Escarpins, tailleur noir, chemisier lilas et boucles d’oreilles assorties, Bertha Dlamini arrive au volant de sa décapotable. Aucun élément de son look n’est laissé au hasard. À 33 ans, elle est à la tête de l’agence de communication qu’elle a lancée en 2006. Les affaires vont bien et elle emploie maintenant six personnes. Pas mal pour une fille qui a grandi dans un bantoustan – région attribuée à la population noire durant l’apartheid. C’est une réussite remarquable, comme on en voit de plus en plus en Afrique du Sud.
« Ma famille accordait une grande importance à l’éducation. Ce sont les économies de ma mère qui m’ont permis d’aller dans une école privée. » La jeune femme a étudié en marketing à l’Université du Cap et travaillé pendant plusieurs années dans différentes entreprises. « Des jobs passionnants, mais j’avais envie de lancer ma propre boîte, de gérer mon temps et de toucher le salaire auquel j’aspirais. »
Bertha fait partie de ces jeunes Noirs ambitieux qui affichent leur prospérité à coup de grosses voitures et de vêtements coûteux. On surnomme cette classe moyenne noire en émergence les Black Diamonds (diamants noirs). La démocratie, qui a succédé à l’apartheid en 1994, leur a permis de mener une vie et une carrière dont leurs parents n’auraient même pas pu rêver.
Il existait déjà une petite classe moyenne noire pendant l’apartheid, mais la situation actuelle est bien différente, selon John Simpson, directeur de l’Unilever Institute of Strategic Marketing de l’Université du Cap. « Les Noirs reçoivent aujourd’hui une meilleure éducation et peuvent facilement entrer sur le marché du travail. Les restrictions concernant l’ouverture d’un commerce ont été abolies... Ils ont plus d’assurance et osent se lancer. Ils veulent avoir un certain style de vie qui leur paraît désormais accessible », dit-il.
Cet enrichissement n’est plus limité à une petite élite très qualifiée. Fonctionnaires, employés et entrepreneurs noirs ont bénéficié des politiques de discrimination positive (voir l’encadré page 48) mises en place par le gouvernement. Mais, dans un pays où le taux de chômage officiel atteint 25 %, ils ne représentent qu’une infime partie de la population. Selon les chiffres qu’on avance le plus souvent, la classe moyenne constituerait un peu moins de 10 % de la communauté noire, soit trois millions de personnes.
Définir les Black Diamonds est compliqué, estime Marius Roodt, chercheur à l’Institut sud-africain des relations interraciales. « Souvent, explique-t-il, on qualifie ainsi ceux qui gagnent plus de 6 000 rands (822 $) par mois. Avec un tel salaire, on est loin d’être à l’aise, même si on échappe à la misère. À côté de ça, il y a des gens très riches qui n’appartiennent plus à cette nouvelle classe moyenne. Il est donc très difficile d’avoir des statistiques fiables. »
Bertha gagne plus de 54 000 rands (7 400 $) par mois. « Je peux m’offrir des vêtements de qualité, partir en week-end quand je veux, fréquenter de bons restaurants... Ma vie ne ressemble pas à celle de ma mère, qui ne pouvait pas se permettre d’extras. »
Des barrières sont tombées. Beaucoup de Noirs habitent des quartiers qui leur étaient fermés et pratiquent des activités autrefois réservées aux Blancs. Bertha, pour sa part, s’entraîne, fait du Pilates, suit un cours de salsa et... apprend à nager. « Quand j’étais enfant, les piscines se trouvaient toutes dans les quartiers blancs », rappelle-t-elle.
La plupart de ces Black Diamonds manifestent toutefois un réel attachement à leur culture africaine. Linda Mpuru est employée chez Fluor, une multinationale du domaine de la construction, où elle veille à l’application des politiques gouvernementales de discrimination positive. Cette femme de 38 ans vit à Sandton, quartier des affaires de Johannesburg, dans une grande villa avec piscine, à l’abri des curieux. Mais à la première occasion, elle emmène ses quatre enfants passer l’après-midi dans le township de Moletsane où elle est née. Garé devant la modeste maison familiale, son rutilant véhicule crée un contraste saisissant (mais de plus en plus fréquent en Afrique du Sud). « Les enfants pratiquent beaucoup d’activités parascolaires, mais je tiens à les emmener ici le plus souvent possible, explique-t-elle. Je veux préserver le lien qui les unit à leur famille et à leur culture. »
La classe moyenne noire a vu le jour grâce notamment au Black Economic Empowerment (BEE) – qu’on peut traduire par montée de la puissance économique des Noirs –, pratiqué depuis 1994 dans la fonction publique et les entreprises.Ce concept sud-africain se justifie en raison des inégalités sociales créées par l’apartheid. Le BEE est une discrimination positive en faveur des populations jadis défavorisées (Noirs, Métis, Sud-Africains d’origine indienne ou chinoise), mais aussi des femmes et des handicapés. Il repose sur un système de points complexe. Les entreprises se voient attribuer une note en fonction du nombre de leurs employés ou actionnaires qui répondent aux critères du BEE. Cette note a une importance déterminante dans les appels d’offres et autres processus d’attribution des marché.
