Entrevues

Kent Nagano

Lise Ravary en conversation avec le directeur artistique de l’Orchestre symphonique de Montréal.


 

Dans quel état d’esprit êtes-vous présentement ?
Je suis bien, je suis heureux, enthousiaste et très optimiste pour l’Orchestre symphonique de Montréal (OSM). Il commence à rayonner de manière vraiment impressionnante. C’est un des meilleurs au monde, un orchestre de classe internationale d’un point de vue concurrentiel. Et pas seulement pour la technique. Il a aussi des qualités d’exception comme sa personnalité, son caractère. L’Orchestre a gagné en confiance, ce dont il peut être fier.

Vous êtes directeur artistique de l’OSM depuis deux ans maintenant. Habitez-vous à Montréal ?
En fait, ma maison, c’est la salle Wilfrid-Pelletier. Je n’ai pas de résidence. C’est encore un projet, mais je vis ici et ma famille me rend visite. Elle partage son temps entre San Francisco et Paris. Ma fille, qui est pianiste, va à l’école à Paris, où habite son professeur de piano.

Vous avez grandi en Californie dans une famille un peu spéciale. Des gens instruits, presque des intellectuels, et fermiers de leur état.
Mes grands-parents ont quitté le Japon pour la Californie au XIXe siècle, pendant une grande période d’immigration aux États-Unis, avant la Première Guerre mondiale. La région où ils se sont installés était très fertile et leur rappelait les îles du sud du Japon. Mes parents ont pris la relève, à la ferme.

Au fil des ans, la ferme Nagano a eu la chance d’être prospère. Nous étions entourés de Suisses, d’Italiens, d’Allemands, de Français et de Portugais. Mais nous étions tous américains.

J’avais 16 ans en 1967, nous vivions non loin de San Francisco. Cependant, je n’ai pas connu la période Peace and love. J’en étais conscient, mais j’étais isolé à cause de l’influence relativement conservatrice de ma famille. Il y avait aussi le surf, les Beach Boys, mais moi je devais me concentrer sur l’Opus 101 de Beethoven pendant que je voyais des jeunes jouer au frisbee sur la plage. J’étudiais tout le temps. J’ai déjà senti que je passais à côté de quelque chose, mais j’en étais détaché. Je me sens plus « à la maison » au Québec aujourd’hui qu’en Californie dans les années 1960. Difficile à expliquer, mais c’est comme ça. Chez nous, il n’y avait pas de télé, mais mon père me faisait écouter le Metropolitan Opera à la radio sur son tracteur.

Quels sont vos projets ?
Je commence à découvrir le Canada. Avant de venir ici, j’ai lu plein de livres, mais il y a une limite à ce qu’on peut apprendre ainsi. C’est une fois au pays que j’ai vraiment compris le sens du mot wilderness [nature sauvage]. Je commence aussi tout juste à comprendre à quel point la culture canadienne n’a rien à voir avec la culture américaine. Je suis devenu un supporteur des Canadiens de Montréal. Je pense que je suis aussi en train de devenir un peu québécois. Cette nouvelle appréciation de ce pays m’amène à travailler à des projets comme celui de l’OSM au Nunavik dans le Grand Nord. Il y a aussi un projet avec Céline Dion, une artiste que j’admire beaucoup. Son talent est bouleversant.

Vous avez l’air cool avec vos cheveux longs. Vous avez même été mannequin pour Gap !
Sérieusement, je ne suis pas cool. D’ailleurs, l’équipe de l’OSM connaît la réalité. Je m’habille de la même façon et j’ai les cheveux longs depuis toujours. Il y a des périodes où tout le monde pense que c’est cool et d’autres où c’est le contraire : « Il n’est vraiment pas à la mode. » Pour ce qui est de Gap, une fois seulement, pendant les années 1980, on m’a demandé de participer à une campagne avec d’autres artistes et j’ai accepté.

