Entrevues

Janette n’a pas écrit son dernier mot

On ne la présente plus, et on l’aime avec un grand A. Janette Bertrand nous a ouvert sa porte, a déballé ses souvenirs et parlé de son besoin viscéral : écrire, encore et toujours.

Louise Savoie

Madame Bertrand est un monument, mais ne le lui dites pas. « Janette n’aime pas l’image, ça lui fait penser aux pigeons », m’a indiqué son attachée de presse après l’interview. Oups. Si j’avais su… Car l’entrevue a commencé ainsi :

« Janette, le Salon de la femme vous a élue Femme du siècle en 1990. Vous avez reçu tous les trophées possibles, cumulé tous les honneurs. Les sondages l’ont affirmé : vous êtes l’une des personnalités québécoises les plus admirées de tous les temps. Bref, vous êtes un monument. Ce n’est pas lourd à porter?

– Non, je n’y pense jamais. Je ne marche pas sur le trottoir en me disant : “Je suis un monument.” Je ne suis un monument ni pour mes enfants ni pour mon chum, et je suis une mamie pour mes petits-enfants. »

Elle n’a pas levé les yeux au ciel ni chassé de la main un pigeon imaginaire. Sans doute est-elle habituée à ce que quiconque la rencontre pour la première fois la regarde comme une page d’histoire en 3D : celle de l’affranchissement de la Québécoise, libérée du joug de l’Église et de sa dépendance à l’Homme avec un grand H.

À 87 ans, l’arrière-grand-mère qui a « déniaisé le Québec », pour citer Guy A. Lepage (un mégafan), persiste et signe un troisième roman, Lit double (Libre Expression). Livre qui n’est pas passé inaperçu : l’auteure a été emportée par un ouragan médiatique à décoiffer Guy Laliberté (autre fan). Quelques jours avant notre tête-à-tête matinal dans son appartement haut perché du centre-ville de Montréal, Nathalie Petrowski et Michel Jasmin m’avaient précédé sur la même chaise à la même table collée à la même fenêtre. Table où j’ai savouré un scone maison (« Je l’ai fait il y a trois jours, il est un peu sec, non? ») et dégusté sa conversation. « J’aime ça, faire la promotion, a-t-elle dit, l’oeil brillant et le cheveu impec. Mais j’ai hâte que ça arrête. » Pour se reposer? « Pour pouvoir retourner à mes personnages. Cet après-midi, je n’ai rien à l’agenda, je vais les retrouver. » Madame Bertrand parlait des nouveaux personnages, ceux qui hantent le quatrième roman qu’elle a commencé et qui comptait déjà, à la fin d’avril, une cinquantaine de pages. « Et ne me posez pas de questions : je n’en parle à personne, sauf à mon éditrice. »

Janette a toujours écrit. Par nécessité. « J’étais quelqu’un qui ne parlait pas. Je vivais dans une famille de garçons qui, eux, avaient la priorité comme c’était le cas à l’époque. Je me taisais, mais j’avais besoin de dire des choses : je les racontais dans des histoires. À 12 ans, j’ai écrit un roman dans un cahier brun que j’ai toujours caché, dans lequel je disais que ma mère n’était pas ma mère, que ma vraie mère était une gypsy, que j’avais été enlevée… »

Elle l’a dit et redit : sa mère ne l’a pas aimée. Et son père? « C’était un commerçant de la rue Ontario qui n’avait jamais lu un livre de sa vie. Quand je lui ai demandé d’aller à l’université, il m’a répondu : “T’as pas besoin de ça pour changer les couches!” »

Elle y est allée, pourtant, quittant l’est de la ville pour les hauteurs du mont Royal, où venait d’emménager l’Université de Mont­réal. « J’étais inscrite en études littéraires. Il y avait très peu de filles, c’était pendant la guerre. Eh! que je suis vieille, non? Quand je parle de ça – jamais je ne parle de mon enfance –, mais quand on m’interroge, on dirait que je parle d’une autre personne. »

Non seulement elle a toujours écrit, mais elle a été publiée très tôt (à compte d’auteur). Sa page Wikipédia l’ignore, mais son premier livre, un recueil de poésie, date de 1945. « Chez le même éditeur que Bonheur d’occasion, de Gabrielle Roy, publié la même année », précise-t-elle, pas peu fière, en ajoutant : « J’en ai vendu 2 000. »

Vous en avez encore des exemplaires?

