Société

Femmes de génie

Métier non traditionnel, le génie? De moins en moins. Cinq ingénieures racontent pourquoi leur boulot est, assurent-elles, le plus tripant du monde.

Catherine Tremblay •42 ans •En couple, un enfant •Diplômée en génie civil en 1997 •Directrice principale de projets, Construction et Opérations à la société Les Ponts Jacques-Cartier et Champlain incorporée

Catherine Tremblay
•42 ans •En couple, un enfant •Diplômée en génie civil en 1997 •Directrice principale de projets, Construction et Opérations à la société Les Ponts Jacques-Cartier et Champlain incorporée

Un pilier du réseau routier

Nids-de-poule, effondrements de paralumes, ponts fissurés… Le réseau routier du Grand Montréal ne laisse aucun répit à Catherine Tremblay. À la tête d’une équipe d’une trentaine de personnes, l’ingénieure civile de 42 ans pilote depuis deux ans les travaux d’entretien et de réfection des ponts Champlain, Jacques-Cartier et Honoré-Mercier, et des autoroutes 15 et Bonaventure… Autrement dit, elle s’assure qu’on puisse rouler en toute sécurité ! « Je gère d’importants contrats et je veille à ce que les budgets et les échéanciers soient respectés », résume la directrice principale  de projets, Construction et Opérations à la société Les Ponts Jacques-Cartier et Champlain incorporée (PJCCI), à Longueuil.

Catherine Tremblay fait aussi le pont (sans mauvais jeu de mots !) entre nous, les usagers, et la société parapublique. Par exemple, pendant l’épisode de la « superpoutre » greffée au pont Champlain pour pallier une inquiétante fissure, en novembre 2013, on a appelé l’experte à commenter dans les médias l’état de santé du « malade ». Le contact avec le public lui a plu. « Les gens ont besoin d’être rassurés. C’est important de vulgariser les aspects techniques de notre travail. »

Chez les Tremblay, le génie est une affaire de famille. Le grand-père de Catherine était ingénieur civil, ses frères aînés sont ingénieurs mécaniciens. Au moment de la tuerie du 6 décembre 1989, l’un d’eux étudiait à Poly. Elle avait alors 16 ans. « J’ai toujours perçu cet événement comme un geste isolé de la part d’un gars mal dans sa peau. Ça ne m’a jamais découragée d’aller en génie. Et ça ne devrait décourager personne de le faire, au contraire ! » 

Partout où elle passe – que ce soit à l’Organisation internationale pour les migrations, au Guatemala, au début de sa carrière, à la firme d’ingénieurs-conseils RSW pendant 15 ans, et maintenant à la PJCCI –, Catherine Tremblay défend ses idées. Le plafond de verre ? « Plus tu grimpes les échelons, plus tu négocies avec des gens d’une autre génération. Les vraies décisions se prennent souvent en coulisses, autour d’une bière ou d’un déjeuner. » Heureusement, la culture commence à changer, se réjouit la maman d’un petit garçon de trois ans. « Dans l’équipe de direction, la parité est presque atteinte. Les hommes aussi ont des contraintes familiales. Plusieurs pères ont une garde alternée ou une conjointe qui travaille beaucoup. »

Maintenant qu’elle s’est taillé une place enviable, elle compte bien la garder. Pas question de se reposer sur ses lauriers. « Il faut le dire, le fait d’être mère représente un défi supplémentaire. Je ne sais plus combien de fois on m’a demandé si je projetais d’avoir un autre enfant. On ne pose jamais cette question aux gars ! » 

Caroline Boudoux •36 ans •En couple•Diplômée en génie physique en 2001, doctorat du Massachusetts Institute of Technology en 2007 •Professeure agrégée à Polytechnique, coprésidente et cofondatrice de Castor Optics, directrice du Laboratoire d’optique diagnostique et d’imagerie (LODI)

Caroline Boudoux
36 ans •En couple•Diplômée en génie physique en 2001, doctorat du Massachusetts Institute of Technology en 2007 •Professeure agrégée à Polytechnique, coprésidente et cofondatrice de Castor Optics, directrice du Laboratoire d’optique diagnostique et d’imagerie (LODI)

