Société

Famille : choisir d’avoir un enfant à trois

Que faire lorsqu’on rêve d’avoir un enfant, mais que les circonstances de la vie ne le permettent pas ? On peut unir ses forces avec des personnes qui nourrissent le même désir… Et fonder un foyer qui sort de l’ordinaire : une famille à trois parents.

Difficile de savoir combien le Québec en compte. Ni le recensement ni les enquêtes populationnelles ne les ont dénombrées. Ces unions se présentent sous de multiples formes. Un couple gai qui conçoit un enfant avec une copine célibataire. Une bonne amie qui fournit un ovule à un couple hétéro infertile. Un trio polyamoureux qui élève sa marmaille.

Peu importe leur configuration, ces familles ont toutes un point commun : leurs membres se considèrent comme parents à part entière et agissent comme tels. Pas seulement comme un donneur de sperme ou une mère porteuse. Ce projet parental, ils le mûrissent et le vivent ensemble. Et ils voudraient maintenant que leur réalité soit reconnue. Ils réclament le droit d’inscrire sur l’acte de naissance de leur enfant les noms des trois parents. Ils déplorent que l’un d’eux demeure invisible aux yeux de l’État. Deux de ces familles ont bien voulu raconter leur histoire.

Deux mamans, un papa

Sabrine et Luc voulaient des enfants mais devaient composer avec l’infertilité. De son côté, Sefi était célibataire et craignait de ne jamais devenir mère. Ces amis de longue date ont inventé leur propre modèle.

Assise sur le parquet du salon, Sabrine Leblond-Murphy fouille dans une imposante poche de blocs Lego. « Mommy, donne-moi les roues ! » lance son fils Ivo, trois ans et demi, de sa voix flûtée. La tête penchée sur une création multicolore, il s’affaire à construire une flotte de voitures et d’avions avec son frère, Lior, de 10 mois son aîné.

Sur le canapé, leur père, Luc Mikelsons, et leur deuxième maman, Sefi Amir, rigolent devant leurs pitreries. Ivo, un petit châtain débordant d’énergie, court maintenant d’un bout à l’autre de l’appartement en faisant voler un avion. C’est un samedi matin ordinaire, pour une famille qui ne l’est pas.

Un sale coup du destin

Sabrine comprend très tôt qu’elle devra sortir des sentiers battus pour avoir des enfants. Alors qu’elle vient d’avoir 26 ans, une leucémie agressive change sa vie du tout au tout… Son médecin lui annonce que les traitements contre le cancer la rendront infertile.

Elle fait prélever plusieurs de ses ovules avant d’entreprendre les cycles de chimio. Luc et elle sont en couple depuis déjà trois ans. Ils font féconder les ovules in vitro et font congeler huit embryons. « Nous n’étions vraiment pas prêts à fonder une famille à ce moment-là », se souvient Sabrine. Après avoir survécu au cancer, elle ne recule devant rien et entreprend des études en médecine.

Huit ans plus tard, les amoureux, désormais dans la mi-trentaine, se sentent prêts à accueillir un bébé. Sefi, une amie proche, leur dit à la blague qu’elle pourrait être leur mère porteuse. « Au début, ce n’était pas sérieux. Mais on en a reparlé. Puis on a commencé à considérer ça comme une vraie option », relate Sabrine.

Sefi, alors âgée de 38 ans, entend le tic-tac de son horloge biologique. Elle a toujours rêvé de devenir maman. Elle réalise qu’à son âge, porter un fœtus pour ses amis ne lui laissera sans doute pas le temps d’avoir son propre enfant par la suite.

De plus, même avec huit embryons congelés, il n’y a qu’une chance sur deux que l’implantation fonctionne et qu’une mère porteuse puisse mener une grossesse à terme. Le couple veut tenter le coup, mais il cherche aussi une autre option.

Peu à peu, une idée germe…

Famille à trois parents

1. Les trois parents, quelques minutes avant l’accouchement. 2. Moment de complicité entre Sefi et Ivo. 3. Sabrine et ses garçons, en vacances, en Ontario.

Le début d’une nouvelle vie

Pour Sabrine, avoir un enfant qui porte les gènes de son conjoint – à défaut de porter aussi les siens –, c’est mieux que pas d’enfant du tout. Après plusieurs discussions avec Sefi, la décision est prise. « On a choisi d’avoir un bébé qui serait celui de Luc et Sefi sur le plan génétique, et dont on allait prendre soin à trois », dit Sabrine.