Elle a ri. Elle a le rire facile, franc. « Je vais aller vous le chercher. » Elle a marché très vite vers une bibliothèque, le dos courbé car elle n’avait pas sa canne, et est revenue aussi rapidement, un livre entre les mains : Mon coeur et mes chansons, signé… Janette Bertran. Où est le « d »? « La soeur directrice de la Jeunesse étudiante catholique s’appelait Jeannette Bertrand, elle était connue à l’époque. J’ai écrit mon nom autrement pour que personne ne se méprenne. »

Ce livre n’avait jamais été ouvert, plusieurs des pages étaient encore attachées ensemble. Janette a trouvé l’un de ses poèmes préférés et me l’a lu :

Attente
La vie est-elle si morne, si décevante
Qu’il faille attendre
Toujours attendre ?
Tenir le bonheur au bout d’un fil
Et passer sa vie à tirer sur le fil ?
Le ciel est gris et ennuyeux.
J’attends.
J’attends quoi ? Tout.

Long soupir. « Une oeuvre de jeunesse. Je pense que ça ferait des bonnes chansons. » Je lui ai suggéré de les envoyer à Céline (qui a déjà chanté La berceuse, un texte de Janette Bertrand, sur l’album D’elles, en 2007). « Je ne sais pas comment juger ça… », a-t-elle répondu, plongée dans ses souvenirs, un coupe-papier à la main pour pouvoir feuilleter le recueil. J’étais complètement désespérée quand j’ai écrit ces vers, je vivais les angoisses d’une fille de 18 ans qui veut mourir. Je rêvais d’être aimée, mais ça marchait pas fort… »

Elle rêvait aussi de devenir grand reporter. Elle deviendra plutôt, par l’un de ces hasards qui ont été le sel de sa vie, courriériste du coeur, une sorte de grand reporter de l’âme humaine. « Quand on m’a offert cette chronique dans Le Petit Journal [hebdo populaire publié à Montréal de 1926 à 1978], j’avais 30 ans à peine. J’ai refusé ; j’étais bien trop jeune et, en plus, j’haïssais les courriers du coeur. Le directeur m’a laissé une boîte pleine de lettres : “Tu liras ça en fin de semaine.” J’ai tourné autour, commencé à lire une lettre, puis deux, et je n’ai jamais pu m’arrêter. C’était tellement… épouvantable. L’inceste, dans les campagnes, c’était la norme. Les jeunes homosexuels qui se croyaient seuls au monde… Alors, j’ai accepté l’offre, à condition que je puisse consulter des professionnels et que le journal publie les lettres telles quelles. »

En 2006, Johanne Sénéchal, candidate à la maîtrise en histoire de l’Université Laval, a étudié un échantillon de 271 lettres – la plupart écrites par des femmes – publiées dans la rubrique Le refuge sentimental tenue par Janette dans Le Petit Journal de 1958 à 1968. Parmi ses observations : « Loin de vouloir ramener les femmes “à l’ordre” en les incitant à la résignation et à l’acceptation, la courriériste se démarque de ses consoeurs en voulant plutôt leur ouvrir les yeux ; elle les amène à réfléchir et surtout à réagir. (…) Janette Bertrand ne renonce pas a` aborder des sujets tels que les femmes battues, l’alcoolisme, la sexualité ou encore la contraception sous prétexte que ce sont des “choses dont on ne parle pas” ou alors en le faisant pour les condamner. La chronique de madame Bertrand, à une époque où ces problèmes sont particulièrement dissimulés, offre à nombre de personnes la possibilité de soulager leurs souffrances. »

Janette tiendra le fort pendant 17 ans, jusqu’en 1969. « C’est mon fonds de commerce. J’y ai tout appris. » Et cela doit servir aux autres, dit-elle. C’est d’ailleurs écrit noir sur blanc sur la dernière page de Lit double : À mes lectrices et lecteurs, pour partager avec vous ce que j’ai appris tout au long de ma vie. « Quand on demande aux vieilles personnes si elles sont devenues sages, elles répondent : “Non, non, non”, parce que l’image de la sagesse, c’est quelqu’un qui prie avec son chapelet ou qui tricote. Mais si t’apprends rien en vieillissant, t’es nounoune. Moi j’ai compris des choses, entre autres, qu’un couple, c’est trois : lui, moi, et la relation. Si l’un des deux lâche la relation, elle va tomber. Si les deux travaillent à la relation, elle va marcher. Aussi simple que ça. Et c’est ce que raconte Lit double. »