Le génie comme tremplin

Le génie physique, Caroline Boudoux « en mange ». Et sa passion pour cette matière infiniment complexe est virale. Dans le Laboratoire d’optique diagnostique et d’imagerie qu’elle a créé à l’École polytechnique de Montréal, en 2007, la professeure de 36 ans a mobilisé sa petite équipe pour mettre au point une fibre optique aussi fine qu’un cheveu. La particularité de cette dernière : elle conduit une grande quantité de lumière dans le corps humain pour en éclairer les tissus. Un coupleur optique restitue ensuite l’image captée. Mine de rien, cette technologie est en train de révolutionner l’endoscope – appareil que l’on introduit dans les cavités du corps pour les examiner – en réduisant son diamètre. « Mon but est de mettre l’optique au service de la médecine », explique la chercheuse, qui se donne deux ans pour voir l’instrument gagner les hôpitaux.

Déjà, le prototype jouit d’une visibilité inestimable grâce à l’équipementier américain ThorLabs, qui s’occupe de la fabrication et de la distribution. Castor Optics, l’entreprise mise sur pied par Caroline en 2013, et installée dans l’Incubateur J.-Armand-Bombardier, à Polytechnique, assure le développement des activités.

Professeure, chercheuse, entrepreneure, Caroline Boudoux est un beau modèle pour ses étudiantes (18 filles pour 51 garçons dans son cours de première année). Plusieurs affirment d’ailleurs qu’elle leur donne le goût de se lancer en affaires. Par son image, elle les incite aussi à assumer leur féminité. Parce qu’elle tranche avec le cliché du « scientifique fou » en sarrau. Parce qu’elle a fait le pari d’être elle-même. « Quand je marche dans les corridors avec mes talons, tout le monde sait que c’est moi », dit-elle en recoiffant sa longue chevelure.

Élevée en banlieue sud de Québec par une mère pharmacienne et un père ingénieur forestier, elle n’envisageait pas le génie comme choix de carrière. Elle n’avait même jamais entendu parler d’une « école d’ingénieurs ». Jusqu’au 6 décembre 1989. Elle avait 11 ans. « Ce soir-là, ma mère a dû m’expliquer que des gens percevaient le rôle de la femme et de l’homme différemment. » Bien plus tard, devant les aptitudes en physique de sa fille unique et son penchant pour la médecine, le père de Caroline l’a aiguillée vers le génie physique, qui concilie les deux. « Le défi, c’est de faire connaître la profession pour les bonnes raisons. Si quelqu’un a envie de redonner à la société, difficile de penser à une profession ayant plus de portée. »

Elle rêve que toutes les jeunes filles découvrent cette profession « formidable, enrichissante et accessible ».

Michelle Otis •Mariée, deux filles, trois petites-filles •Diplômée en génie unifié, option électrique en 1978 • Chef, Encadrements, structures et automatismes, Hydro-Québec Julie Michelle-Fortin • 32 ans • En couple, trois enfants • Diplômée en génie de la construction en 2006. Termine une maîtrise en gestion des infrastructures urbaines • Ingénieure de projets, projets majeurs, Ville de Sherbrooke

Michelle Otis : Mariée, deux filles, trois petites-filles •Diplômée en génie unifié, option électrique en 1978 • Chef, Encadrements, structures et automatismes, Hydro-Québec
Julie Michelle-Fortin : 32 ans • En couple, trois enfants • Diplômée en génie de la construction en 2006. Termine une maîtrise en gestion des infrastructures urbaines • Ingénieure de projets, projets majeurs, Ville de Sherbrooke

Ingénieures de mère en fille

Telle mère, telle fille ? Enfant, Michelle rêvait de percer les mystères de l’électricité. Quelque 25 ans plus tard, Julie, 5 ans, démontait ses jouets pour voir « comment ça marche ».

Quand Michelle est devenue ingénieure en 1978, la profession comptait 1,8 % de femmes. Aujourd’hui, c’est 13,6 %. Pourtant, elles insistent toutes les deux : non, les ingénieures n’exercent pas un métier « non traditionnel ».

