Le matin, dans votre miroir, que voyez-vous ? L’animateur, l’auteur, le comédien, le producteur ?
Louis Morissette J’aime penser que je suis d’abord un auteur. Je suis devenu producteur pour avoir plus de contrôle sur ce que j’écrivais. Avant, je voulais beaucoup jouer, maintenant, je suis trop occupé, j’y vais seulement quand j’ai un vrai gros coup de cœur.
Éric Salvail Moi, je suis d’abord animateur.
Louis Toi, tu es d’abord une vedette. Comme Véro…
Éric C’est notre rôle d’animateur qui fait qu’on est devenus des vedettes. Animer, c’est ce que je voulais faire quand j’étais ti-cul. Je ne pourrai jamais abandonner ce rôle. Je suis devenu producteur parce que, en voyant aller la production, particulièrement celle d’Occupation double, je me disais que j’étais capable d’en faire autant.
Louis Pour moi, le déclencheur a été le Bye bye 2008. Le producteur gardait toute l’information pour lui et, à tout bout de champ, je me faisais dire qu’il n’y avait pas d’argent. Mais les sous n’allaient pas aux endroits où je les aurais mis. Quand tu as toutes les données, tu peux décider. Ce comédien-là, je vais lui proposer tel cachet parce que j’ai vraiment besoin de lui, alors que cette chanson ou ce décor-là ne sont pas si importants…
Éric Je pense que, à une époque, des producteurs se payaient très bien merci. Si on te donnait 100 $ pour produire un show, tu pouvais en mettre 90 dans tes poches et 10 à l’écran, personne ne vérifiait. Aujourd’hui, on n’est pas dans la misère, mais on a des comptes à rendre. Comme animateur-producteur, je réinvestis beaucoup dans mon émission. Parce que je veux le meilleur.
« Eh, ce serait le fun avec des choristes et trois ou quatre danseuses. On va couper ailleurs. On mettra moins d’invités à la prochaine émission. » Mais la semaine suivante, évidemment, je veux autre chose. Alors, finalement, ce n’est pas tellement pour faire de l’argent, mais pour décider de ce que l’on fait avec. Et si tu en perds, au moins tu as fait quelque chose
dont tu es fier.
Louis L’argent, il faut en avoir fait un peu pour réaliser que c’est le pire guide au monde. Quand tu fais des affaires pour le fric, tu n’es jamais heureux en fin de compte. Pour moi, c’est la création qui mène. Ce n’est pas tant pour faire plus d’argent que pour éviter qu’il soit pris par quelqu’un que je n’ai pas vu tout le temps de la production. Si je n’avais rencontré que des producteurs impliqués et respectueux des créateurs, je ne serais peut-être pas devenu producteur.
Éric Parce que ça vient surtout avec des problèmes. Ça, les gens l’oublient. « Ils font de l’argent, les producteurs. » Oui, mais qu’est-ce qu’on travaille !
Éric, à ton avis, quel est le meilleur coup de Louis le producteur ?
Éric Endurer Véro ? Ah non, ça c’est pas comme producteur…
Louis Pour Éric, c’est En mode Salvail. Facile à dire aujourd’hui que ça allait marcher. Un talk-show de fin de soirée, on aime ça au Québec. Mais j’ai eu peur pour lui au début. Amener le monde devant la télé à 22 h quand, maintenant, il y a des gens dans le trafic dès 5 h 45 le matin, ce n’est pas évident. Il a bâti sa case horaire grâce à son travail acharné. Qui est à la fois l’une de ses plus grandes qualités et l’affaire la plus désagréable chez lui.
Éric Je n’aime pas le mot acharné. Je préfère déterminé. Ou motivé…
Louis Déterminé, motivé, acharné, fatigant, des variations sur un même thème. Quand tu lui dis non, il te harcèle ! Tu finis par dire oui pour ne plus l’entendre. Mais ça le sert.
Éric Je trouve fabuleuse l’affaire que Louis a montée avec ses partenaires. Son meilleur coup : le Bye bye 2010. Ça prenait un front de bœuf pour revenir après la controverse de 2008. Le Bye bye, c’est probablement le show le plus prestigieux de la télévision. Et le plus casse-gueule.
Louis Je prends le compliment. J’avais accepté de le faire pour exorciser la chose… Et après avoir livré la cassette, j’ai pleuré dans la voiture jusqu’à la maison. J’étais exténué, brûlé, nerveux. Je me disais : « Ah là, c’est fini, je ne peux plus rien faire. »
Le plus difficile comme producteur ?
