aux militaires victimes du syndrome de stress post-traumatique. Lui-même atteint, il s’en est sorti. Grâce, dit-il, à Élizabeth, son épouse, son roc, qui partage sa vie depuis plus de 30 ans. Une femme pragmatique, optimiste, batailleuse. La voici au naturel avec l’homme de sa vie.
Par Kali Pearson
Élizabeth Dallaire

Parc de la Gatineau, 20 juin 2000. Sous un banc public, un homme gît, inconscient. Il a tenté de s’enlever la vie en mélangeant scotch et antidépresseurs. Cet homme, c’est le lieutenant-général Roméo Dallaire, témoin du génocide rwandais qui a fait plus de 800 000 morts en 1994 et victime, parmi d’autres, du syndrome de stress post-traumatique.

Entre l’enfer de la guerre et celui de la maladie – caractérisée par une dépression profonde, de l’anxiété et des flash-back des horreurs qu’il a vues –, six ans se sont écoulés. Six années au cours desquelles sa vie avait pourtant semblé reprendre son cours normal.

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Après son retour du Rwanda, le général occupe plusieurs postes élevés dans l’armée canadienne. En avril 2000, à 53 ans, il prend une préretraite. Plusieurs ignorent qu’à ce moment-là, soutenu par une thérapie et des médicaments, il lutte contre un mal qui le ronge au point de lui faire envisager le suicide.

Le 20 juin 2000, quand le téléphone sonne chez les Dallaire, à Québec, Élizabeth, la femme du lieutenant-général, vient de rentrer. Elle arrive d’Ottawa, où elle est justement allée rendre visite à son mari qui y travaille. « Ça a été un choc d’apprendre qu’il était à l’hôpital. Mon Dieu, oui ! Mais l’essentiel, c’était que Roméo soit entre de bonnes mains. Ai-je tout laissé tomber pour me rendre auprès de lui ? Non. » Avec la vision claire et pragmatique d’un chef d’armée, elle écoute les avis médicaux sans paniquer, sans pleurer. Elle attend même au lendemain avant d’en parler à ses trois ados. Jugeant sa présence plus utile sur le front domestique, Élizabeth décide de ne pas bouger de Québec tout en restant en contact étroit avec les médecins qui s’occupent de son mari. Dans son esprit, pas de doute, il va s’en sortir.

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La meilleure arme d’Élizabeth : un esprit pratique à toute épreuve doublé d’un optimisme sans faille. « C’est vraiment elle qui a aidé Roméo à s’en remettre, plus que n’importe quel médecin ou n’importe quelle pilule », dit le réalisateur canadien Peter Raymont, dont la caméra a suivi les Dallaire en 2004, lors de leur voyage au Rwanda pour commémorer le 10e anniversaire du génocide.

« Élizabeth sait ce que c’est que de se battre », confirme Nigel Fisher, président-directeur général d’Unicef Canada. L’engagement d’Élizabeth envers l’Unicef date de plus de 20 ans : elle a commencé comme bénévole en vendant des cartes de vœux. Aujourd’hui, à 64 ans, elle est l’une des ambassadrices canadiennes de l’organisme des Nations unies dans le monde.

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Quand on a trouvé son mari sous un banc de parc, Élizabeth soignait depuis six ans déjà les blessures psychologiques de son soldat. « Mais on dirait que je suis faite en téflon », dit-elle en riant, installée dans un fauteuil du Cercle de la Garnison de Québec. « Jamais je ne me suis écroulée ni sentie débordée. Je me suis toujours dit que ça pourrait être pire. » Lorsque les médias se sont emparés de la nouvelle, elle a profité de cette visibilité pour lever le voile sur les problèmes de syndrome de stress post-traumatique dans l’armée canadienne. « Roméo a été le premier à avoir le courage de dire publiquement qu’il souffrait d’une maladie que personne ne prenait au sérieux. Ça a été bénéfique pour beaucoup d’autres. Quelque chose de positif a surgi de tout ça. »

La dépression de Roméo Dallaire, paradoxalement, a été le catalyseur de sa propre guérison. Grâce aux médicaments, à sa thérapie et au soutien indéfectible de sa femme, il a pu recouvrer suffisamment la forme au cours des trois années suivantes pour écrire son histoire. « À ma connaissance, Élizabeth est la seule personne capable de convaincre Roméo Dallaire de s’alimenter et de dormir », dit Anne Collins, éditrice de Random House Canada, qui a travaillé avec le général sur la version anglaise de ses mémoires de guerre, Shake Hands With the Devil (J’ai serré la main du Diable a été publié chez Libre Expression). Ce récit, paru en 2003, a inspiré deux films du même nom : un drame mettant en vedette Roy Dupuis et un documentaire couronné d’un Emmy.