Son passé de courriériste alimente sa plume dans tout ce qu’elle fait. Dans l’écriture des émissions Quelle famille! (1969 à 1974) et Grand-papa (1976 à 1979), toutes deux pour Radio-Canada. Et dans le choix des thèmes des 52 dramatiques d’une heure réunies sous le titre Avec un grand A (diffusées à Télé-Québec de 1986 à 1996, en partie rééditées en DVD en 2005) : la violence conjugale, aimer un prisonnier, marié et homosexuel, avoir un enfant malgré le père, la différence d’âge en amour…

Avec un grand A représente l’essence même de Janette. Un retour au petit écran l’enchanterait, sauf qu’elle ne croit plus au père Noël depuis au moins 1935. « Les boss de télé n’en veulent plus… » Alors, après ses deux romans précédents, Le bien des miens et Le cocon, écrits « peut-être dans le but d’être classée écrivain, mais là, je m’en fous », elle a décidé d’écouter son coeur. Avec Lit double, elle reprend là où elle s’était arrêtée à la fin d’Avec un grand A. « Moi, c’est l’histoire qui passe avant l’écriture, il n’y a aucune recherche de style. »

Le ton est donné dès l’amorce de Lit double :

La pluie tombe comme des clous depuis trois jours. Le potager est inondé. Clara sacrerait là légumes, petits fruits et clients pour se laisser tomber dans sa chaise berçante et brailler jusqu’à ce que mort s’ensuive.

« J’enseigne l’écriture dramatique à l’INIS (Institut national de l’image et du son) depuis 16 ans. Alors, je suis mes cours. Mon histoire est très bien construite. Je fais un plan. Car, avant de commencer, il faut savoir ce qu’on veut dire au monde ; avec Lit double, je voulais montrer que le bonheur à deux, malgré les crises, est possible. Tu ne peux pas écrire si tu ne sais pas où tu vas. Dans la vie, si tu ne sais pas où tu t’en vas, tu vas tourner en rond. Mon Dieu, je suis en train de vous donner mon cours… »

Elle qui a été journaliste se documente beaucoup avant d’écrire. Et Internet? « Pas pire. » Elle n’en revient pas d’avoir apprivoisé cette étrange bibitte qui la terrorisait. Mais elle reste madame Bertrand et, quand Janette veut savoir, parler pour parler vaut encore mieux que surfer pour trouver. « Surtout, je rencontre des gens. Pour l’histoire d’homosexualité dans Lit double, je suis allée manger avec Réjean Thomas. Je voulais savoir si l’homophobie était encore aussi grave qu’avant. »

Ses romans lui servent de courroie pour passer ses messages. Un exemple?

Pourquoi, en ce moment, cette glorification de la maternité? (…) Je réalise qu’il existe autour de la maternité un complot qui leurre les couples et les amène à fabriquer des enfants.

Ce sujet d’actualité interpelle la féministe en elle et la dé­range. « C’est rendu à un point où la femme se dit : “J’ai pas d’enfants, il me manque quelque chose. Tout le monde en a.” Ce n’est pas une raison pour avoir un enfant. »

De sérieuse, sa prose se fait coquine, aussi. Tout en recelant un zeste de poésie. Comme ici :

Et puis je débande. L’érection, ça dure pas assez longtemps. A-t-on jamais parlé de la tristesse du gars qui débande après l’amour?

Je lui ai lu la phrase, et elle a tant ri qu’elle s’est étouffée. Janette, où avez-vous été piger ça? « Dans ma tête, j’imagine. J’ai des idées partout, que j’écris sur des bouts de papier. Et, pour faire exprès, ça m’arrive souvent quand je fais pipi. »

« Je suis très disciplinée, a-t-elle ajouté dans le même souffle. Je m’assois et j’écris. Je suis une femme, j’ai toujours fait ça avec du bruit autour. À l’époque de Quelle famille!, je devais écrire 17 demi-heures pendant les deux mois d’été. Je travaillais sur le quai au chalet et j’avais trois jeunes enfants qui se baignaient et que je surveillais d’un oeil. Je criais : “Martin! pousse pas ta soeur!”, puis je terminais une scène. Si j’avais été un homme, ç’aurait été écrit sur la porte : Silence, papa travaille. »

Janette Bertrand? Une femme monumentale.

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