Louis C’est un business très fragile. Tu es toujours à deux mauvaises nouvelles de devoir licencier du monde. Et puis, il faut être dans de petites et grandes décisions tout le temps. Tu arrives au bureau et il y a une parade devant ta porte ; tout le monde arrive avec sa question. Et tu prends des décisions…
Éric … toutes les quatre secondes !
Louis Oui, oui, non, à gauche, à droite, plus haut, plus bas, pas sûr, reviens… T’arrêtes deux secondes pour écouter ton instinct. Mais il y a des fois où tu fermes la porte et tu sais que tu n’es pas trop sûr de ton coup. L’autre aspect que je trouve difficile : les ressources humaines. Les chicanes dans le bureau, la fille qui tombe enceinte, t’es content pour elle mais en même temps…
Éric Ça te met dans la m… !
Parlons du téléspectateur québécois…
Louis Il veut être surpris. Il veut être amené ailleurs. Mais je le trouve sous-stimulé. Nos décideurs ont vraiment peur que le téléspectateur ne suive pas. Ça donne donc une télé assez conservatrice, et on perd du monde. Plus audacieux, on en perdrait peut-être moins.
Éric À TVA, je leur disais que ce serait bien avec 10 % plus d’audace. Surtout en variétés, où l’on a souvent peur de son ombre. À V, ils sont déjà plus audacieux. Quand je suis arrivé avec Les recettes pompettes, des gens se sont élevés contre l’alcool à la télé. Mais mon diffuseur a foncé. Et les téléspectateurs ont suivi.
Louis Des shots comme celle-là, il n’y en a pas assez à mon goût. Les maudits réseaux sociaux… Il y a toujours une Claudette pour pogner les nerfs. Et ça ébranle le diffuseur. Mais les gens qui sont contents ne prendront pas 15 minutes de leur vie pour écrire une bêtise – avec trois fautes de français. Des gens qui ne comprennent pas ou qui n’aiment pas, il y en aura toujours. Il faut arrêter d’être ébranlé par 1 % de la population. Moi, j’ai cessé bien vite d’espérer pouvoir faire l’unanimité.
Éric Je regarde beaucoup la télé, et je trouve qu’on est quand même choyés au Québec. C’est certain qu’en Europe, ils font des shows formidables. Mais, avec leur seul budget d’éclairage, moi, je dois faire toute ma saison ! Notre production est assez unique, compte tenu de l’argent et du marché qu’on a. Surtout si l’on compare aux Canadiens anglais, qui n’ont que la télévision américaine…
Le business de la production a beaucoup changé. Il y a 20 ans, il n’y avait pas autant de producteurs privés.
Louis La principale raison est d’ordre fiscal : le producteur privé bénéficie d’un crédit d’impôt auquel le diffuseur qui produit lui-même n’a pas droit. Il lui manque donc toujours un certain pourcentage de financement. Sinon, une boîte comme Québecor ferait de l’intégration verticale et produirait tout à l’interne. Mais je pense que le public est mieux servi comme ça. Pour la diversité, d’abord, et parce que les artistes producteurs…
Éric … se mettent à la place du monde. Ma plus grande qualité en tant que producteur, c’est que je suis téléspectateur. Je prends des décisions pour mon émission en pensant que les gens vont aimer ça. C’est toujours ma référence numéro un. J’ai une proximité avec le public, Véro a ça aussi, toi également. Je lis tous les commentaires, j’entends tout ce qui se dit et je me mets à la place des gens qui regardent. C’est comme ça que je bâtis tous les shows…
Louis Il y a moins de comptables et plus d’artistes.
Éric Une boîte produit plein d’émissions, et le producteur, en haut, ne sait même pas qui anime son émission de cuisine ! Il ne peut pas avoir un aussi grand intérêt que moi qui produis En mode Salvail. C’est ma face qui est là. C’est sûr que je mets toute mon énergie là-dessus.
À voir: La rencontre entre Louis Morissette, Éric Salvail et l’équipe du magazine.
Est-ce qu’un jour vous ne serez plus devant la caméra, mais seulement derrière ?
