C’est quoi l’idée ?
Il fait -15°, la nuit tombe à 16 h. La campagne est noire et blanche, la ville, grise et drabe. L’hémisphère au complet a le rhume de cerveau et le moral dans les talons. Et nous, pour s’égayer un peu, on se promène attifées de noir (ou à la rigueur de gris foncé), depuis la tuque jusqu’aux Ugg. Seules taches de couleur : notre teint (vert) et notre solde de carte de crédit (rouge).
« Anciennement, on se préparait pour l’hiver comme pour la guerre », dit Luc Breton. Autodidacte, ce Montréalais a passé sa vie à fouiller la relation que nous avons avec nos fringues et travaille aujourd’hui en analyse du comportement vestimentaire. « Maintenant, grâce aux fibres performantes, les vêtements sont légers et nous avons des bottes chaudes. Mais on marche encore le dos courbé, la tête enfoncée dans les épaules, les doigts recroquevillés dans les mitaines. » Bref, on n’a pas le cœur au folichon. Et on s’habille en conséquence.
Certes, il y a des exceptions. Comme le manteau rose que porte cet hiver une de mes amies. Bon, ce n’est pas l’idéal pour pelleter l’entrée… Mais s’il n’y avait que l’aspect pratique, tout le monde se baladerait en gris moucheté, parfait pour dissimuler les taches de gadoue. Il y a donc une autre réponse à cette manie du noir mur à mur de novembre à avril. Mais quoi ?
« Il y a plein de raisons », dit la psychologue Kate Nightingale, qui sait de quoi elle parle : d’abord, elle est née et a grandi en Pologne, pas trop réputée pour ses folies vestimentaires, et elle vit à Londres, aux hivers encore plus déprimants que les nôtres. Et son entreprise, Style Psychology, aide les personnes et les organisations à se donner un look qui leur ressemble. « Beaucoup d’animaux, du renard arctique sur sa banquise au lion dans sa savane, essaient de se fondre dans le paysage, dit-elle. Question de survie. Bien sûr, nous n’avons plus à nous protéger des prédateurs, mais il nous reste un fond de cet instinct de camouflage. » Ce qui justifierait que la mode d’automne affectionne les bruns, les rouilles, les ocres, les moutardes…
Et puis, poursuit-elle, nous sommes des animaux sociaux ; nous avons besoin des autres pour survivre. « Or, quelqu’un qui se distingue trop du groupe est vu comme un étranger, voire comme une menace. Ce n’est pas la bonne stratégie pour se créer un réseau de soutien. Mieux vaut se fondre dans la foule. » Voilà comment la science explique qu’on voie si peu de doudounes jaune serin à l’épicerie…
« Une couleur vive révèle davantage la personnalité, ajoute Françoise Dulac, sociologue qui a longtemps enseigné à l’École supérieure de mode de Montréal. Mais la plupart des gens préfèrent ne pas trop s’afficher. Et puis, la couleur, c’est compliqué. On peut aller au bureau avec un pantalon ébène quatre jours de suite sans que personne le remarque. Mais pas avec un veston rouge. D’ailleurs, de plus en plus, on tend vers le neutre toute l’année. »
« Un manteau d’hiver, des bottes, ça coûte cher, dit Sophie St-Laurent, notre directrice mode. On choisit donc cette couleur indémodable, anti-gaffe, toujours dans le ton. C’est d’ailleurs l’uniforme dans l’industrie de la mode. Ces gens qui passent leur vie en avance d’une saison sur tout le monde en arrivent souvent à cette solution. C’est le forever stylish. »
Ça n’a pas toujours été comme ça. Jusqu’au début du 20e siècle, le noir était réservé au deuil, rappelle Françoise Dulac. « Quand Coco Chanel a présenté sa petite robe noire, en 1926, le couturier Paul Poiret a même décrété que ça faisait “pauvre”. Puis nous avons apprivoisé l’idée, et c’est devenu une marque d’élégance. » Je veux bien, mais toujours et partout ?
On peut être pratique et mettre un coup d’énergie et de lumière dans ses hivers, non ? Moi, en tout cas, je me suis offert des gants et une écharpe d’un rouge éclatant. C’est peut-être mon imagination, mais il me semble que ça donne de l’élan pour franchir la piscine de sloche au coin de la rue.
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