Du plus loin que je me rappelle, il y a eu des livres autour de moi. Une très grande variété de livres. Ils ont fait partie de ma vie avant même que je sache lire. Tous les soirs, en rentrant à la maison, mon père lisait son journal. C’était sacré. Il y passait un temps fou, presque caché derrière les grandes pages déployées (comme on habitait Québec, c’était Le Soleil dans son ancien format).
J’avoue que le voir s’absorber autant devant des colonnes infinies tout en noir et gris me fascinait. C’est d’ailleurs dans une de ces pages de journal que j’ai compris que les signes serrés formaient des mots qui « disaient » quelque chose. Que lire, c’était écouter la parole de quelqu’un qui s’exprimait avec notre propre voix. Mes sœurs aînées et moi, on se chicanait pour obtenir la priorité de lecture des comics que je ne sais plus quelle boulangerie ou épicerie livrait en prime le vendredi. Je me souviens de nos débats et de l’argument final – et fatal – de mes sœurs : « Tu sais même pas lire ! » Et je trépignais en jurant qu’il est inutile de savoir lire pour regarder des dessins ! Ai-je besoin d’ajouter que j’ai appris à lire tôt ?
Quand j’y pense, savoir lire est probablement un des plus beaux cadeaux qu’on puisse s’offrir. Trouver son plaisir de lecture est un rare bonheur. Souvent, je prétends qu’il existe un livre pour chacun, même pour celui qui dit ne pas aimer lire. Un livre qui nous parle, qui ouvre un monde de réflexions d’une profondeur insoupçonnée, un livre dont les pages se tournent presque toutes seules, un livre qui ne nous donne pas l’impression de travailler quand nous le parcourons tellement il nous transporte et nous ressemble.
Quelque part dans l’immense bibliothèque mondiale formée de toutes les pages écrites à partir de milliers d’esprits créateurs, d’écrivains, il y a un livre qui vous attend et qui façonnera votre conception de la vie et votre rapport au monde.
Un livre, c’est un ami qui ne nous fait jamais défaut. C’est un allié pour les heures difficiles où des questions essentielles nous taraudent, parce que, bien sûr, on ne peut pas vivre intensément sans se poser certaines questions. Un livre, c’est un ailleurs, une évasion, une fuite, une fugue qui nous permet d’échapper au difficile tout en demeurant sur place.
Un livre, c’est un petit radeau de secours pour les tempêtes.
Un livre, c’est la nourriture du cœur pour les traversées arides.
Un livre, c’est un être humain qui nous parle, alors que la solitude nous étreint.
Peu importe les genres, les styles, les approches littéraires : il y en a pour tous les goûts et les goûts se forment et évoluent à mesure qu’on lit. Je connais des gens qui sont d’ardents lecteurs, même si leurs parents n’ont jamais ouvert un livre. Je connais de grands lecteurs qui se désespèrent de voir leur progéniture rester insensible aux joies de la lecture. Il ne faut rien forcer : lire est un plaisir, pas une contrainte. Il y a des livres qu’on ouvre trop tôt – rarement trop tard. Ces pages qui nous perdent, qu’on ne comprend pas totalement et qui nous donnent la désagréable impression de manquer d’intelligence… Mieux vaut les poser et y revenir plus tard, quand notre esprit aura trouvé sa disponibilité. Parce que c’est souvent l’ouverture d’esprit qui est en cause, et non pas la capacité de comprendre. Ou alors, le côté touffu de certains écrits.
Il y a des livres qui nous provoquent, qui nous dérangent, et il y en a qui nous ennuient… ceux-là ne sont pas pour nous, ils trouveront leurs lecteurs ailleurs. Il y a des poésies qui nous semblent hermétiques et dont le sens s’ouvre miraculeusement à la suite d’une passion, d’une épreuve, d’un silence. Chaque livre est une découverte, quelquefois surprenante et lumineuse, quelquefois douloureuse. Il y a des livres à la mission claire et définie : la description, l’apprentissage, la recherche, les témoignages… et il y a tous ceux qui offrent l’inattendu et l’inespéré. Je les aime tous. À chaque genre son moment, à chaque besoin son livre. Mais j’avoue que ce que j’apprécie le plus, c’est la surprise totale. Rien n’est plus excitant que la sensation d’être dans le « bon » livre, celui dont on avait secrètement besoin, celui qu’on espérait, presque à notre insu.
Parler de lectures fait surgir tant de souvenirs, tant de moments précieux arrachés à la frénésie de la vie. Quelquefois, un livre peut me ramener au moment précis où j’en ai fait la lecture. Je me rappelle un voyage en Provence où je lisais une histoire qui se passait à Arles et à Tarascon : plaisir redoublé d’arpenter des rues que j’avais imaginées en lisant. Je me souviens des Agatha Christie que j’ai dévorés à l’adolescence. Je me revois parcourir les rayons de la bibliothèque de l’Institut canadien de Québec, là où j’ai emprunté tant de livres, découvert tant d’écrivains. J’ouvrais les volumes, je les humais, je lisais la première phrase. J’ai encore la même manie dans les librairies aujourd’hui. Il y a des livres qui sentent si bon, qui dégagent une telle sensualité olfactive que le plaisir s’aiguise à seulement l’ouvrir, avant de lire la première lettre.
Douceur d’une couverture, texture du papier, odeur de l’encre, tous ces éléments s’additionnent au texte et le colorent immanquablement.
Et après, il y a l’histoire, la plongée dans un univers qui devient plus vrai que le nôtre, l’espace de quelques centaines de pages. Je me rappelle ces livres qu’on finit d’une traite, incapable de les lâcher, de les poser pour manger. Ces livres qui rendent « pas raisonnable », comme disait ma mère, ces livres auxquels on cède une partie de la nuit et du repos qu’on devait y puiser. Mais finir un livre à trois heures du matin parce qu’on ne pouvait pas s’endormir sans connaître la fin, quel plaisir !
S’installer dans un sofa moelleux, munie de thé, et ouvrir un gros livre en sachant qu’on va y accorder toute la fin de semaine. Retrouver un livre qu’on a aimé (ces Jane Austen, Emily Brontë, Rosamond Lehmann…) en cherchant autre chose dans sa bibliothèque, l’ouvrir et se surprendre à le feuilleter pendant une heure… pour finir par tout relire et être encore une fois éblouie.
Il y a les livres que nous n’oublions jamais parce qu’ils nous ont appris quelque chose de fondamental, ont éclairé une zone d’ombre en nous ou ont bouleversé à jamais notre façon de concevoir la vie. Il y a des livres qui nous font douter : de nous ou de l’auteur, ça dépend.
Mon plaisir de lire ne s’altère qu’à un seul moment, toujours le même : quand je suis en état d’écriture. Impossible de lire quand je crée, ma disponibilité est entièrement tournée vers l’écriture.
Maintenant, quand je pars écrire – je m’isole toujours –, j’apporte peu de livres : mes dictionnaires, de la poésie et les Carnets de Camus. Ces livres, je les ouvre au hasard, je me promène dans les pages et je laisse les passages s’imposer, me prendre par la main et m’entraîner un peu plus profondément dans mon chemin intérieur, celui qui mène au cœur.
N’était-ce pas exactement la raison d’écrire de Kafka ? « Un livre devrait servir de hache pour la mer de glace qui se trouve en nous. »
Celui qui ouvre un livre et s’y plonge est un être humain qui cherche aussi à briser la mer de glace. Nous avons besoin des livres autant que nous avons besoin de ces êtres humains. Et les uns ne vont pas sans les autres.