Éric Je vais être en avant aussi longtemps que les gens vont en avoir envie. Quand je suis sur mon plateau, je voudrais que ça n’arrête jamais : je me sens dans mon élément. Mais comme producteur aussi. En ce moment, je produis pour VRAK une émission avec un jeune humoriste. Et j’y mets tout mon cœur, parce que je veux que ça marche pour lui… Je vais au tournage, je l’aide. Peut-être qu’un jour, un aspect va être plus fort que l’autre. Mais en ce moment, l’équilibre que j’ai me satisfait.
Avez-vous un fantasme de producteur ? Louis, tu viens de coproduire ton propre film…
Louis Oui. Le cinéma est un autre monde à infiltrer, c’est plus long. On va y aller tranquillement. Je vais produire des films, c’est une certitude. Et des spectacles sur scène. Mon fantasme serait de développer un format qui aurait une longue vie à l’international. J’y ai goûté, je suis allé faire Le verdict en Allemagne et au Liban. J’ai adoré ça. J’aurais aimé que ce soit le début d’une affaire dans 12 ou 15 pays, mais ce n’est pas encore le cas. Mon partenaire s’en va en Russie pour C’est ma toune au mois de mai. On va voir…
Éric J’aimerais produire plus de shows où je ne suis pas à l’antenne. Produire et animer, c’est intéressant mais, en même temps, il y a une dichotomie entre les deux… Le problème, c’est qu’il y a peu de gens capables d’animer. Véro, Salvail, Patrice L’Écuyer, ils sont occupés ! On cherche, il n’y en a pas. On sous-estime le métier d’animateur. Certains, comme Véro, ont un talent naturel. Mais ce n’est pas donné à tout le monde. Il y a beaucoup de travail derrière ça. Alors, si je pouvais former des animateurs, ça me rendrait heureux.
Avez-vous du fun ?
Louis Beaucoup. Sinon, je ne travaillerais pas autant. Ça crée un déséquilibre, mais, en ce qui me concerne, il est assumé et je ne voudrais pas le changer.
Éric Ton déséquilibre est pire que le mien, parce que tu vis avec une « personnalité » dont je vais taire l’identité. Donc, ça ne s’arrête pratiquement jamais.
Louis Je ne le ferais pas pendant 40 ans, mettons. Il va arriver un moment où je vais essayer de relaxer, sauf que, présentement, la passion est plus forte que l’envie d’arrêter.
Éric C’est plus fort que tout. Et je pense qu’on devient homme d’affaires parce qu’on a ça en soi. J’aime créer, produire et avancer. J’aurais pu avoir un dépanneur, ou un commerce de nettoyage, mais il était certain que je serais dans les affaires. Il y a cependant un déséquilibre. Tu ne peux pas aller voir la Grande Barrière de corail (en Australie) en deux jours. Il me faudrait arrêter trois semaines, un mois. Et je me demande quand je vais le faire, parce que je ne veux pas attendre d’avoir 75 ans non plus. Dans 10 ans, à 55 ans, j’aurai probablement un autre discours.
Louis Je suis capable de dire où je vois Véro dans trois ans, dans cinq ans, comment on va bâtir ses choses. Pour moi, j’ai du mal parce que je suis plus intempestif. Je me méfie du moment où je vais me tanner et tout sacrer par-dessus bord. Je dirais que, dans 10 ans, ma boîte de production va être le nouvel acteur important dans le monde du cinéma. On va faire de la fiction, on va exporter notre stock dans le monde entier. Et on aura acheté Salvail & Co aussi.
Éric Combien as-tu dans tes poches ?
Louis Tu ne prends pas les chèques ? Viens travailler chez nous. On va gérer tes affaires. Toi, tu feras de la création et tu vas être partenaire de tous les shows que tu développes.
Éric Dans 10 ans, peut-être que c’est moi qui aurai acheté Louis…
Leurs entreprises
KOTV
3 associés, 20 employés et une centaine de contractuels
3 secteurs d’activité :
KOTV a 19 productions en cours, dont Lemieux 24/7, Med et Les détestables.
KOSCÈNE produit, entre autres, Le dîner de cons, Les Morissette, American Story Show.
KO24, la nouvelle filiale cinéma, démarre ses activités en coproduisant (avec Les Films Christal) Le mirage.
Salvail & Co
Éric Salvail, actionnaire unique, 7 employés et une centaine de contractuels
Productions aux chaînes V, Canal Vie et VRAK :
Les recettes pompettes (concept nouvellement vendu en France)
En mode Salvail
Ce soir tout est permis (coproduit avec Attraction Images)
Encore sous la garantie (à partir de juin prochain…)
Le trou dans ma tête (documentaire)