Société

Le Garde-manger pour tous

« Ventre affamé n’a point d’oreilles », dit le dicton. C’est pourquoi Le Garde-manger pour tous offre des repas aux écoliers des milieux défavorisés.

Ghislaine Théoret adore faire la popote. En vacances, ses chambres d’hôtel sont toujours pourvues d’une cuisinette. « J’aime bien cuisiner, mais j’aime encore mieux manger. J’ai peut-être un peu exagéré dernièrement… », déclare cette boute-en-train de 58 ans en tapotant son petit ventre.

Pourtant, à toutes les rentrées scolaires, quand Ghislaine visite quelques-unes des écoles les plus pauvres de l’île de Montréal, elle perd l’appétit. « Je regarde ce que ces petits ont comme lunch. Certains n’ont rien du tout. D’autres n’apportent que des biscuits soda ou un sac de chips et un Coke. J’ai aussi vu des sandwichs aux œufs avec les coquilles pilées dedans. »

Parmi les enfants qui fréquentent les établissements de la Commission scolaire de Montréal, 53 % viennent de milieu défavorisé. La plus grande concentration de pauvreté au Québec. La Commission scolaire English-Montréal, dont 35 % des élèves vivent dans de telles conditions, occupe le deuxième rang.

Lorsqu’elle regarde ces chiffres, dans son bureau du Centre-Sud de la métropole, Ghislaine sait qu’elle a fait le bon choix. Il y a 15 ans, elle a décidé de ralentir ses activités professionnelles – elle est notaire – afin de consacrer la moitié de son temps à diriger le Garde-Manger pour tous. Cet organisme communautaire fournit chaque jour, de la mi-septembre à la fin juin, 2 800 repas chauds à 18 établissements du primaire parmi les plus démunis de l’île de Montréal.

Procurer un repas quotidien équilibré aux écoliers est l’un des meilleurs moyens de favoriser la réussite scolaire. « Un jeune qui a faim n’est pas disposé à apprendre quoi que ce soit, souligne la directrice. On repère tout de suite, à leur regard absent, ceux qui entrent en classe le ventre vide. Ce sont eux qui sont les plus susceptibles de décrocher au secondaire. Le cercle de la misère est particulièrement vicieux. »

Passer à l’ action

Ghislaine Théoret, elle, n’a jamais connu la faim. Elle a grandi dans une famille aimante et a tiré profit de ses années d’études en obtenant un baccalauréat en droit de l’Université de Montréal. « L’éducation, ça ouvre l’esprit et le cœur. »

En tant que notaire, elle a servi plus de 35 000 clients. Autant de découvertes enrichissantes pour cette femme qui « aime le monde ». Ce n’est que dans la quarantaine qu’elle a éprouvé la vague impression d’avoir fait le tour du jardin.

« Être notaire, c’est être un témoin, celui du consentement entre deux personnes, par exemple. J’ai réalisé que je ne voulais pas être seulement un témoin dans la vie. Je voulais aussi être un acteur. J’avais besoin d’opérer un virage. »

À cette époque, une cliente lui parle d’un organisme communautaire affrontant de graves problèmes financiers. Ghislaine Théoret ne fait ni une ni deux. Elle bichonne son curriculum vitæ et va rencontrer le conseil d’administration. Le président du CA tombe à genoux : enfin, le Sauveur ! Un « sauveur » qui perdra vite son auréole… Dès sa première journée au boulot, la nouvelle directrice générale se heurte à un obstacle. « Les employés m’ont vue venir avec mes gros sabots et m’ont fait comprendre qu’ils pouvaient très bien se débrouiller tout seuls. C’était le choc de deux cultures. » Elle qui s’attendait à se sentir comme un poisson dans l’eau dans « le communautaire » !

Le dynamisme et le grand cœur de la nouvelle patronne sauront vaincre les résistances des employés. « Ils ont compris que je tenais à cet organisme autant qu’à mon travail de notaire. » Et après tout, la situation était critique. Il fallait se retrousser les manches et dénicher 70 000 $ au plus vite, sans quoi le Garde-Manger pour tous aurait été forcé de fermer boutique dans les semaines suivantes.

Une machine bien rodée

Quinze ans plus tard, Ghislaine Théoret n’a plus rien à prouver aux 150 employés, dont 20 travaillent toute l’année dans les bureaux de l’organisme. Quand la patronne se pointe dans la cuisine du Garde-Manger, installée dans le sous-sol d’une ancienne polyvalente de Pointe-Saint-Charles, les cuisinières, les nutritionnistes et les plongeuses l’accueillent le sourire fendu jusqu’aux oreilles.

Dans le bruit des malaxeurs – dotés d’une capacité égale à celle d’une petite baignoire – les opérations sont réglées au quart de tour. Il règne ici un régime quasi militaire. Ainsi, la préparation d’un pâté chinois servi à 2 800 personnes prendra trois jours : cuire la viande, les pommes de terre, ajouter le maïs… Les portions sont savamment mesurées. Une différence de 10 cents par assiette fera grimper la note de 40 000 $ au bout de l’année.

Chaque repas, composé des quatre groupes alimentaires, est équilibré. Et toutes les recettes sont approuvées par les nutritionnistes des commissions scolaires. « Beaucoup d’éducation peut se faire autour d’un plat. Il y a 15 ans, ça arrivait qu’un enfant regarde le brocoli dans son assiette et demande ce que c’est. On n’entend plus cette question aujourd’hui. »

La logistique implacable de la distribution des repas n’a rien à envier à celle de la cuisine. Chaque matin, d’immenses plateaux de pâté chinois, de lasagne, de tacos au poulet sont glissés dans de grands thermos et chargés dans quatre camions qui prendront le chemin des écoles. Ailleurs, les repas sont servis dans un sous-sol d’église ou l’une des casernes de pompiers du coin. Les employés du Garde-Manger pour tous s’occupent alors du service et même de la surveillance.