Les filles de Linda Mpuru parlent couramment l’anglais et le sotho, l’une des 11 langues officielles du pays. L’aînée, Mawatle, 15 ans, apprend aussi le zoulou et le français. « Leur génération est beaucoup plus ouverte que la nôtre. Si, tout comme elles, j’ai étudié dans une école privée, à l’époque, nous n’étions qu’une dizaine d’enfants noirs. Et c’était parfois très difficile. Certains professeurs avaient même des réactions racistes. Mes filles ont des amies blanches, indiennes... Et la possibilité de devenir ce qu’elles veulent. »
Autour des plats traditionnels servis sur la table du salon, Linda et sa cousine Lindi évoquent des souvenirs d’enfance. « Cette maison appartenait à ma grand-mère. Elle tenait un shebeen, bar clandestin, et il y avait toujours des buveurs dans le salon. Ma famille habitait ici, et je devais m’enfermer dans la chambre pour étudier. Sans électricité, on s’éclairait à la bougie », raconte Lindi, qui a décroché un diplôme en gestion des ressources humaines dans un institut d’études supérieures.
Aujourd’hui, Lindi et son mari, Mike, dirigent une agence immobilière qui compte 11 employés. « J’ai débuté en faisant l’acquisition de meubles à bas prix lors de ventes aux enchères. Le bénéfice obtenu à la revente m’a permis d’acheter des voitures, puis des maisons », relate Mike Sechabela. Ces ventes aux enchères où sont proposés les biens saisis par les banques abondent en Afrique du Sud. La classe moyenne vit à crédit, et souvent au-dessus de ses moyens, ce qui la rend très fragile.
Le crédit a été l’un des moteurs qui ont poussé cette classe aisée de Noirs à grandir, d’après John Simpson de l’Université du Cap. « Si les Black Diamonds n’avaient pu emprunter, ils n’auraient pas pu investir et atteindre ce niveau de vie. Toutefois, à cause de la récession, ceux qui sont incapables de rembourser leurs dettes sont nombreux. Heureusement, on remarque aussi l’augmentation du nombre de ceux qui gèrent mieux leurs finances qu’il y a quelques années. »
Beaucoup de Sud-Africains doivent composer avec une autre difficulté : quand ils s’en sortent, ils doivent partager leur prospérité avec le clan familial. Comme Bareng Huma qui, à 33 ans, gagne plutôt bien sa vie. Elle aime s’habiller, changer de coiffure et fréquenter les bars branchés de Johannesburg. Malgré tout, elle doit garder les pieds sur terre, souvent par nécessité. « Certains membres de ma famille pensent que j’ai beaucoup d’argent. Alors ils me demandent de l’aide. Quand on peut le faire, c’est normal de donner un coup de main à ses parents qui vieillissent ou de financer les études des plus jeunes », dit-elle. Mais elle a dû imposer ses limites parce qu’on la sollicitait sans arrêt. Quand on lui demande si elle se considère comme un « diamant noir », Bareng sourit. « Un jour peut-être, répond-elle. Mais le fait que plusieurs personnes comptent sur moi a retardé la réalisation de mes propres rêves. »
Même si les obstacles ne manquent pas et que la société reste très inégalitaire – près d’un habitant sur deux vit sous le seuil de pauvreté –, l’Afrique du Sud peut néanmoins, tout comme Bareng, se permettre enfin de rêver.
Instruites, pleines d’assurance et autonomes sur le plan financier, les femmes qui font partie des Black Diamonds s’affirment de plus en plus. Le système de discrimination positive qui favorise l’emploi des Noirs – mais aussi celui des femmes – fait évoluer la dynamique sociale. Chez un grand nombre de couples de la classe moyenne noire, ces dernières gagnent plus de la moitié des revenus du ménage. « Beaucoup de femmes disent que leur salaire leur permet d’influencer les décisions concernant les dépenses, pas seulement à l’épicerie, mais les plus importantes, comme l’achat d’une maison, d’une voiture... » peut-on lire dans un rapport d’étude de l’Unilever Institute of Strategic Marketing de l’Université du Cap. On y note que 8 participantes sur 10 pensent que ce sont les femmes qui assureront le futur développement de l’Afrique du Sud. Linda Mpuru, 38 ans, en témoigne. « La plupart des femmes mariées de ma génération s’occupent des enfants et gèrent les affaires familiales, dit-elle. Une ère nouvelle vient de commencer, et les hommes ignorent comment s’y adapter. Certains éprouvent de l’amertume parce que leur épouse gagne plus qu’eux. »
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