Le génie ne pose pas de défi particulier pour elles, assure Michelle. Garçons et filles ont les mêmes possibilités. « Même à mes débuts, je n’ai pas senti de sexisme. On juge un ingénieur à ses capacités techniques. Si tu peux faire tes preuves sur ce plan, on va t’accepter. » Elle souhaite que la proportion de femmes augmente encore. Pas pour atteindre mordicus le fameux 50 %. « Mais parce que c’est tellement intéressant ; il faudrait que plus de filles en profitent… »

Au fil des ans, Michelle Otis a travaillé en conception, en production, en enseignement (« Un horaire plus pratique quand on a de jeunes enfants ! »). Aujourd’hui, à Hydro-Québec, elle gère une équipe d’une vingtaine de personnes.

Julie-Michelle, elle, peaufine un axe routier majeur qui devrait voir le jour l’an prochain, à Sherbrooke. Boulevard de 4,75 km, carrefour giratoire, piste multifonctionnelle… un gros projet doté d’un budget de 50 millions de dollars.

En marge de son travail, elle termine un programme de maîtrise en gestion des infrastructures urbaines. « Le génie urbain tient compte des facteurs humains, de l’environnement, du développement durable. Ça change tout. Il faut aller vers le compromis, inclure l’humain, l’intangible. Il ne s’agit plus de percer une route ou de construire un pont mais de fabriquer un milieu de vie pour les gens. Et ça, conclut-elle, c’est absolument fascinant. »

Valérie Léveillé •35 ans •En couple, un enfant (et un autre en route) •Diplômée en génie chimique en 2002 •Directrice de l’ingénierie chez Shell Cansolv

Valérie Léveillé
35 ans •En couple, un enfant (et un autre en route) •Diplômée en génie chimique en 2002 •Directrice de l’ingénierie chez Shell Cansolv

Une écolo chez Shell

Valérie Léveillé déteste les mathématiques. Mais, écologiste convaincue, elle ne se voyait pas passer sa vie à juste parler d’environnement. Elle voulait faire partie de la solution, comme elle dit. Quand elle a appris qu’il existait une spécialisation environnement en génie chimique, elle s’est décidée à prendre les maths par les cornes. Et ne l’a jamais regretté.

En 2002, elle est entrée chez Cansolv, petite entreprise spécialisée dans le
développement de solvants organiques conçus pour capter le dioxyde de soufre (une des sources de pluies acides) ou le dioxyde de carbone (principal gaz responsable du réchauffement climatique) rejetés par les usines. « Je contribue à créer la solution tangible qui donne un résultat mesurable, dit-elle. C’est ma participation au grand défi que nous pose l’environnement. »

Au fil des ans, elle a touché à tout. La recherche-développement, les ventes, l’ingénierie. Son travail l’a fait voyager aux États-Unis, en Europe, en Afrique du Sud, en Inde, en Chine… Aujourd’hui  directrice de l’ingénierie chez Shell Cansolv – la petite entreprise a été achetée par la grande pétrolière –, Valérie Léveillé est un peu plus casanière, le temps que pousse sa jeune famille. Elle dirige une équipe de huit ingénieurs chargée de livrer la technologie aux clients.

« C’est la beauté de mon métier, dit-elle. Travailler en labo, en usine ou dans un bureau ; ici ou à l’étranger ; voyager ou non. Il y a tellement de possibilités ! C’est aussi un domaine de défis qui permet de se dépasser constamment. »

Un boys’ club, le génie ? Pas en génie chimique en tout cas, programme qui, à l’École, compte presque autant de garçons que de filles, dit-elle. Et même dans les usines où elle était la seule femme, Valérie dit n’avoir jamais vécu de difficultés particulières.

« Mais bien sûr, plus on monte dans la hiérarchie, moins nous sommes nombreuses », admet-elle. Parce que, soupçonne-t-elle, c’est en général dans la trentaine que les employés susceptibles d’avancer sont ciblés. Or, c’est l’âge où les femmes font des pauses, histoire de fonder leur famille. « C’est le prochain défi à relever, en génie comme ailleurs, pour l’atteinte de l’équi-libre hommes-femmes, dit-elle. Et je crois que beaucoup de sociétés sont sensibles à la question. Elles veulent favoriser l’épanouissement des talents féminins, parce qu’il a été prouvé qu’une équipe où elles prennent leur place est plus efficace. »

« C’est donc, ajoute-t-elle, une époque idéale pour une fille qui songe à se lancer… » 

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