Dans le rouge

Pour chaque repas servi, le Garde-Manger pour tous reçoit 3,50 $ (Commission scolaire de Montréal) ou 3,25 $ (Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys). Il demande aux parents 50 cents par repas.Quelques-uns sont incapables de payer les 10 $ par mois que cela représente… On passe alors sous silence ces défauts de paiement.

Profiter d’un repas subventionné embarrasse-t-il les jeunes ? « Non, répond vivement Ghislaine Théoret. C’est un milieu où règne la pauvreté, alors aucun d’eux ne peut se payer le luxe de lever le nez sur un autre. On n’est pas dans cette dynamique-là. »

Pourtant, Jennifer est manifestement gênée quand on l’interroge sur les repas dont bénéficie son fils de huit ans dans une école du quartier Centre-Sud de Montréal. À 27 ans, cette maman de deux enfants peine à joindre les deux bouts avec le salaire minimum qu’on lui verse dans un hôtel du centre-ville. « Mon garçon est loin d’être seul dans cette situation. C’est pareil pour tous ses amis. Mais il serait bien plus fier s’il apportait son lunch. »

Malgré les contributions des commissions scolaires et des parents, le Garde-Manger pour tous se trouve chaque année devant un déficit de 400 000 $. Tous les ans, Ghislaine Théoret doit donc reprendre son bâton de pèlerin. Elle organise des campagne de financement et des dîners d’affaires. « J’emmène mes invités dans des écoles où ils mangent le même repas que les enfants. Ça rend très concret ce qu’on fait sur le terrain. »

Dans le but d’arrondir les fins de mois, le Garde-Manger pour tous offre aussi un service de traiteur à des établissements scolaires de milieux nantis, comme Mont-Royal. La vente de 500 repas par jour permet de dégager un léger profit. C’est un filon que la directrice générale souhaiterait exploiter davantage. « Il faudrait toutefois rendre la cuisine plus performante », explique-t-elle en montrant du doigt un vieux lave-vaisselle industriel. Elle rêve de le remplacer, mais devra d’abord trouver les 25 000 $ nécessaires à l’achat d’un nouveau modèle.

Les donateurs ont beau être généreux, il vient un moment où elle craint que le plancher ne se dérobe sous ses pieds. « Des semaines, je n’ai pas assez d’argent pour la prochaine paie. »

Heureusement, il se produit toujours un miracle. Un don inattendu de 5 000 $ remis par une entreprise ou un particulier. « Ça redonne la foi. Je ne suis pas religieuse, mais j’ai appris à faire confiance à la vie. » Un sacré revirement chez une notaire qui voulait contrôler tout son travail dans les moindres détails. « J’ai appris à lâcher prise. C’est un cadeau que je me suis offert. »

3 000 kilos de bouffe

En plus de fournir des repas aux jeunes qui ont faim, le Garde-Manger distribue 3 000 kilos de nourriture par jour à 23 organismes, dont des refuges pour femmes battues, des paroisses et des centres de la petite enfance. Ces dons proviennent de la banque alimentaire de Moisson Montréal.

Le Garde-Manger pour tous s’occupe aussi de réinsertion sociale. Des décrocheurs travaillent à la distribution des repas et comme surveillants, sous la supervision d’une intervenante psychosociale. « Je me souviens d’un homme qui taillait les portions pour les mettre dans les assiettes et qui ne levait jamais les yeux. Ça m’a pris trois ans avant de croiser son regard. Il a fini par reprendre confiance, développer des habiletés qui l’aideront peut-être à se sortir de la misère. » Un petit exploit qui n’aurait pas été possible dans un autre milieu de travail. « Ça prend beaucoup, beaucoup patience. Et beaucoup d’amour. »

Ça tombe bien, Ghislaine en a à revendre. « Je crois en l’être humain. C’est vrai qu’on peut y voir le pire comme le meilleur. Je choisis de voir le meilleur. Ça m’aide à mieux dormir le soir. »

Le Garde-Manger pour tous soulignera en 2010 son 25e anniversaire. Mais Ghislaine Théoret refuse de parler de célébration. « En 25 ans, on est passé de 300 à 2 800 repas par jour, servis à des petits qui vivent dans la faim. Peut-on vraiment fêter ? On peut seulement constater. »


 

La fin de la faim

La faim est plus répandue qu’on ne le pense. Entre 2007 et 2008, le pourcentage de familles québécoises qui recourent aux banques alimentaires est passé de 22 % à 31 %. Et 36 % des Québécois qui ont faim sont des enfants.

Le Garde-manger pour tous leur vient en aide, en assurant à 2 800 élèves du primaire un repas chaud par jour. Voici d’autres organismes qui mettent la main à la pâte.
Centre éducatif communautaire René-Goupil
Chic Resto POP
Club des petits déjeuners du Québec
La Corbeille Bordeaux-Cartierville
La Maisonnette des parents
Maison des jeunes par la grand’porte 514 721-1747
Fourchettes et Cie, Cuisine communautaire
P.E.Y.O
Projet 80
La Relance jeunes et familles
Les ateliers cinq épices

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