Entrevues

Kim dit merci

C’est devenu un rituel. Tous les 1er janvier, elle revoit l’année qui s’achève. Et dresse, pour elle-même, sa « liste de gratitude ». Cette fois, elle l’a fait un peu d’avance. Pour la partager avec nous…

Chaque début d’année, tout de suite après le coup de minuit, je m’assois pour ouvrir mon nouvel agenda et écrire.

Je conserve tous mes agendas comme s’ils étaient mon disque dur. Même si la description des rendez-vous ne tient jamais en plus de deux ou trois mots : « Hôtel Gold – directeur ; Jeanne – courges », etc. Souvent, je reviens en arrière et j’ajoute des commentaires sur des événements qui ont eu lieu quelques jours auparavant: « Festival du bonheur ; Quelle chance! ; Éloge du vide. » Donc, très rapidement, mes notes trop brèves m’embrouillent plus qu’elles ne m’aident à faire le bilan de mon année.

Or, je les garde précieusement parce qu’à la première page de chacun de ces agendas, il y a un texte qui résume ma mémoire émotive des 365 jours précédents.

La première fois que j’ai fait cet exercice, c’est une quinzaine de jours après avoir accouché. Mon nouveau-né dormait à côté de moi et mon mari, lui, se trouvait à des milliers de kilomètres. Nous travaillions à Saigon à ce moment, mais j’étais revenue à Montréal au septième mois de ma grossesse pour offrir à mon fils, non pas un lieu de naissance dans son passeport, mais un enracinement. Même si j’étais dans mon ancienne chambre, chez mes parents, jamais je ne m’étais sentie aussi étrangère. Ce sentiment provenait probablement du fait que je ne reconnaissais plus mes seins gorgés de lait, mon ventre traversé d’une cicatrice ni, surtout, ce nouvel être humain qui était moi sans être moi.

Alors, cette nuit-là, à minuit une, j’ai ouvert mon agenda pour compter le nombre de jours qui restaient avant mon retour à Saigon, avant le début d’une réelle « vie de famille » avec un lit de bébé, des photos des premiers sourires accrochés au mur et un mari devenu père.

Mais finalement, dans la lueur de la lampe de chevet, je n’ai pas compté les jours. Comme par lui-même, mon stylo a écrit le mot merci, suivi d’un deux-points. Puis le reste est venu, dans le désordre : merci à l’infirmière qui a installé un deuxième matelas pour mon mari pendant mon séjour à l’hôpital ; merci au boucher qui m’a offert des os de poulet pour mon bouillon ; merci pour les photos polaroïd de mon gros ventre prises par mon père tout intimidé ; merci pour le manteau d’hiver prêté par la fille d’une amie d’une cousine par alliance de ma belle-mère.

Je me suis endormie le stylo à la main sur ma longue liste inachevée. Le lendemain, le temps s’est remis à voler et moi, j’ai tenté de le rattraper, comme un enfant essayant de capturer le papillon qui lui fait de l’œil, qui le fait courir et, surtout, rire.

L’année suivante, à minuit une, le 1er janvier, j’ai eu la même envie de me retirer, d’ouvrir mon nouvel agenda et de remercier : pour le sandwich aux tomates partagé avec mon beau-père au bord du lac Saint-Jean ; pour le coup de main qu’un passant m’avait donné pour monter la poussette en haut d’un escalier ; pour la serviette froide qu’un cuisinier de rue de Bangkok m’avait mise sur le front après ma chute sur le trottoir, malgré mes efforts – deux mots en thaïlan­dais, trois mots en anglais, quatre mots en mime – pour lui dire que je m’étais cassé le sacrum et non le crâne…

Voilà comment c’est devenu un rituel. Pourtant, je suis de nature erratique. J’ai rarement des habitudes, seulement des obsessions. Je porte un vêtement à répétition jusqu’à ce que mon mari me dise : « Soit tu changes de kit, soit tu te trouves un nouveau cercle d’amis parce que là, nous avons fait le tour! » Je peux lire le même passage d’un livre pendant des semaines, le citant à tous ceux qui veulent bien m’entendre – et aussi aux autres – parce que je travaille à diffuser la beauté des mots qui flânent. Comme les témoins de Jéhovah qui propagent l’amour de leur Dieu. Mais mon intérêt dure rarement longtemps. Alors, loin de moi l’idée de prétendre adopter une habitude et la maintenir sur de longues périodes.

Cette année, j’ai tellement à écrire. Il y a d’abord l’évidence qui maintient mon équilibre, qui fait en sorte que la dernière phrase de chaque année reste la même : « C’était une merveilleuse année », « Quelle année fabuleuse », « Pourquoi ai-je droit à tant de bonheur? » J’essaie de varier, mais cette conclusion s’impose, année après année, depuis maintenant 12 ans. 

Cependant, l’évidence mise à part, il y a parfois des années où certaines personnes marquent la mémoire avec plus d’insistance.

En 2011, il y a eu monsieur Richard, concierge à l’école de mon fils. Je ne l’ai jamais rencontré. Pourtant, chaque fois que je prononce son nom, je regarde vers le ciel, car je crois que c’est de là qu’il vient. Il est un de ces anges gardiens qui, au quotidien, accompagnent mon enfant autiste. Monsieur Richard le laisse vider les poubelles avec lui, d’une classe à l’autre, dans la lenteur, dans ce qui rend l’humain si grand. Il le fait sans que personne le lui ait demandé. Il le fait sans rien demander en retour.

Donc, sans le savoir, il marquera la première page de mon agenda 2012.

Mes mercis 2011

…à celle qui m’a montré comment garder les aliments chauds toute une journée dans un thermos ;

…à la note qui a voyagé dans la salle de concert pour me faire voir le son pour la première fois ;

…aux chansons vietnamiennes qui tiennent compagnie à mon père pendant qu’il attend les autobus sco­laires de mes enfants ;

…à mon fils qui a choisi la carte postale Action, not protest pour me décrire ;

…à ceux qui m’ont attendue parce qu’ils m’avaient suivie sur le dos des mots, dans le souffle des espaces, en marge du temps ;

…aux coquelicots qui poussaient entre les rails de la gare, à Rome ;

…à Johanne, la directrice qui a fait des pirouettes pour que les chemins se croisent, que les gens se rencontrent et que mon fils puisse s’épanouir ;

…à la dame qui m’a arrêtée pour me raconter que son mari lui avait lu Ru pendant sa convalescence, après une greffe de cœur ;

…à celle qui me dit les choses telles qu’elles sont, sans me ménager ;

…au poissonnier chilien qui m’a fait découvrir le colin, ce poisson blanc qui me permet de faire le ceviche rêvé de mon mari ;

…à celui qui a dirigé mon regard vers l’écrivain Guy de Maupassant ;

…à l’amie qui fait des heures et des heures de route avec moi ;

…à mon mari et son coup de fil depuis Varsovie ;

…à ma mère, qui nourrit mes enfants pour que je puisse dormir cinq mi­nutes avant de reprendre ma course ;

…à celui qui anticipe mes désirs frivoles afin que je n’aie pas à les formuler, jamais ;

…aux traces de nuage qui traversent mon ciel.

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