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Roméo Dallaire a 23 ans quand il croise pour la première fois Élizabeth Roberge, une jeune fille de Québec. C’est l’automne 1969 : à la base des Forces canadiennes de Valcartier, près de Québec, il est lieutenant ; elle enseigne à l’école primaire.

Il la remarque au mess, où les enseignants viennent aussi déjeuner. « Je suis tombé amoureux de son déhanchement ! Elle avait une manière charmante de bouger et un éclat particulier. Elle se distinguait des autres. »

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À l’occasion d’un mariage, on les présente l’un à l’autre. Puis il lui propose un rendez-vous. « Nous sommes sortis ensemble plusieurs fois, mais ce n’était pas sérieux à ce moment-là », se souvient Élizabeth. D’ailleurs, elle part en Allemagne en août 1970 pour y enseigner la maternelle à la base des Forces canadiennes de Lahr. Les week-ends, elle explore l’Europe. Elle reste toutefois en contact avec Roméo et, en février 1972, celui-ci profite d’une permission pour aller skier en Suisse avec elle et quelques amis. « Au cours de ce séjour, se rappelle-t-il, je me suis démené comme un forcené pour obtenir une affectation en Allemagne. »

Trois ans plus tard, Roméo et Élizabeth se retrouvent tous les deux à Lahr.Roméo fait sa grande demande en mai 1975. Le mariage a lieu un an plus tard, à Québec. Au cours des 10 années suivantes, le couple aura trois enfants : Willem, Catherine et Guy. À la même époque, la famille déménage d’une base militaire québécoise à l’autre, au gré des affectations de Roméo, qui prend progressivement du galon. Il finit par être nommé commandant de la base de Valcartier.

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En 1993, Roméo obtient le commandement d’une mission d’observation des Nations unies au Rwanda. Son mandat : surveiller la mise en place d’un accord de paix entre les Hutus extrémistes et des rebelles tutsis.

En général, la famille d’un militaire déplacé dispose de six mois pour se préparer à bouger. Les Dallaire, cette fois, ont deux semaines pour déménager, leur maison devant être libérée pour le nouveau commandant de la base de Valcartier. Comme toujours, Élizabeth prend les choses en main. Quinze jours plus tard, Roméo s’envole pour le Rwanda, à 11 000 kilomètres de là, et les enfants, comme prévu, partent pour leurs camps d’été : Willem, 15 ans, chez les cadets de la base, Catherine, 11 ans, chez les guides, et Guy, 8 ans, au camp scout.

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Même si cette séparation précipitée est pénible, les activités familiales reprennent vite leur rythme de croisière. « Depuis le début de notre mariage, c’était comme ça. Roméo était très occupé et souvent absent. » Les fonctionnaires des Nations unies lui assurent que la mission sera de courte durée. « Ils m’ont dit de ne pas m’inquiéter, que la famille n’en souffrirait pas, qu’on aurait droit à des voyages de retrouvailles, qu’on pourrait communiquer. Sauf que les choses ne se sont pas passées de cette manière. » Au Rwanda, les tensions ethniques sont sur le point de plonger le pays dans un bain de sang...

À Québec, Élizabeth se démène pour rester en contact avec son mari. Le moyen le plus simple de le joindre est le télécopieur, mais le personnel militaire de Valcartier ne l’autorise pas à se servir de celui de la base. Même l’envoi d’un simple colis pose des difficultés folles. Mais Élizabeth a une idée : elle réussit à connaître le jour où le prochain avion Hercules décolle de Québec pour Kigali et convainc les autorités de la laisser ajouter ses boîtes au chargement. Ainsi Roméo peut-il distribuer à ses troupes rationnées des collations qui les changent de l’ordinaire.

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Autre irritant : le courrier que lui envoie son mari est visiblement ouvert : les enveloppes sont recollées au ruban adhésif.

Malgré toutes ces difficultés, Élizabeth réussira à transmettre à sa famille une image positive de l’armée. Son mari lui en est grandement reconnaissant. « On pourait s’attendre à ce qu’ils aient développé une allergie à l’uniforme, dit-il, mais ils sont tous les trois réservistes. » Willem, 30 ans, sert dans un régiment en Sierra Leone ; Catherine, 25 ans, est ingénieure à Vancouver ; Guy, 22 ans, étudie à Québec.

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« Les enfants écoutaient les nouvelles à la télévision avec moi, dit Élizabeth. Ils avaient l’âge de comprendre et de supporter le choc. » Car malgré l’actualité inquiétante, la vie suit son cours chez les Dallaire. 

