Entrevues

En prison avec Guylaine

Châtelaine dans les coulisses d’Unité 9.

Photo: Monic Richard

Photo: Monic Richard

Il est 7 h 15. Alors que la ville se réveille en avalant un premier café, dans les sous-sols de Radio-Canada l’équipe d’Aetios, société fondée par Fabienne Larouche, s’active déjà comme une colonie d’abeilles gavées de Red Bull. Guylaine Tremblay est arrivée une heure plus tôt, pour le maquillage. « Je me suis levée à 5 h, il faisait noir, c’est plus difficile l’hiver que l’été. » Entre deux prises, ce matin-là, elle bâillera souvent. Quand je la retrouve dans ce labyrinthe de corridors qui courent sous la grande tour – grâce à un employé d’Aetios, sans lequel j’y serais sans doute encore –, la comédienne, assise sur une chaise, est occupée à réviser son texte. Elle est drapée dans une robe de chambre en ratine de velours bleu poudre qu’elle a enfilée par-dessus les vêtements de son personnage. « C’est ma doudou. Je suis frileuse. » C’est vrai qu’il ne fait pas chaud dans cette prison reconstituée au détail près.

Si vous ne faites pas partie du million et demi de personnes (1 700 000 et des poussières quand on ajoute les visionnements sur tou.tv) happées depuis septembre par ce phénomène télévisuel qu’est Unité 9, en voici les prémices. Marie Lamontagne (Guylaine), prof au secondaire, veuve et mère de deux grands enfants, est condamnée, dès le premier épisode, à sept ans d’emprisonnement pour une tentative d’assassinat sur son propre père. Une sentence qu’elle purgera dans l’unité 9, une espèce d’appartement sous haute surveillance qu’elle partage avec d’autres criminelles au pénitencier de Lietteville.

Toutes les scènes en geôle sont filmées ici, à divers endroits du Niveau C. La feuille de route de ce lundi 26 novembre, 94e jour de tournage sur 109, indique que la journée se terminera à 18 h 30, s’il n’y a pas de retard, et comporte neuf scènes. Les trois premières se déroulent autour et à l’intérieur de la salle de conférences de la prison. D’après le scénario, Marie attend devant cette salle, assise sur une chaise dans le corridor (oui, la même qu’occupe Guylaine). Derrière la porte vitrée se trouvent, outre caméramans et preneur de son, Normand, le directeur (François Papineau), Georges, l’aumônier (Paul Doucet), et Martin, l’agent de libération conditionnelle (Normand Daneau).

Photo: Lawrence Arcouette

Photo: Lawrence Arcouette

Pendant que la ruche s’affaire, Guylaine emprunte un cellulaire pour appeler sa fille aînée et s’assurer qu’elle est debout (il est 7 h 45). « C’est une ado », explique-t-elle à son auditoire, qui hoche la tête avec compréhension. La comédienne est devenue mère à 37 ans le jour où elle a adopté à Taïwan Julianne, l’ado de 15 ans qui peine à sortir du lit, puis Marie-Ange, la cadette (12 ans). Deux belles filles qu’on voit à certaines premières prendre la pose pour les photographes avec Guylaine et l’homme qui partage sa vie depuis deux ans, Christian, « qui n’est pas du métier », précise chaque fois Guylaine.

Julianne et Marie-Ange regardent Unité 9, dit leur maman, même si, au début de chaque épisode, Radio-Canada avertit les téléspectateurs que le contenu pourrait choquer. « Elles voient des affaires bien pires que ça… Elles écoutent l’émission, mais pas avec moi. Elles ont besoin de cette distance. Marie-Ange, la plus jeune, est moins assidue. Mais sa grande sœur l’enregistre et la visionne, seule. Après, de temps en temps, elle vient me voir dans ma chambre et me dit : “Ouais, t’étais bonne, m’man.” Je ne les force pas à regarder ce que je fais. » Les deux filles n’ont jamais vu La petite vie, à des années-lumière d’Unité 9, télésérie loufoque au succès historique qui a lancé Guylaine au milieu des années 1990. « Si elles veulent découvrir mon travail plus tard, libre à elles. »

Faire une scène
L’effervescence du plateau baisse de plusieurs crans, alors que monte une certaine tension. On s’apprête à tourner. Le régisseur lance d’une voix forte :

« Stand-by pour une prise partout.
Les moteurs sont demandés, merci.
C’est cadré, messieurs.
Attention, dans 3, 2, 1, action ! »

Photo: Lawrence Arcouette

Photo: Lawrence Arcouette

À vue de nez, je compte 25 personnes disséminées dans un coin circonscrit de la prison. Chacune a son rôle, sans compter les comédiens : réalisateur, scripte, accessoiriste, assistants de ceci et de cela, techniciens, d’autres encore qui vont et viennent… Une équipe de tournage, c’est comme une grosse bibitte à plusieurs têtes. Et quand débarque un corps étranger, sans fonction officielle autre que fouiner en prenant des notes, il se sent vite comme le proverbial éléphant dans le magasin de porcelaine, même s’il cherche les craques du plancher pour y disparaître.