Pas question d’agir sur un coup de tête. Ils consultent une conseillère juridique et une psychologue, parlent de leur projet à leurs proches. Puis ils se lancent dans l’aventure de la pluriparentalité.

Sefi procède à quelques autoinséminations avec des échantillons de sperme de Luc. La méthode est simple et tout peut se faire à la maison. Elle tombe enceinte assez rapidement et la grossesse se déroule bien.

Le 26 octobre 2017, les trois futurs parents se rendent à l’hôpital pour une césarienne planifiée. Sur l’une des photos de cette journée inoubliable, ils sont tout sourires : Sefi installée sur une civière, Sabrine et Luc à ses côtés. Ils sont sur le point d’entrer en salle d’opération, vêtus d’uniformes stériles et de bonnets.

Plongées dans leurs souvenirs, les deux femmes regardent des photos l’oeil brillant en se remémorant les détails de l’événement. « J’ai eu de la chance que l’équipe médicale me laisse entrer au bloc opératoire, dit Sabrine. D’habitude, seul le père peut y aller ! »

Curieux, Ivo délaisse ses blocs et s’assoit entre ses mamans. « C’est le moment où ton grand frère est né », lui souffle Sabrine, en faisant défiler les images sur son téléphone.

À la sortie de l’hôpital, ils s’installent tous les trois chez Sefi pour un mois, le temps que chacun trouve ses marques. Ils alternent ensuite entre cet appartement et celui du couple, situé à proximité. Sefi doit rester auprès du nouveau-né pour l’allaiter, et ils souhaitent passer le plus de temps possible ensemble.

Même si chacun prend soin du bébé avec autant d’empressement et d’affection, ils doivent faire face à un choix déchirant au moment de remplir la déclaration de naissance. Pour protéger les droits de Sabrine, qui n’a pas de lien biologique avec le bébé, ils décident tous trois d’établir de façon officielle sa filiation avec lui. « Sabrine et moi sommes les parents légaux, explique Sefi. En cas de besoin, Luc pourrait faire la preuve de sa paternité avec un test d’ADN. »

L’arrivée du petit frère

En parallèle, le trio entreprend des démarches pour trouver une mère porteuse pour les embryons congelés. À ce moment, Sefi a près de 40 ans : les probabilités qu’elle puisse avoir un deuxième enfant après avoir récupéré de sa césarienne sont minces.

Sabrine, Luc et Sefi font donc appel à une agence qui les met en contact avec une Saskatchewanaise. Un premier transfert d’embryon est tenté… et cela fonctionne du premier coup.

Dix mois après la naissance de l’aîné, Ivo voit le jour. Cette fois, c’est Sabrine et Luc qui inscrivent leur nom sur l’acte de naissance.

Dès le départ, les trois adultes conviennent qu’ils élèveront les deux enfants ensemble. « Regarde, c’est toi avec ton grand frère ! » dit Sefi au cadet.

Sur la photo, elle allaite Lior tout en donnant un biberon au minuscule poupon qui vient d’arriver dans sa vie.

La bande vit aujourd’hui dans deux appartements mitoyens du quartier Mile-End, à Montréal. Les enfants dorment la moitié de la semaine chez Sefi et l’autre moitié chez Luc et Sabrine, ce qui ne les empêche pas de passer beaucoup de temps en famille. Ils mangent à la même table cinq soirs par semaine, font des sorties, jouent dehors, paressent en pyjama le dimanche matin.

Tout cela en faisant preuve de souplesse pour s’adapter aux horaires de chacun. Quand l’une travaille le soir (Sefi est copropriétaire de deux restaurants et d’une boucherie), les deux autres prennent la relève auprès des enfants. Sabrine, médecin, et Luc, designer graphique et programmeur, finissent en général leur journée plus tôt.

À la garderie, les deux garçons ne se sentent pas différents des autres. Un de leurs copains a deux papas. Ils sont donc très fiers de dire qu’ils ont un papa et deux mamans. Chacune a un surnom : « Mommy » pour Sabrine, et « Mama » pour Sefi. « Ils ne se trompent jamais, rigole cette dernière. Au début, ils reprenaient même Luc ! »

Les trois parents souhaitent maintenant que l’État fasse preuve d’ouverture. Au moment de faire les déclarations de revenus ou d’obtenir des services publics, cette famille d’un genre nouveau n’entre dans aucune case.

