Entrevues

Juliette Binoche, la femme libre

À plus de 40 ans, l’actrice oscarisée ose danser sur les scènes du monde, poser nue dans Playboy et croire aux anges… Rencontre.


 


Sarajevo Film Festival, 2007 © Hidajet Delic/AP

La scène se déroule dans un passé récent. Le décor : le salon d’une suite immense perchée entre ciel et terre au centre-ville de Montréal. L’action : une vedette internationale de cinéma – veste et pantalon noirs, chemise blanche, tenue sobre mais terriblement chic – accorde des entrevues à la chaîne. Sa poignée de main est ferme. Son regard est un peu las. On la sent fatiguée. Flash-back. La veille, au Centre Pierre-Péladeau, à Montréal, dans le spectacle In-I, elle a tout donné, dansant à en perdre haleine en duo avec le Britannique Akram Khan. Un trip de star, madame l’actrice, ce nouveau dada que vous présentez partout dans le monde ? « Quand vous êtes en train de suer sur la scène, le trip, il passe très vite… »

Je fais oui de la tête, l’esprit ailleurs : je ne suis pas venu rencontrer une femme qui, à la surprise générale, à 44 ans, a un jour décidé qu’elle voulait danser de Paris à Montréal et de Pékin à New York avec l’un des meilleurs danseurs et chorégraphes actuels. Les critiques ont applaudi son « courage »… tout en exprimant des réserves devant le résultat. Les spectateurs, eux, qu’ils soient français, québécois ou pékinois, ont accouru en masse voir l’illustre comédienne en chair et en os. Celle qui les a bouleversés, séduits, troublés, fait rêver. L’une des plus formidables actrices internationales qui soient, et qui a, sur le manteau de sa cheminée, un Oscar pour le prouver. C’est pour cette femme-là que je suis ici.

Pendant qu’elle parle, je la regarde. C’est un privilège d’approcher un visage renommé pour avoir incarné au cinéma tant de femmes différentes. Julie, qui a perdu mari et enfant dans un accident d’auto (Trois couleurs : Bleu). Anna, amoureuse du père de son petit ami (Fatale). Pauline, qui attrape le choléra au XIXe siècle (Le hussard sur le toit). George Sand, l’écrivaine amante d’Alfred de Musset (Les enfants du siècle). Tereza, serveuse photographe dans le Prague de 1968 (L’insoutenable légèreté de l’être)…


 


Mauvais sang, de Léos Carax, 1986 . © Collection Cinémathèque québécoise

Un visage célébré aussi pour sa joliesse. En personne, sans retouches au Photoshop ni éclairages sophistiqués, Juliette Binoche possède toujours cette beauté racée qui, conjuguée à un talent exceptionnel, l’a propulsée en flèche au faîte de sa profession. Bien sûr, pour revoir ses joues pleines et ses bras potelés, il faut louer Mauvais sang, tourné il y a un quart de siècle. La jeunesse éclatante a fait place à une maturité assumée plus ravissante encore, née d’une vie riche et pleinement vécue.

Impossible de ne pas aborder le sujet de l’âge avec elle, qui fait un film sur deux en anglais, qui est donc régulièrement aux États-Unis. C’est connu, Hollywood est sans pitié devant les rides, féminines surtout. « Moi, je n’ai pas fait de Botox, dit-elle en éclatant de rire. Je crois qu’il y a sur un visage des expressions qui, lorsqu’elles ont une histoire dans le temps, font qu’on peut lire sur un visage, parce que nous sommes des livres ouverts sur la vie. Notre visage, c’est le reflet de quelque chose. À partir du moment où on le change, où on l’abîme, où on le formate, pour moi, on est moins apte à faire son métier d’acteur. Ça m’attriste de voir ça parce que ça montre la peur. »

Celle de vieillir ?

« Oui. »

Et vous, vous avez peur ?

« Si j’avais une peur, ce serait d’avoir moins d’énergie, parce que c’est ça qui me propulse… Je crois que la responsabilité que j’ai, si j’en ai une, c’est de continuer à faire ce que j’aime, mon art, avec le maximum d’énergie que je peux donner. Et puis après, bien, on vieillit, on est moins beau, ça fait partie du jeu à jouer. On est beau autrement. Il faut l’accepter, sinon on n’est pas tiré d’affaire… »


 

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Juliette Binoche et Abderrahmane Sissako, au Festival de Cannes, 2009.
© Francois Mori/AP

Le moins qu’on puisse dire, c’est que, jusqu’à présent, Juliette Binoche se tire assez bien d’affaire. L’image positive et assurée qu’elle projette, le raffinement naturel qu’elle dégage, plus français que la tour Eiffel, tout cela ne pouvait que séduire Lancôme, dont elle est officiellement l’ambassadrice. Son association avec la multinationale du cosmétique de luxe remonte à 1995. Cette année-là, Juliette accepte un nouveau rôle : porte-parole du parfum Poême. « Quand Lancôme a proposé de renouveler mon contrat (en 1999), je me suis dit : Il faut que ça serve à quelque chose et à quelqu’un. Avec mon premier contrat, j’avais acheté une maison pour mes enfants et ma famille, je n’avais pas besoin d’une deuxième. » À la même époque, elle fait la connaissance de gens qui travaillent dans une petite organisation humanitaire française, l’Aspeca (Association de parrainage d’enfants au Cambodge). « Ils avaient plus besoin d’une maison que moi. Je leur ai remis les sous pour qu’ils en construisent une. » Aujourd’hui, à Battambang, la deuxième ville du Cambodge, un foyer pour orphelins porte son nom. De plus, Juliette marraine cinq enfants du pays.