Est-ce qu’on s’habitue à vivre une vie aussi extraordinaire que la vôtre ? Vous arrive-t-il de vous pincer en disant : « Wow, je suis Kent Nagano » ?
Je me dis plutôt que j’ai la chance d’être entouré de gens qui insistent pour que je reste moi-même. Ma femme et ma fille m’aident énormément. De temps en temps, j’ai besoin qu’on me rappelle que je ne suis pas le maestro à la maison. Ma femme me le dit plus d’une fois !

Y a-t-il un avenir pour la musique classique ?
Je suis optimiste, mais il ne faut pas tenir les choses pour acquises. Je crois au talent que je vois. Je crois que les gens, grâce à Internet, peuvent avoir accès à tant de choses qu’ils peuvent arriver, s’ils sont ouverts d’esprit, à un niveau de sophistication qu’on n’aurait jamais pu imaginer avant. Comme chef d’orchestre, je sais qu’il faut servir le public mais aussi lui proposer de faire des découvertes. Le nivellement par le bas, c’est très dangereux. Les gens sont intelligents. Je crois qu’il faut bien jouer les grands chefs-d’œuvre de la musique classique. Insister pour atteindre les plus hauts standards possibles. C’est comme ça qu’on communique avec le public.

Qu’est-ce qu’il y a dans votre lecteur CD actuellement ?
Un CD de tango qui m’a été donné par un monsieur qui a déjà joué avec Astor Piazzolla [grand maître argentin du tango] et avec l’OSM il y a quelques mois. Il s’appelle David Coleman. Je préfère les CD au iPod. Il y a une différence de son entre les deux.

Y a-t-il des artistes québécois que vous aimez à part Céline Dion ?
J’ai travaillé avec Robert Charlebois. J’ai emmené ma fille voir Starmania. Ce n’est pas le genre qui est important parce que dans chaque genre on trouve des artistes de qualité exceptionnelle. Et si je veux être au service de mon public, je dois savoir ce qu’il aime, ce qu’il écoute.

Quelle langue parlez-vous à la maison ?
La langue maternelle de ma fille, c’est le japonais. Mais nous parlons quatre langues : le japonais, l’anglais, le français et l’allemand. Mon japonais est très limité. Ma femme et moi, on s’est rencontrés en France et la langue de notre romance, c’est le français. Si nous parlons d’un sujet qui a trait à l’Allemagne, alors nous utilisons l’allemand.

NOTES BIOGRAPHIQUES
· Malgré ses yeux bridés, ses longs cheveux noirs déjà parsemés de gris, Kent Nagano est aussi californien que le surf qu’il pratique, aussi américain que le baseball dont il raffole et aussi montréalais que la sainte Flanelle qu’il porte désormais dans son cœur.

· En entrevue, il est un peu mystique. Il réfléchit longuement à ses réponses. Pendant ce temps, on admire son beau visage et ses longs doigts effilés. Il a de la grâce, du charme, du charisme.

· Il est né à Berkeley, en Californie, en 1951. Déjà ses parents s’occupent de la ferme d’artichauts du grand-père, victime d’un cancer. Kent Nagano n’a aucun contact avec le Japon avant l’âge adulte.

· Il est marié à la pianiste Mari Kodama, également d’origine japonaise. Ils ont une fille de 10 ans, Karin, pianiste comme sa mère et son père.

· Le chef de l’OSM dirige aussi, depuis 1978, l’Orchestre symphonique de Berkeley, sa ville natale, et il est le chef principal de l’Opéra d’État de Bavière, à Munich. La plupart des grands chefs dirigent plusieurs orchestres à la fois. Les Nagano passent beaucoup de temps en avion.

· On entend souvent dire que Montréal a de la chance d’avoir Kent Nagano à la tête de son orchestre symphonique. C’est sans doute vrai. Mais quand on lui parle, on comprend vite que lui aussi se trouve chanceux de pouvoir pratiquer son art parmi nous.

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