Ils font valoir que si un accident survient à Ivo au moment où Sefi s’occupe seule de lui, elle n’aura pas la reconnaissance légale pour prendre une décision médicale. Même chose si Luc est seul avec Lior, puisqu’il n’est pas le père aux yeux de la loi… Sans oublier l’aspect symbolique. « On veut simplement que les documents officiels reconnaissent ce qu’on ressent au fond de nos cœurs : que chacun est parent de ces deux enfants », conclut Sabrine.

famille à trois

Un clan pour un enfant

Sophie et sa conjointe, Dominique, avaient la même aspiration : être mères. Elles venaient d’entreprendre un processus de fertilité avec un donneur en clinique quand Eric, un ami, leur a confié son souhait d’avoir un enfant. Ils forment aujourd’hui une cellule unie autour de leur fils, Elliot.

Pourquoi avoir choisi la parentalité à trois ?

Dominique : Nos pères ont été très importants dans nos vies, à Sophie et à moi. Nous voulions un père présent pour notre enfant, même si nous étions un couple de femmes.

Sophie : Dominique a d’abord essayé une insémination maison avec un homme que nous connaissions, mais ça n’a pas fonctionné… Nous nous sommes donc tournées vers une clinique de fertilité et une banque de donneurs, même si ce n’était pas notre idéal.

Comment Eric s’est-il joint à votre projet familial ?

Eric : Sophie et moi, on se connaît depuis longtemps. J’étais un ami de son frère à l’époque. Comme elle est devenue comédienne, et moi, metteur en scène, on s’est recroisés dans des événements. Pour mes 40 ans, j’ai fait un voyage au Mexique. C’était l’heure des bilans. Il y avait un deuil que j’avais du mal à faire : celui d’avoir un enfant. J’ai écrit une lettre dans laquelle je disais que j’aimerais devenir père et je l’ai envoyée par courriel à plusieurs femmes de mon entourage, dont Sophie. Comme une bouteille à la mer.

Sophie : Je faisais du théâtre d’été à Saint-Jean-Port-Joli et Dominique était venue me rejoindre. Ce jour-là, il fallait sélectionner le donneur parmi nos cinq derniers choix. Nous étions sur le bord du fleuve quand j’ai reçu le courriel d’Eric. Je l’ai lu à Dominique.

Dominique : J’ai tout de suite dit : « On le rencontre ! »

Eric : Sophie m’a répondu qu’elle était bouleversée de recevoir ce message à ce moment charnière de sa vie. Je ne connaissais pas Dominique. À mon retour, on s’est rencontrés tous les trois. Une première fois, puis une deuxième. Et elles m’ont dit qu’elles étaient partantes.

Qui est la mère biologique d’Elliot ?

Sophie : Sur le plan professionnel, c’était plus facile pour moi d’être enceinte à ce moment-là. On s’est dit qu’on essaierait d’avoir un deuxième enfant par la suite et que Dominique le porterait. Même si Eric ne vivait pas avec nous, il a été très présent pendant la grossesse. Il a assisté aux échographies. Il était là lors de l’accouchement. Pendant que je poussais, Dominique se trouvait d’un côté et Eric de l’autre !

Comment se sont passés les débuts de votre pluriparentalité ?

Sophie : Depuis la naissance d’Elliot, on fait des activités ensemble. Au début, c’était Eric qui venait nous voir. Puis Elliot a commencé à aller chez lui la fin de semaine. À nos yeux, ce n’est pas une garde partagée. On forme un clan.

Dominique: Dès le début, on a convenu qu’Elliot serait au centre de nos décisions, quoi qu’il arrive. On a beau faire tous les plans possibles, la vie est longue et remplie d’imprévus.

Sophie : Elliot avait quatre ans quand on s’est séparées, Dominique et moi. On a alors décidé d’acheter des maisons mitoyennes, pour lui offrir une transition douce. On en a visité, des jumelés ! (Rires)

Dominique : On ne voulait pas déménager tant qu’on n’avait pas trouvé ce qu’on cherchait. Finalement, on a cohabité une année de plus. Puis on a acheté deux maisons situées côte à côte, à Longueuil.

Sophie : La semaine, Elliot vit chez moi, pour faciliter le suivi avec l’école. Dominique passe la soirée avec lui le mercredi. On se partage les week-ends. Son père le voit au moins une journée toutes les fins de semaine, avec nous ou à Mont-Saint-Hilaire, où il vit. Eric peut aussi arriver à l’improviste chez l’une ou chez l’autre, ou encore organiser une activité surprise.

Dominique : Elliot peut toujours venir chez moi en cas de besoin. En 10 ans, on a fait venir une gardienne juste une fois ! Pendant le temps des Fêtes, on passe du temps tous ensemble, avec la conjointe de Sophie, la mienne et le partenaire d’Eric. L’hiver, on fait des batailles de boules de neige. L’été, on va en camping. On a aussi fait des voyages en Californie et en Espagne.