Derrière l’actrice glamour qui pose sur les tapis rouges, il y a une femme complexe qui s’interroge à haute voix sur sa place dans l’Univers. D’ailleurs, elle glisse souvent le mot cosmos dans ses entrevues. Avec un sourire en coin, je lui en fais la remarque. Elle le prend un peu mal : « Il faut savoir qu’au-dessus de nos têtes il y a quand même des espaces absolument incommensurables, mais on a tendance à l’oublier, parce qu’on vit enfermés dans des boîtes à voitures et dans notre boîte appartement. On n’est plus en liaison avec l’immensité dans laquelle on se trouve, aussi bien dans le plus petit, dans les cellules, que dans le plus grand, dans les sphères, les galaxies qui nous entourent. C’est important de s’en souvenir, non ? »

Absolument. Et, justement, ça me rappelle que son livre préféré, qui ne la quitte jamais, a pour titre Dialogues avec l’ange. En Hongrie, en 1943, une jeune femme, Hanna, se met à dire des paroles étranges : elle se rend vite compte que c’est quelqu’un d’autre qui parle à sa place, un ange. Ces paroles seront retranscrites par une amie, Gitta. Hanna mourra dans un camp de concentration, mais Gitta, réfugiée en France, fera publier les « dialogues », devenus depuis un best-seller traduit en 20 langues. La rencontre avec cet ouvrage – il y a 20 ans, à une époque où l’actrice vivait des bouleversements personnels et professionnels – fut déterminante pour Juliette Binoche. Elle espère qu’un jour un film sera tourné sur les Dialogues – sa première réalisation, qui sait ? À un journaliste, elle a déjà raconté avoir offert ce livre à tous ses proches : « C’est devenu révélateur de ma relation avec eux. Avec certains, nous nous recevions cinq sur cinq. D’autres me fuyaient, comme s’ils découvraient que j’étais devenue folle ou fanatique. »


 

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Mais qu’on la prenne pour ésotérique ou mystique, Juliette n’en a que faire. Comme des qu’en-dira-t-on quand le désir lui vient de danser et de partir en tournée mondiale pendant deux ans. Elle a foncé, c’est tout. « J’aime être remise en question, et ça m’est nécessaire. J’aime désobéir… » Et surprendre. En 2007, l’édition française du magazine Playboy l’a contactée. Elle avait 43 ans. Elle a dit oui. « Au début, il ne s’agissait que d’une interview. Mais, ensuite, le rédacteur en chef est revenu à la charge : “Le directeur dit qu’il faut des photos de nus, sinon ça ne se vendra pas…” J’ai répondu : C’est un gros challenge que vous me donnez là, mais vous allez voir que je suis plus forte que votre patron ! » Pourtant, on l’a déjà vue à l’écran vêtue seulement d’un tout petit frisson… « Mais le cinéma, c’est différent, il y a un contexte, une histoire. Quand c’est nécessaire, comme la dernière fois dans Breaking and Entering (avec Jude Law), je n’ai pas de problème d’ego, même si ce n’est jamais facile. Je suis plutôt pudique de nature. » Elle a donc été croquée en costume d’Ève, mais selon ses directives : en mouvement dans un flou artistique… Et le numéro de Playboy s’est très bien vendu. Est-elle contente du résultat ? Grand sourire, à faire fondre ce qui reste de la calotte glaciaire. « Je m’en suis pas trop mal sortie. » 

Bio express
9 mars 1964 Naissance à Paris. Père sculpteur, mère comédienne. (Une mère qui trouve que sa fille a la démarche d’un garçon manqué, genre footballeur…) Hésite un temps entre devenir peintre ou actrice.
1985 Premier rôle important, dans Rendez-vous. Il y a des scènes osées… qu’elle joue avec aplomb. La critique s’emballe : une actrice est née.
1988 Premier film en anglais, The Unbearable Lightness of Being (L’insoutenable légèreté de l’être). « Je me suis mise à l’anglais assez tôt. Je ne voulais rester enfermée dans aucune frontière. »
1993 Naissance de son premier enfant, Raphaël. Le père, André Hallé, est scaphandrier professionnel.
1996 Oscar de la meilleure actrice de soutien pour Le patient anglais. La dernière actrice française à avoir remporté un prix d’interprétation aux Oscar était Simone Signoret, en 1960.
1999 Juliette, qui ne manque pas de Roméos, tombe à l’occasion amoureuse lors de tournages. Après Olivier Martinez (son partenaire dans Le hussard sur le toit), c’est l’acteur Benoît Magimel (son vis-à-vis dans Les enfants du siècle) qui craque pour l’actrice. Elle aura avec lui une fille, Hannah. Aux dernières nouvelles, son amoureux était le metteur en scène d’origine argentine Santiago Amigorena, qu’elle a connu sur le plateau du film Quelques jours en septembre (2006).
2009 Elle est engagée dans la défense de la diversité culturelle et des cinémas nationaux. Son nom, accolé à un projet, peut aider à son financement, et c’est un pouvoir qu’elle sait utiliser. Son prochain film, au budget modeste, sera tourné cet été par le cinéaste iranien Abbas Kiarostami. Ici, on verra l’actrice dès le 5 juin dans L’heure d’été, d’Olivier Assayas.


 

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