Chez Aetios, on n’a pas choisi la journée pour notre passage au hasard. Assister au tournage dans « l’appartement » de Marie ? La voir en interaction avec ses colocs prisonnières, la provocante Shandy (Suzanne Clément, fabuleuse) ou la touchante Suzanne, « Madame Pilules » (Céline Bonnier, méconnaissable) ? Im-pos-si-ble. Car l’espace de l’unité 9 est trop restreint. Même les acariens sont personæ non gratæ. Au moins, en suppliant un peu, j’aurai la permission d’interviewer Guylaine, le temps d’une pause, dans sa chambre de détenue.

En attendant de jaser un brin, la comédienne doit travailler. La première scène – toute simple – a été mise en boîte rapidement. Les deux suivantes (« Normand, Georges et Martin discutent sécurité au concert. Marie attend » et « Martin essaie d’embarrasser Normand. Normand ne regarde pas Marie ») exigeront plus de temps. Les comédiens recommenceront 1 fois, 2 fois, 5 fois, 10 fois, sous divers angles de caméras et pour de multiples raisons. Quelqu’un bafouille, un autre oublie une réplique. Guylaine referme la porte trop fort en entrant dans la salle. Les caméramans changent de position dans la pièce pour qu’au montage on puisse avoir différents plans : rapprochés, de dos, de côté. Il y aura aussi une prise effectuée de la fenêtre au-dessus de la porte, pour une vue en plongée. En résumé, deux scènes qui feront moins de trois minutes à l’écran demanderont une heure de tournage. Quelques jours plus tard, quand je raconterai ces nombreuses prises à la vedette d’un téléroman très populaire sur une autre chaîne, elle lancera, un peu jalouse : « Je comprends pourquoi Unité 9, c’est si bon ! Ici, on tourne une fois et, à moins d’une grave erreur, c’est tout. »

Pourtant, Unité 9 n’a pas le budget des séries dites lourdes, comme Trauma, une autre production signée Aetios, ou encore Fortier, qui frisait le million par émission. « À 375 000 $ l’épisode, on peut parler de petit miracle », confiait à l’automne la productrice Fabienne Larouche au quotidien Le Soleil. Il y a un souci évident de qualité pour ce téléroman aux murs (et au casting) en béton, et non en carton.

Une salle de conférence occupée... Photo: Lawrence Arcouette

Une salle de conférence occupée… Photo: Lawrence Arcouette

L’anti-diva
« Quand une personne qui n’est pas du métier vient voir un tournage, j’entends toujours le même commentaire : “Ouais, c’est pas très glamour” », dit Guylaine, enveloppée dans son peignoir bleu. En effet. Oubliez Hollywood où, à en croire les rumeurs, elle se réchaufferait dans une doudoune en chinchilla. La star d’Unité 9 n’a pas d’assistant personnel ni de chaise pliante avec son nom gravé sur le dossier. Si on lui apporte un café, ce n’est pas (seulement) par déférence pour son rang, mais parce qu’elle ne peut pas quitter le plateau. Bien sûr, il faudrait être aveugle pour ne pas remarquer les petites attentions dont elle est l’objet.

Une bonne partie du boulot de comédien réside dans l’art d’attendre entre deux prises. Question de retrouver le fil de son personnage de détenue à la tête dure dès que résonne le mot « Action » pour répéter, répéter et répéter encore sur le même ton fâché-déçu : « Il m’a pas regardée une seule fois. C’est comme si j’existais pas ! »

Certains acteurs campent dans leur bulle pour ne pas perdre leur concentration. Guylaine ? Elle narre une visite chez le tatoueur avec sa fille aînée (« Le gars avait l’air normal, jusqu’à ce que je remarque qu’il avait des cornes dans le front ! »), elle taquine un technicien, joue même la diva hautaine et laisse glisser sa pelisse bleu poudre en marchant pour que quelqu’un la ramasse.

Évidemment, Guylaine Tremblay est l’antithèse de la diva. Ce n’est pas un scoop, tous les journalistes qui la rencontrent le soulignent : « Elle est d’une gentillesse exquise avec le personnel du restaurant où se déroule l’entrevue… une modestie absolue… une fille vraie », « On la voudrait comme amie, car on s’amuserait follement », « J’ai vraiment l’impression de discuter avec une vieille copine. »

Je peux donc vous le confirmer : sur un plateau, au resto et même en tête à tête improvisé sur un lit de prison, elle est gentille, modeste, vraie, amicale, fofolle, etc. Des qualités humaines qui sautent aux yeux en personne et crèvent l’écran en HD. D’après les sondages de popularité, elle est la comédienne chouchou des Québécois, une affirmation corroborée par le nombre record de trophées « prix du public » MetroStar et Artis reçus au fil des ans. Une  collection qui, c’est écrit dans le ciel, s’enrichira grâce à Marie Lamontagne. « Oui, j’ai un rapport particulier avec les gens. C’est difficile d’expliquer pourquoi. Les rôles, peut-être. Ce que je suis, ça vient de la façon dont mes parents m’ont éduquée. Je ne me considère pas plus, et pas moins, que les autres humains. » Elle l’affirmait d’ailleurs dans nos pages, en novembre 2007, soucieuse d’abolir la frontière entre la « veudette » et les autres : « Quand vous nous regardez, dites-vous bien que c’est vous que vous regardez. »