Sophie : On s’aime énormément et on forme vraiment une famille. On s’est choisis et on se rechoisit chaque fois que ça fonctionne un peu moins bien. Ça ne peut pas être parfait, on est humains, après tout !

famille à trois

Eric Jean, Sophie Paradis, Dominique Joly, parents d’Elliot, 10 ans. Vacances en famille en Gaspésie. Elliot, tout en haut de la pyramide, est soutenu par ses trois parents et leurs conjoints.

Qui prend les décisions au sujet de votre fils ?

Sophie : On est tous les trois le noyau parental décideur-payeur. On se partage les frais pour les vêtements, le matériel scolaire, les activités parascolaires, les camps d’été, etc.

Eric : On a un fil de textos « Parents » pour discuter de ce qui concerne Elliot. Et un fil de textos « Famille », qui inclut mon conjoint et les conjointes des filles, pour l’organisation quotidienne, les sorties, la garde.

Quels seraient les principaux avantages de pouvoir légalement être parents tous les trois ?

Sophie : Cela garantirait à Elliot l’accès à ses trois parents, peu importe ce qui arrive. Sur le certificat de naissance, on n’a pu inscrire que deux noms, celui d’Eric et le mien. Le lien entre Elliot et Dominique n’est pas reconnu. On protégera toujours sa place auprès d’Elliot, mais cela repose sur la confiance.

Eric : Si Sophie ou moi décédons, cela risque d’être complexe pour Dominique de faire reconnaître qu’elle est la mère d’Elliot.

Dominique : Je ne peux pas faire tout ce qu’un parent a le droit de faire normalement. Comme le faire bénéficier de mes assurances collectives. Plusieurs organisations sont plus ouvertes, heureusement. Chez le dentiste, par exemple, je suis considérée comme sa deuxième mère. L’école a aussi accepté de m’inscrire comme troisième parent.

Eric : La direction a ajouté une ligne sur son formulaire !

Dominique : La société est rendue là. Au quotidien, je suis la deuxième mère d’Elliot. Mais légalement, je ne suis pas protégée.


Que dit la loi ?

Une famille ne peut pas compter plus de deux parents, selon le Code civil du Québec. Plusieurs provinces canadiennes reconnaissent pourtant l’existence des familles pluriparentales. La Colombie-Britannique a adopté une loi à cet effet en 2013. En Ontario, jusqu’à quatre parents peuvent être inscrits sur le certificat de naissance, et ce, depuis 2016. Et en 2020, la Saskatchewan leur a emboîté le pas. « Ce n’est pourtant pas la province la plus progressiste ! » lance Mona Greenbaum, directrice générale de la Coalition des familles LGBT+. Cet organisme québécois fait pression sur les élus de la province pour obtenir le même droit.

Le parent dont le statut n’est pas reconnu par l’État risque gros en cas de conflit. Un homme de Lanaudière ayant conçu un enfant avec un couple de lesbiennes en 2014 en a fait les frais au moment de la rupture des deux femmes. Ils se sont disputé la garde de la fillette jusqu’en Cour d’appel. Le juge l’a considéré comme un simple donneur de sperme et il a perdu accès à sa fille, même s’il en prenait soin depuis la naissance.

Mona Greenbaum ne peut s’empêcher de faire un parallèle avec la bataille menée par les parents de même sexe il y a 20 ans. « Le Québec a été un leader mondial lorsqu’il a reconnu les familles homoparentales en 2002. Pour les familles pluriparentales, il est en retard », dit-elle.

Les modèles familiaux évoluent plus rapidement que le droit. Chaque fois, les instances décisionnelles s’inquiètent des conséquences sur le développement des enfants, constate Isabel Côté, professeure au Département de travail social de l’Université du Québec en Outaouais. Familles adoptives, monoparentales, homoparentales ou recomposées, chacune a fait craindre le pire avant d’être acceptée, sur les plans social et légal. « L’enfant se développe bien si sa famille a un bon fonctionnement. La structure de cette dernière importe peu », affirme la chercheuse.

La réforme du droit de la famille en cours au Québec serait l’occasion de faire évoluer la loi, mais le ministre de la Justice, Simon Jolin-Barrette, semble peu enclin à le faire. En point de presse, il a répété à plusieurs reprises qu’une famille, c’était deux parents. Serait-ce une occasion manquée pour la société québécoise ?

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