À l’automne 1993, Élizabeth recommence à enseigner à Valcartier, un travail qu’elle adore mais qu’elle avait dû abandonner parce que Roméo était le commandant de la base. « Ce que je trouvais le plus difficile, c’était le samedi. C’était la journée que nous avions l’habitude de passer ensemble. Vous ne pouvez pas savoir à quel point à présent je détestais ce jour-là. » L’absence de Roméo est de plus en plus dure à supporter.

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Deux jours avant Noël, le voyage de retrouvailles de la famille Dallaire est remis à janvier, puis à février, à cause de l’escalade des tensions au Rwanda. En mars, la famille se retrouve enfin aux Caraïbes. « Cette semaine s’est passée à cuisiner, à plaisanter ensemble, se remémore Élizabeth. Les enfants ont profité de la présence de leur père. J’ai vu qu’il était fatigué, mais le stress n’était pas visible. »

Moins d’un mois plus tard, l’avion du président rwandais, Juvénal Habyarimana, est abattu. C’est l’apocalypse : le pays bascule sous des vagues de massacres. « J’ai appris la catastrophe comme tout le monde, à la télévision, dit Élizabeth. Je tremblais. Je sentais mon cœur sur le point d’éclater. Personne à Ottawa n’a tenté de me joindre. J’ai contacté toutes les personnes possibles pour savoir si mon mari était en vie. Tout ce qu’on m’a répondu, c’est : “On va vous rappeler.” » Au bout d’une heure, elle apprend enfin qu’elle n’est pas veuve.

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L’été arrive. Élizabeth, qui est croyante, prie pour que la situation s’améliore au Rwanda. Roméo doit rester là-bas jusqu’à l’automne 1994. En juillet, elle décide d’emmener les enfants passer une longue fin de semaine à Halifax.

« Quand nous sommes rentrés, le mardi matin, le répondeur clignotait et la boîte vocale était pleine. Tout le monde était ravi, tout le monde savait que Roméo avait quitté le Rwanda plus tôt que prévu. Sauf moi. »

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Une fois de plus, les autorités militaires semblent avoir négligé d’informer Élizabeth. La famille Dallaire se retrouve pendant deux semaines aux Pays-Bas, avant que le général soit envoyé au siège des Nations unies, à New York, pour les séances de compte rendu. « Il était perdu dans ses pensées et se plaignait d’une douleur mystérieuse au côté gauche, se souvient-elle. Mais à part cela, il avait l’air bien. »

Roméo est affecté à Montréal en septembre. Élizabeth reste à Québec avec les enfants. « On se voyait les week-ends. Il travaillait très dur, c’est pourquoi j’ai mis un bout de temps à réaliser que quelque chose clochait. Mais les signes étaient là. » Son mari a des problèmes de concentration ; au cours d’une promenade à la campagne, la vue de troncs d’arbre le long de la route fait remonter en lui l’image des piles de cadavres entassés comme du bois mort au Rwanda. Les courses à l’épicerie déclenchent de pénibles accès de remords envers les populations affamées.

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« À cette époque, il ne suivait aucun traitement, comme tous ceux qui étaient revenus du Rwanda. » Mais les atrocités pèsent lourd dans sa tête. De plus en plus lourd. Pour oublier, il finira par avaler un cocktail potentiellement mortel d’alcool et d’antidépresseurs...

Avril 2004. Élizabeth tient la main de son mari, au sommet d’une colline de Kinihira. Leur regard embrasse le paysage verdoyant du Rwanda. C’est la première fois que Roméo Dallaire revient à cet endroit qui, 10 ans plus tôt, lui a apporté un peu de réconfort au plus fort du génocide. Ici, dit-il, il est « redevenu humain », en dépit de tout ce qu’il avait vu : des scènes d’une telle cruauté qu’elles ont failli le détruire. 

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Au cours de ce voyage commémoratif, le couple verra des murs constellés de traces de balles, rencontrera des familles endeuillées. Mais Élizabeth, toujours positive, notera aussi que la végétation luxuriante a repris ses droits, que les écoles et les hôpitaux sont debout et qu’il y a des enfants partout.

En novembre 2007, elle se rend au Kenya pour l’Unicef. Elle visite un hôpital de campagne, des écoles, des orphelinats. Au retour, elle parle de ce qu’elle a vu, des souffrances dont elle a été témoin. Élizabeth met toutefois l’accent sur ce que les gens peuvent faire pour aider l’Unicef, comme donner quelques dollars qui permettront l’achat de moustiquaires, essentielles dans la lutte contre la malaria. « J’espère inciter plus de gens à penser à l’Afrique, dit-elle. Un petit effort ici peut faire une grosse différence là-bas. »

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Roméo Dallaire, aujourd’hui sénateur, est toujours l’ardent défenseur de la paix et des victimes de la guerre. Il porte son message aux quatre coins du monde.


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