6 h du matin. La chef-coiffeuse Ginette Cerat-Lajeunesse transforme Guylaine en Marie. Photo: Lawrence Arcouette

6 h du matin. La chef-coiffeuse Ginette Cerat-Lajeunesse transforme Guylaine en Marie. Photo: Lawrence Arcouette

 

Le mystère du jeu
Retouche maquillage pour Guylaine. Par souci de réalisme (en prison, le rouge à lèvres est un luxe, et la crème antirides, un fantasme…), les détenues d’Unité 9 affichent un look « naturel » hautement travaillé. Seule la teinture a été acceptée, à la demande générale des prisonnières, m’a-t-on glissé entre les barreaux. « On se fait maquiller, mais c’est pour se faire “déconstruire” : des cernes, des ombres dans le visage… Quand je me suis vue dans les premiers épisodes, j’ai crié : “Oh my God ! C’est quelque chose.” Je pensais qu’on allait m’arrêter dans la rue en disant : “Madame Tremblay, vous faites dur dans votre émission !” Au contraire, à ma grande surprise, ce que j’entendais, c’est : “Vraiment terrible ce qui vous arrive dans Unité 9 !” Pas un mot sur mon apparence. »

Guylaine Tremblay a eu 52 ans le 9 octobre. Elle n’en fait pas un secret ni une maladie. Elle en a d’ailleurs déjà parlé dans nos pages (juin 2012). « Je n’ai jamais eu de problème à dire mon âge ; de toute façon, les gens qui veulent le savoir vont le trouver sur Internet. En fait, je ressens de la fierté d’être encore là, j’ai déjà perdu des gens plus jeunes que moi. Je suis en santé, en pleine possession de mes moyens, je vois ça comme une richesse. »

Un peu plus tard, quand nous serons seuls (avec le photo­graphe Lawrence Arcouette) dans la cellule de Marie Lamontagne, un décor encore lourd de sens pour elle (« c’est le manque d’intimité que je trouverais insupportable… »), Guylaine aura l’occasion de revenir sur ce rôle d’une richesse formidable écrit pour elle par Danielle Trottier. Un personnage qui l’amène sur des voies encore inexplorées, physiquement entre autres. « J’ai aujourd’hui l’humilité nécessaire pour jouer Marie. Jouer dans l’abandon de l’âme. Plus j’avance dans ce métier, moins je suis capable d’en parler, et plus je m’aperçois qu’il y a une part mystérieuse dans ce que je fais. Plus jeune, j’avais plus d’explications [rires] et peut-être moins d’humilité. »

Photo: Lawrence Arcouette

Photo: Lawrence Arcouette

 

Unité 9 comporte des moments forts, à la charge émotive très élevée. Ainsi, dans le premier épisode, Marie résiste violemment à son embarquement dans le panier à salade. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, ce genre de scène n’est pas le plus difficile à tourner. Enfin, pas pour Guylaine Tremblay. « Les scènes au téléphone, quand je parle à ma fille ou à ma sœur, ça, c’est pas évident à faire. Parce qu’elles ne sont pas là, que je ne les entends pas. Je ne peux pas compter sur leur énergie. Il faut que je fasse un travail supplémentaire. Je dois travailler pour deux. »

Oui, Marie Lamontagne lui en fait vivre de toutes les couleurs. Dans le sixième épisode, alors qu’elle sort du « trou », la cellule d’isolement où elle a été envoyée à cause des manigances de Jeanne la tatouée (interprétée par une nouvelle venue, Ève Landry), Marie revient dans l’unité 9. « Le scénario disait : “Elle s’assoit avec les autres filles à la table de cuisine sans dire un mot, on lui sert une assiette et elle se met à pleurer.” Je suis incapable d’expliquer ce qui s’est passé. C’est un mystère. Je me souviens que j’ai senti comme une chaleur… Plus je vieillis dans ce métier, plus j’ai envie d’une vérité lumineuse quand je joue. Les gens le ressentent. Il n’y a plus de filtre entre ce qu’on veut donner et ce qu’ils reçoivent. Parce que je m’abandonne. Je n’aurais pas pu le faire à 35 ans. »

Le régisseur est venu la chercher. Juste avant qu’elle ne m’abandonne dans sa chambre de l’unité 9 pour tourner une scène dans la chapelle, je lui ai demandé ce que nous réserve la deuxième partie des aventures de Marie Lamontagne. « Je ne peux rien dire. Même ma mère n’en sait rien. »

Suite, donc, le mardi 8 janvier.

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